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Chapitre XX. Les Lettres anonymes



 

Do not give dalliance

Too much the rein : the strongest oaths are straw

To the fire i ’ the blood.

 

TEMPEST.

 

Comme on quittait le salon sur le minuit, Julien eut le temps de dire à son amie :

 

– Ne nous voyons pas ce soir, votre mari a des soupçons ; je jurerais que cette grande lettre qu’il lisait en soupirant est une lettre anonyme.

 

Par bonheur, Julien se fermait à clef dans sa chambre. Mme de Rênal eut la folle idée que cet avertissement n’était qu’un prétexte pour ne pas la voir. Elle perdit la tête absolument, et à l’heure ordinaire vint à sa porte. Julien qui entendit du bruit dans le corridor souffla sa lampe à l’instant. On faisait des efforts pour ouvrir sa porte ; était-ce Mme de Rênal, était-ce un mari jaloux ?

 

Le lendemain, de fort bonne heure, la cuisinière, qui protégeait Julien, lui apporta un livre sur la couverture duquel il lut ces mots en italien : Guardate alla pagina 130.

 

Julien frémit de l’imprudence, chercha la page cent trente et y trouva attachée avec une épingle la lettre suivante écrite à la hâte, baignée de larmes et sans la moindre orthographe. Ordinairement Mme de Rênal la mettait fort bien, il fut touché de ce détail et oublia un peu l’imprudence effroyable.

 

« Tu n’a pas voulu me recevoir cette nuit ? Il est des moments où je crois n’avoir jamais lu jusqu’au fond de ton âme. Tes regards m’effrayent. J’ai peur de toi. Grand Dieu ! ne m’aurais-tu jamais aimée ? En ce cas, que mon mari découvre nos amours, et qu’il m’enferme dans une éternelle prison, à la campagne, loin de mes enfants. Peut-être Dieu le veut ainsi. Je mourrai bientôt. Mais tu seras un monstre.

 

Ne m’aimes-tu pas ? es-tu las de mes folies, de mes remords, impie ? Veux-tu me perdre ? je t’en donne un moyen facile. Va, montre cette lettre dans tout Verrières, ou plutôt montre-la au seul M. Valenod. Dis-lui que je t’aime, mais non, ne prononce pas un tel blasphème, dis-lui que je t’adore, que la vie n’a commencé pour moi que le jour où je t’ai vu ; que dans les moments les plus fous de ma jeunesse, je n’avais jamais même rêvé le bonheur que je te dois ; que je t’ai sacrifié ma vie, que je te sacrifie mon âme. Tu sais que je te sacrifie bien plus.

 

Mais se connaît-il en sacrifices, cet homme ? Dis-lui, dis-lui pour l’irriter que je brave tous les méchants, et qu’il n’est plus au monde qu’un malheur pour moi, celui de voir changer le seul homme qui me retienne à la vie. Quel bonheur pour moi de la perdre, de l’offrir en sacrifice, et de ne plus craindre pour mes enfants !

 

N’en doute pas, cher ami, s’il y a une lettre anonyme, elle vient de cet être odieux qui pendant six ans m’a poursuivie de sa grosse voix, du récit de ses sauts à cheval, de sa fatuité, et de l’énumération éternelle de tous ses avantages.

 

Y a-t-il une lettre anonyme ? méchant, voilà ce que je voulais discuter avec toi ; mais non, tu as bien fait. Te serrant dans mes bras, peut-être pour la dernière fois, jamais je n’aurais pu discuter froidement, comme je fais étant seule. De ce moment notre bonheur ne sera plus aussi facile. Sera-ce une contrariété pour vous ? Oui, les jours où vous n’aurez pas reçu de M. Fouqué quelque livre amusant. Le sacrifice est fait, demain, qu’il y ait ou qu’il n’y ait pas de lettre anonyme, moi aussi je dirai à mon mari que j’ai reçu une lettre anonyme, et qu’il faut à l’instant te faire un pont d’or, trouver quelque prétexte honnête, et sans délai te renvoyer à tes parents.

 

Hélas ! cher ami, nous allons être séparés quinze jours, un mois peut-être ! Va, je te rends justice, tu souffriras autant que moi. Mais enfin, voilà le seul moyen de parer l’effet de cette lettre anonyme ; ce n’est pas la première que mon mari ait reçue, et sur mon compte encore. Hélas ! combien j’en riais !

 

Tout le but de ma conduite, c’est de faire penser à mon mari que la lettre vient de M. Valenod ; je ne doute pas qu’il n’en soit l’auteur. Si tu quittes la maison, ne manque pas d’aller t’établir à Verrières. Je ferai en sorte que mon mari ait l’idée d’y passer quinze jours, pour prouver aux sots qu’il n’y a pas de froid entre lui et moi. Une fois à Verrières, lie-toi d’amitié avec tout le monde, même avec les libéraux. Je sais que toutes ces dames te rechercheront.

 

Ne va pas te fâcher avec M. Valenod, ni lui couper les oreilles, comme tu disais un jour ; fais-lui au contraire toutes tes bonnes grâces. L’essentiel est que l’on croie à Verrières que tu vas entrer chez le Valenod, ou chez tout autre, pour l’éducation des enfants.

 

Voilà ce que mon mari ne souffrira jamais. Dût-il s’y résoudre, eh bien ! au moins tu habiteras Verrières, et je te verrai quelquefois. Mes enfants qui t’aiment tant iront te voir. Grand Dieu ! je sens que j’aime mieux mes enfants parce qu’ils t’aiment. Quel remords ! comment tout ceci finira-t-il ?… Je m’égare… Enfin, tu comprends ta conduite ; sois doux, poli, point méprisant avec ces grossiers personnages, je te le demande à genoux : ils vont être les arbitres de notre sort. Ne doute pas un instant que mon mari ne se conforme à ton égard à ce que lui prescrira l’opinion publique.

 

C’est toi qui va me fournir la lettre anonyme ; arme-toi de patience et d’une paire de ciseaux. Coupe dans un livre les mots que tu vas voir ; colle-les ensuite, avec de la colle à bouche, sur la feuille de papier bleuâtre que je t’envoie ; elle me vient de M. Valenod. Attends-toi à une perquisition chez toi ; brûle les pages du livre que tu auras mutilé. Si tu ne trouves pas les mots tout faits, aie la patience de les former lettre à lettre. Pour épargner ta peine, j’ai fait la lettre anonyme trop courte. Hélas ! si tu ne m’aimes plus, comme je le crains, que la mienne doit te sembler longue ! »

 

Lettre anonyme

 

« Madame,

 

Toutes vos petites menées sont connues ; mais les personnes qui ont intérêt à les réprimer sont averties. Par un reste d’amitié pour vous, je vous engage à vous détacher totalement du petit paysan. Si vous êtes assez sage pour cela, votre mari croira que l’avis qu’il a reçu le trompe, et on lui laissera son erreur. Songez que j’ai votre secret ; tremblez, malheureuse ; il faut à cette heure marcher droit devant moi. »

 

« Dès que tu auras fini de coller les mots qui composent cette lettre (y as-tu reconnu les façons de parler du directeur ?), sors dans la maison, je te rencontrerai.

 

J’irai dans le village et reviendrai avec un visage troublé, je le serai en effet beaucoup. Grand Dieu ! qu’est-ce que je hasarde, et tout cela parce que tu as cru deviner une lettre anonyme. Enfin, avec un visage renversé, je donnerai à mon mari cette lettre qu’un inconnu m’aura remise. Toi, va te promener sur le chemin des grands bois avec les enfants, et ne reviens qu’à l’heure du dîner.

 

Du haut des rochers tu peux voir la tour du colombier. Si nos affaires vont bien, j’y placerai un mouchoir blanc ; dans le cas contraire, il n’y aura rien.

 

Ton cœur, ingrat, ne te fera-t-il pas trouver le moyen de me dire que tu m’aimes avant de partir pour cette promenade ? Quoi qu’il puisse arriver, sois sûr d’une chose : je ne survivrais pas d’un jour à notre séparation définitive. Ah ! mauvaise mère ! Ce sont deux mots vains que je viens d’écrire là, cher Julien. Je ne les sens pas ; je ne puis songer qu’à toi en ce moment, je ne les ai écrits que pour ne pas être blâmée de toi. Maintenant que je me vois au moment de te perdre, à quoi bon dissimuler ? Oui ! que mon âme te semble atroce, mais que je ne mente pas devant l’homme que j’adore ! Je n’ai déjà que trop trompé en ma vie. Va, je te pardonne si tu ne m’aimes plus. Je n’ai pas le temps de relire ma lettre. C’est peu de chose à mes yeux que de payer de la vie les jours heureux que je viens de passer dans tes bras. Tu sais qu’ils me coûteront davantage. »

Chapitre XXI. Dialogue avec un maître

 

Alas, our frailty is the cause, not we :

For such as we are made of, such we be.

 

TWELFTH NIGHT.

 

Ce fut avec un plaisir d’enfant que, pendant une heure, Julien assembla des mots. Comme il sortait de sa chambre, il rencontra ses élèves et leur mère ; elle prit la lettre avec une simplicité et un courage dont le calme l’effraya.

 

– La colle à bouche est-elle assez séchée ? lui dit-elle.

 

Est-ce là cette femme que le remords rendait si folle ? pensa-t-il. Quels sont ses projets en ce moment ? Il était trop fier pour le lui demander ; mais, jamais peut-être, elle ne lui avait plu davantage.

 

– Si ceci tourne mal, ajouta-t-elle avec le même sang-froid, on m’ôtera tout. Enterrez ce dépôt dans quelque endroit de la montagne ; ce sera peut-être un jour ma seule ressource.

 

Elle lui remit un étui à verre, en maroquin rouge, rempli d’or et de quelques diamants.

 

– Partez maintenant, lui dit-elle.

 

Elle embrassa les enfants, et deux fois le plus jeune. Julien restait immobile. Elle le quitta d’un pas rapide et sans le regarder.

 

Depuis l’instant qu’il avait ouvert la lettre anonyme, l’existence de M. de Rênal avait été affreuse. Il n’avait pas été aussi agité depuis un duel qu’il avait failli avoir en 1816, et, pour lui rendre justice, alors la perspective de recevoir une balle l’avait rendu moins malheureux. Il examinait la lettre dans tous les sens : N’est-ce pas là une écriture de femme ? se disait-il. En ce cas, quelle femme l’a écrite ? Il passait en revue toutes celles qu’il connaissait à Verrières, sans pouvoir fixer ses soupçons. Un homme aurait-il dicté cette lettre ? quel est cet homme ? Ici pareille incertitude ; il était jalousé et sans doute haï de la plupart de ceux qu’il connaissait. Il faut consulter ma femme, se dit-il par habitude, en se levant du fauteuil où il était abîmé.

 

À peine levé, – grand Dieu ! dit-il en se frappant la tête, c’est d’elle surtout qu’il faut que je me méfie ; elle est mon ennemie en ce moment. Et, de colère, les larmes lui vinrent aux yeux.

 

Par une juste compensation de la sécheresse de cœur qui fait toute la sagesse pratique de la province, les deux hommes que dans ce moment M. de Rênal redoutait le plus, étaient ses deux amis les plus intimes.

 

Après ceux-là, j’ai dix amis peut-être, et il les passa en revue, estimant à mesure le degré de consolation qu’il pourrait tirer de chacun. À tous ! à tous ! s’écria-t-il avec rage, mon affreuse aventure fera le plus extrême plaisir. Par bonheur, il se croyait fort envié, non sans raison. Outre sa superbe maison de la ville, que le roi de *** venait d’honorer à jamais en y couchant, il avait fort bien arrangé son château de Vergy. La façade était peinte en blanc, et les fenêtres garnies de beaux volets verts. Il fut un instant consolé par l’idée de cette magnificence. Le fait est que ce château était aperçu de trois ou quatre lieues de distance, au grand détriment de toutes les maisons de campagne ou soi-disant châteaux du voisinage, auxquels on avait laissé l’humble couleur grise donnée par le temps.

 

M. de Rênal pouvait compter sur les larmes et la pitié d’un de ses amis, le marguillier de la paroisse ; mais c’était un imbécile qui pleurait de tout. Cet homme était cependant sa seule ressource.

 

Quel malheur est comparable au mien ! s’écria-t-il avec rage ; quel isolement !

 

Est-il possible ! se disait cet homme vraiment à plaindre, est-il possible que, dans mon infortune, je n’aie pas un ami à qui demander conseil ? car ma raison s’égare, je le sens ! Ah ! Falcoz ! ah ! Ducros ! s’écria-t-il avec amertume. C’était les noms de deux amis d’enfance qu’il avait éloignés par ses hauteurs en 1814. Ils n’étaient pas nobles, et il avait voulu changer le ton d’égalité sur lequel ils vivaient depuis l’enfance.

 

L’un d’eux, Falcoz, homme d’esprit et de cœur, marchand de papier à Verrières, avait acheté une imprimerie dans le chef-lieu du département et entrepris un journal. La congrégation avait résolu de le ruiner : son journal avait été condamné, son brevet d’imprimeur lui avait été retiré. Dans ces tristes circonstances, il essaya d’écrire à M. de Rênal pour la première fois depuis dix ans. Le maire de Verrière crut devoir répondre en vieux Romain : « Si le ministre du roi me faisait l’honneur de me consulter, je lui dirais : Ruinez sans pitié tous les imprimeurs de province, et mettez l’imprimerie en monopole comme le tabac. » Cette lettre à un ami intime, que tout Verrières admira dans le temps, M. de Rênal s’en rappelait les termes avec horreur. Qui m’eût dit qu’avec mon rang, ma fortune, mes croix, je le regretterais un jour ? Ce fut dans ces transports de colère, tantôt contre lui-même, tantôt contre tout ce qui l’entourait, qu’il passa une nuit affreuse ; mais, par bonheur, il n’eut pas l’idée d’épier sa femme.

 

Je suis accoutumé à Louise, se disait-il, elle sait toutes mes affaires ; je serais libre de me marier demain que je ne trouverais pas à la remplacer. Alors, il se complaisait dans l’idée que sa femme était innocente ; cette façon de voir ne le mettait pas dans la nécessité de montrer du caractère et l’arrangeait bien mieux ; combien de femmes calomniées n’a-t-on pas vues !

 

Mais quoi ! s’écriait-il tout à coup en marchant d’un pas convulsif, souffrirai-je comme si j’étais un homme de rien, un va-nu-pieds, qu’elle se moque de moi avec son amant ! Faudra-t-il que tout Verrières fasse des gorges chaudes sur ma débonnaireté ? Que n’a-t-on pas dit de Charmier (c’était un mari notoirement trompé du pays) ? Quand on le nomme, le sourire n’est-il pas sur toutes les lèvres ? Il est bon avocat, qui est-ce qui parle jamais de son talent pour la parole ? Ah ! Charmier ! dit-on, le Charmier de Bernard, on le désigne ainsi par le nom de l’homme qui fait son opprobre.

 

Grâce au ciel, disait M. de Rênal dans d’autres moments, je n’ai point de fille, et la façon dont je vais punir la mère ne nuira point à l’établissement de mes enfants ; je puis surprendre ce petit paysan avec ma femme, et les tuer tous les deux ; dans ce cas, le tragique de l’aventure en ôtera peut-être le ridicule. Cette idée lui sourit ; il la suivit dans tous ses détails. Le Code pénal est pour moi, et, quoi qu’il arrive, notre congrégation et mes amis du jury me sauveront. Il examina son couteau de chasse, qui était fort tranchant ; mais l’idée du sang lui fit peur.

 

Je puis rouer de coups ce précepteur insolent et le chasser ; mais quel éclat dans Verrières et même dans tout le département ! Après la condamnation du journal de Falcoz, quand son rédacteur en chef sortit de prison, je contribuai à lui faire perdre sa place de six cents francs. On dit que cet écrivailleur ose se remonter dans Besançon, il peut me tympaniser avec adresse, et de façon à ce qu’il soit impossible de l’amener devant les tribunaux. L’amener devant les tribunaux !… L’insolent insinuera de mille façons qu’il a dit vrai. Un homme bien né, qui tient son rang comme moi, est haï de tous les plébéiens. Je me verrai dans ces affreux journaux de Paris ; ô mon Dieu ! quel abîme ! voir l’antique nom de Rênal plongé dans la fange du ridicule… Si je voyage jamais, il faudra changer de nom ; quoi ! quitter ce nom qui fait ma gloire et ma force. Quel comble de misère !

 

Si je ne tue pas ma femme, et que je la chasse avec ignominie, elle a sa tante à Besançon, qui lui donnera de la main à la main toute sa fortune. Ma femme ira vivre à Paris avec Julien ; on le saura à Verrières, et je serai encore pris pour dupe. Cet homme malheureux s’aperçut alors, à la pâleur de sa lampe, que le jour commençait à paraître. Il alla chercher un peu d’air frais au jardin. En ce moment, il était presque résolu à ne point faire d’éclat, par cette idée surtout qu’un éclat comblerait de joie ses bons amis de Verrières.

 

La promenade au jardin le calma un peu. Non, s’écria-t-il, je ne me priverai point de ma femme, elle m’est trop utile. Il se figura avec horreur ce que serait sa maison sans sa femme ; il n’avait pour toute parente que la marquise de R…, vieille, imbécile et méchante.

 

Une idée d’un grand sens lui apparut, mais l’exécution demandait une force de caractère bien supérieure au peu que le pauvre homme en avait. Si je garde ma femme, se dit-il, je me connais, un jour, dans un moment où elle m’impatientera, je lui reprocherai sa faute. Elle est fière, nous nous brouillerons, et tout cela arrivera avant qu’elle n’ait hérité de sa tante. Alors, comme on se moquera de moi ! Ma femme aime ses enfants, tout finira par leur revenir. Mais moi, je serai la fable de Verrières. Quoi, diront-ils, il n’a pas su même se venger de sa femme ! Ne vaudrait-il pas mieux m’en tenir aux soupçons et ne rien vérifier ? Alors je me lie les mains, je ne puis par la suite lui rien reprocher.

 

Un instant après, M. de Rênal, repris par la vanité blessée, se rappelait laborieusement tous les moyens cités au billard du Casino ou Cercle noble de Verrières, quand quelque beau parleur interrompt la poule pour s’égayer aux dépens d’un mari trompé. Combien, en cet instant, ces plaisanteries lui paraissaient cruelles !

 

Dieu ! que ma femme n’est-elle morte ! alors je serais inattaquable au ridicule. Que ne suis-je veuf ! j’irais passer six mois à Paris dans les meilleures sociétés. Après ce moment de bonheur donné par l’idée du veuvage, son imagination en revint aux moyens de s’assurer de la vérité. Répandrait-il à minuit, après que tout le monde serait couché, une légère couche de son devant la porte de la chambre de Julien : le lendemain matin, au jour, il verrait l’impression des pas ?

 

Mais ce moyen ne vaut rien, s’écria-t-il tout à coup avec rage, cette coquine d’Élisa s’en apercevrait, et l’on saurait bientôt dans la maison que je suis jaloux.

 

Dans un autre conte fait au Casino, un mari s’était assuré de sa mésaventure en attachant avec un peu de cire un cheveu qui fermait comme un scellé la porte de sa femme et celle du galant.

 

Après tant d’heures d’incertitudes, ce moyen d’éclaircir son sort lui semblait décidément le meilleur, et il songeait à s’en servir, lorsqu’au détour d’une allée il rencontra cette femme qu’il eût voulu voir morte.

 

Elle revenait du village. Elle était allée entendre la messe dans l’église de Vergy. Une tradition fort incertaine aux yeux du froid philosophe, mais à laquelle elle ajoutait foi, prétend que la petite église dont on se sert aujourd’hui était la chapelle du château du sire de Vergy. Cette idée obséda Mme de Rênal tout le temps qu’elle comptait passer à prier dans cette église. Elle se figurait sans cesse son mari tuant Julien à la chasse, comme par accident, et ensuite le soir lui faisant manger son cœur.

 

Mon sort, se dit-elle, dépend de ce qu’il va penser en m’écoutant. Après ce quart d’heure fatal, peut-être ne trouverai-je plus l’occasion de lui parler. Ce n’est pas un être sage et dirigé par la raison. Je pourrais alors, à l’aide de ma faible raison, prévoir ce qu’il fera ou dira. Lui décidera notre sort commun, il en a le pouvoir. Mais ce sort est dans mon habileté, dans l’art de diriger les idées de ce fantasque, que sa colère rend aveugle, et empêche de voir la moitié des choses. Grand Dieu ! il me faut du talent, du sang-froid, où les prendre ?

 

Elle retrouva le calme comme par enchantement en entrant au jardin et voyant de loin son mari. Ses cheveux et ses habits en désordre annonçaient qu’il n’avait pas dormi.

 

Elle lui remit une lettre décachetée, mais repliée. Lui, sans l’ouvrir, regardait sa femme avec des yeux fous.

 

– Voici une abomination, lui dit-elle, qu’un homme de mauvaise mine, qui prétend vous connaître et vous devoir de la reconnaissance, m’a remise comme je passais derrière le jardin du notaire. J’exige une chose de vous, c’est que vous renvoyiez à ses parents, et sans délai, ce M. Julien. Mme de Rênal se hâta de dire ce mot, peut-être un peu avant le moment, pour se débarrasser de l’affreuse perspective d’avoir à le dire.

 

Elle fut saisie de joie en voyant celle qu’elle causait à son mari. À la fixité du regard qu’il attachait sur elle, elle comprit que Julien avait deviné juste. Au lieu de s’affliger de ce malheur fort réel, quel génie, pensa-t-elle, quel tact parfait ! et dans un jeune homme encore sans aucune expérience ! À quoi n’arrivera-t-il pas par la suite ? Hélas ! alors ses succès feront qu’il m’oubliera.

 

Ce petit acte d’admiration pour l’homme qu’elle adorait le remit tout à fait de son trouble.

 

Elle s’applaudit de sa démarche. Je n’ai pas été indigne de Julien, se dit-elle, avec une douce et intime volupté.

 

Sans dire un mot, de peur de s’engager, M. de Rênal examinait la seconde lettre anonyme composée, si le lecteur s’en souvient, de mots imprimés collés sur un papier tirant sur le bleu. On se moque de moi de toutes les façons, se disait M. de Rênal accablé de fatigue.

 

Encore de nouvelles insultes à examiner, et toujours à cause de ma femme ! Il fut sur le point de l’accabler des injures les plus grossières, la perspective de l’héritage de Besançon l’arrêta à grande peine. Dévoré du besoin de s’en prendre à quelque chose, il chiffonna le papier de cette seconde lettre anonyme, et se mit à se promener à grands pas, il avait besoin de s’éloigner de sa femme. Quelques instants après, il revint auprès d’elle, et plus tranquille.

 

– Il s’agit de prendre un parti et de renvoyer Julien, lui dit-elle aussitôt ; ce n’est après tout que le fils d’un ouvrier. Vous le dédommagerez par quelques écus, et d’ailleurs il est savant et trouvera facilement à se placer, par exemple chez M. Valenod ou chez le sous-préfet de Maugiron qui ont des enfants. Ainsi vous ne lui ferez point de tort…

 

– Vous parlez là comme une sotte que vous êtes, s’écria M. de Rênal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d’une femme ? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable ; comment sauriez-vous quelque chose ? votre nonchalance, votre paresse ne vous donnent d’activité que pour la chasse aux papillons, êtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles !…

 

Mme de Rênal le laissait dire, et il dit longtemps ; il passait sa colère, c’est le mot du pays.

 

– Monsieur, lui répondit-elle enfin, je parle comme une femme outragée dans son honneur, c’est-à-dire dans ce qu’elle a de plus précieux.

 

Mme de Rênal eut un sang-froid inaltérable pendant toute cette pénible conversation, de laquelle dépendait la possibilité de vivre encore sous le même toit avec Julien. Elle cherchait les idées qu’elle croyait les plus propres à guider la colère aveugle de son mari. Elle avait été insensible à toutes les réflexions injurieuses qu’il lui avait adressées, elle ne les écoutait pas, elle songeait alors à Julien. Sera-t-il content de moi ?

 

– Ce petit paysan que nous avons comblé de prévenances et même de cadeaux peut être innocent, dit-elle enfin, mais il n’en est pas moins l’occasion du premier affront que je reçois… Monsieur ! quand j’ai lu ce papier abominable, je me suis promis que lui ou moi sortirions de votre maison.

 

– Voulez-vous faire un esclandre pour me déshonorer et vous aussi ? Vous faites bouillir du lait à bien des gens dans Verrières.

 

– Il est vrai, on envie généralement l’état de prospérité où la sagesse de votre administration a su placer vous, votre famille et la ville… Eh bien ! je vais engager Julien à vous demander un congé pour aller passer un mois chez ce marchand de bois de la montagne, digne ami de ce petit ouvrier.

 

– Gardez-vous d’agir, reprit M. de Rênal avec assez de tranquillité. Ce que j’exige avant tout, c’est que vous ne lui parliez pas. Vous y mettriez de la colère et me brouilleriez avec lui, vous savez combien ce petit monsieur est sur l’œil.

 

– Ce jeune homme n’a point de tact, reprit Mme de Rênal, il peut être savant, vous vous y connaissez, mais ce n’est au fond qu’un véritable paysan. Pour moi, je n’en ai jamais eu bonne idée depuis qu’il a refusé d’épouser Élisa ; c’était une fortune assurée ; et cela sous prétexte que quelquefois, en secret, elle fait des visites à M. Valenod.

 

– Ah ! dit M. de Rênal, élevant le sourcil d’une façon démesurée, quoi, Julien vous a dit cela ?

 

– Non pas précisément ; il m’a toujours parlé de la vocation qui l’appelle au saint ministère ; mais croyez-moi, la première vocation pour ces petites gens, c’est d’avoir du pain. Il me faisait assez entendre qu’il n’ignorait pas ces visites secrètes.

 

– Et moi, moi, je les ignorais ! s’écria M. de Rênal reprenant toute sa fureur, et pesant sur les mots. Il se passe chez moi des choses que j’ignore… Comment ! il y a eu quelque chose entre Élisa et Valenod ?

 

– Hé ! c’est de l’histoire ancienne, mon cher ami, dit Mme de Rênal en riant, et peut-être il ne s’est point passé de mal. C’était dans le temps que votre bon ami Valenod n’aurait pas été fâché que l’on pensât dans Verrières qu’il s’établissait entre lui et moi un petit amour tout platonique.

 

– J’ai eu cette idée une fois, s’écria M. de Rênal se frappant la tête avec fureur et marchant de découvertes en découvertes, et vous ne m’en avez rien dit ?

 

– Fallait-il brouiller deux amis pour une petite bouffée de vanité de notre cher directeur ? Où est la femme de la société à laquelle il n’a pas adressé quelques lettres extrêmement spirituelles et même un peu galantes ?

 

– Il vous aurait écrit ?

 

– Il écrit beaucoup.

 

– Montrez-moi ces lettres à l’instant, je l’ordonne ; et M. de Rênal se grandit de six pieds.

 

– Je m’en garderai bien, lui répondit-on avec une douceur qui allait presque jusqu’à la nonchalance, je vous les montrerai un jour, quand vous serez plus sage.

 

– À l’instant même, morbleu ! s’écria M. de Rênal, ivre de colère, et cependant plus heureux qu’il ne l’avait été depuis douze heures.

 

– Me jurez-vous, dit Mme de Rênal fort gravement, de n’avoir jamais de querelle avec le directeur du dépôt au sujet de ces lettres ?

 

– Querelle ou non, je puis lui ôter les enfants trouvés ; mais, continua-t-il avec fureur, je veux ces lettres à l’instant ; où sont-elles ?

 

– Dans un tiroir de mon secrétaire ; mais certes, je ne vous en donnerai pas la clef.

 

– Je saurai le briser, s’écria-t-il en courant vers la chambre de sa femme.

 

Il brisa, en effet, avec un pal de fer, un précieux secrétaire d’acajou ronceux venu de Paris, qu’il frottait souvent avec le pan de son habit, quand il croyait y apercevoir quelque tache.

 

Mme de Rênal avait monté en courant les cent vingt marches du colombier ; elle attachait le coin d’un mouchoir blanc à l’un des barreaux de fer de la petite fenêtre. Elle était la plus heureuse des femmes. Les larmes aux yeux, elle regardait vers les grands bois de la montagne. Sans doute, se disait-elle, de dessous un de ces hêtres touffus, Julien épie ce signal heureux. Longtemps elle prêta l’oreille, ensuite elle maudit le bruit monotone des cigales et le chant des oiseaux. Sans ce bruit importun, un cri de joie, parti des grandes roches, aurait pu arriver jusqu’ici. Son œil avide dévorait cette pente immense de verdure sombre et unie comme un pré, que forme le sommet des arbres. Comment n’a-t-il pas l’esprit, se dit-elle tout attendrie, d’inventer quelque signal pour me dire que son bonheur est égal au mien ? Elle ne descendit du colombier que quand elle eut peur que son mari ne vînt l’y chercher.

 

Elle le trouva furieux. Il parcourait les phrases anodines de M. Valenod, peu accoutumées à être lues avec tant d’émotion.

 

Saisissant un moment où les exclamations de son mari lui laissaient la possibilité de se faire entendre :

 

– J’en reviens toujours à mon idée, dit Mme de Rênal, il convient que Julien fasse un voyage. Quelque talent qu’il ait pour le latin, ce n’est après tout qu’un paysan souvent grossier et manquant de tact ; chaque jour, croyant être poli, il m’adresse des compliments exagérés et de mauvais goût, qu’il apprend par cœur dans quelque roman…

 

– Il n’en lit jamais, s’écria M. de Rênal ; je m’en suis assuré. Croyez-vous que je sois un maître de maison aveugle et qui ignore ce qui se passe chez lui ?

 

– Eh bien ! s’il ne lit nulle part ces compliments ridicules, il les invente, et c’est encore tant pis pour lui. Il aura parlé de moi sur ce ton dans Verrières ;… et, sans aller si loin, dit Mme de Rênal, avec l’air de faire une découverte, il aura parlé ainsi devant Élisa, c’est à peu près comme s’il eût parlé devant M. Valenod.

 

– Ah ! s’écria M. de Rênal en ébranlant la table et l’appartement par un des plus grands coups de poing qui aient jamais été donnés, la lettre anonyme imprimée et les lettres du Valenod sont écrites sur le même papier.

 

Enfin !… pensa Mme de Rênal ; elle se montra atterrée de cette découverte, et sans avoir le courage d’ajouter un seul mot alla s’asseoir au loin sur le divan, au fond du salon.

 

La bataille était désormais gagnée ; elle eut beaucoup à faire pour empêcher M. de Rênal d’aller parler à l’auteur suppose de la lettre anonyme.

 

– Comment ne sentez-vous pas que faire une scène sans preuves suffisantes à M. Valenod est la plus insigne des maladresses ? Vous êtes envié, Monsieur, à qui la faute ? à vos talents : votre sage administration, vos bâtisses pleines de goût, la dot que je vous ai apportée, et surtout l’héritage considérable que nous pouvons espérer de ma bonne tante, héritage dont on s’exagère infiniment l’importance, ont fait de vous le premier personnage de Verrières.

 

– Vous oubliez la naissance, dit M. de Rênal, en souriant un peu.

 

– Vous êtes l’un des gentilshommes les plus distingués de la province, reprit avec empressement Mme de Rênal ; si le roi était libre et pouvait rendre justice à la naissance, vous figureriez sans doute à la chambre des pairs, etc. Et c’est dans cette position magnifique que vous voulez donner à l’envie un fait à commenter ?

 

Parler à M. Valenod de sa lettre anonyme, c’est proclamer dans tout Verrières, que dis-je, dans Besançon, dans toute la province, que ce petit bourgeois, admis imprudemment peut-être à l’intimité d’un Rênal, a trouvé le moyen de l’offenser. Quand ces lettres que vous venez de surprendre prouveraient que j’ai répondu à l’amour de M. Valenod, vous devriez me tuer, je l’aurais mérité cent fois, mais non pas lui témoigner de la colère. Songez que tous vos voisins n’attendent qu’un prétexte pour se venger de votre supériorité ; songez qu’en 1816 vous avez contribué à certaines arrestations. Cet homme réfugié sur son toit…

 

– Je songe que vous n’avez ni égards, ni amitié pour moi, s’écria M. de Rênal avec toute l’amertume que réveillait un tel souvenir, et je n’ai pas été pair !…

 

– Je pense, mon ami, reprit en souriant Mme de Rênal, que je serai plus riche que vous, que je suis votre compagne depuis douze ans, et qu’à tous ces titres je dois avoir voix au chapitre, et surtout dans l’affaire d’aujourd’hui. Si vous me préférez un M. Julien, ajouta-t-elle avec un dépit mal déguisé, je suis prête à aller passer un hiver chez ma tante.

 

Ce mot fut dit avec bonheur. Il y avait une fermeté qui cherche à s’environner de politesse ; il décida M. de Rênal. Mais, suivant l’habitude de la province, il parla encore pendant longtemps, revint sur tous les arguments ; sa femme le laissait dire, il y avait encore de la colère dans son accent. Enfin deux heures de bavardage inutile épuisèrent les forces d’un homme qui avait subi un accès de colère de toute une nuit. Il fixa la ligne de conduite qu’il allait suivre envers M. Valenod, Julien et même Élisa.

 

Une ou deux fois, durant cette grande scène, Mme de Rênal fut sur le point d’éprouver quelque sympathie pour le malheur fort réel de cet homme, qui pendant douze ans avait été son ami. Mais les vraies passions sont égoïstes. D’ailleurs elle attendait à chaque instant l’aveu de la lettre anonyme qu’il avait reçue la veille, et cet aveu ne vint point. Il manquait à la sûreté de Mme de Rênal de connaître les idées qu’on avait pu suggérer à l’homme duquel son sort dépendait. Car, en province, les maris sont maîtres de l’opinion. Un mari qui se plaint se couvre de ridicule, chose tous les jours moins dangereuse en France ; mais sa femme, s’il ne lui donne pas d’argent, tombe à l’état d’ouvrière à quinze sols par journée, et encore les bonnes âmes se font-elles un scrupule de l’employer.

 

Une odalisque du sérail peut à toute force aimer le sultan ; il est tout-puissant, elle n’a aucun espoir de lui dérober son autorité par une suite de petites finesses. La vengeance du maître est terrible, sanglante, mais militaire, généreuse, un coup de poignard finit tout. C’est à coups de mépris public qu’un mari tue sa femme au XIXe siècle ; c’est en lui fermant tous les salons.

 

Le sentiment du danger fut vivement réveillé chez Mme de Rênal, à son retour chez elle ; elle fut choquée du désordre où elle trouva sa chambre. Les serrures de tous ses jolis petits coffres avaient été brisées ; plusieurs feuilles du parquet étaient soulevées. Il eût été sans pitié pour moi, se dit-elle ! Gâter ainsi ce parquet en bois de couleur, qu’il aime tant ; quand un de ses enfants y entre avec des souliers humides, il devient rouge de colère. Le voilà gâté à jamais ! La vue de cette violence éloigna rapidement les derniers reproches qu’elle se faisait pour sa trop rapide victoire.

 

Un peu avant la cloche du dîner, Julien rentra avec les enfants. Au dessert, quand les domestiques se furent retirés, Mme de Rênal lui dit fort sèchement :

 

– Vous m’avez témoigné le désir d’aller passer une quinzaine de jours à Verrières, M. de Rênal veut bien vous accorder un congé. Vous pouvez partir quand bon vous semblera. Mais, pour que les enfants ne perdent pas leur temps, chaque jour on vous enverra leurs thèmes, que vous corrigerez.

 

– Certainement, ajouta M. de Rênal d’un ton fort aigre, je ne vous accorderai pas plus d’une semaine.

 

Julien trouva sur sa physionomie l’inquiétude d’un homme profondément tourmenté.

 

– Il ne s’est pas encore arrêté à un parti, dit-il à son amie, pendant un instant de solitude qu’ils eurent au salon.

 

Mme de Rênal lui conta rapidement tout ce qu’elle avait fait depuis le matin.

 

– À cette nuit les détails, ajouta-t-elle en riant.

 

Perversité de femme ! pensa Julien. Quel plaisir, quel instinct les portent à nous tromper !

 

– Je vous trouve à la fois éclairée et aveuglée par votre amour, lui dit-il avec quelque froideur ; votre conduite d’aujourd’hui est admirable ; mais y a-t-il de la prudence à essayer de nous voir ce soir ? Cette maison est pavée d’ennemis ; songez à la haine passionnée qu’Élisa a pour moi.

 

– Cette haine ressemble beaucoup à de l’indifférence passionnée que vous auriez pour moi.

 

– Même indifférent, je dois vous sauver d’un péril où je vous ai plongée. Si le hasard veut que M. de Rênal parle à Élisa, d’un mot elle peut tout lui apprendre. Pourquoi ne se cacherait-il pas près de ma chambre, bien armé…

 

– Quoi ! pas même du courage ! dit Mme de Rênal, avec toute la hauteur d’une fille noble.

 

– Je ne m’abaisserai jamais à parler de mon courage, dit froidement Julien, c’est une bassesse. Que le monde juge sur les faits. Mais, ajouta-t-il en lui prenant la main, vous ne concevez pas combien je vous suis attaché, et quelle est ma joie de pouvoir prendre congé de vous avant cette cruelle absence.

Chapitre XXII. Façons d’agir en 1830

 

La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée.

 

R. P. MALAGRIDA.

 

À peine arrivé à Verrières, Julien se reprocha son injustice envers Mme de Rênal. Je l’aurais méprisée comme une femmelette, si, par faiblesse, elle avait manqué sa scène avec M. de Rênal ! Elle s’en tire comme un diplomate, et je sympathise avec le vaincu qui est mon ennemi. Il y a dans mon fait petitesse bourgeoise ; ma vanité est choquée, parce que M. de Rênal est un homme ! illustre et vaste corporation à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir ; je ne suis qu’un sot.

 

M. Chélan avait refusé les logements que les libéraux les plus considérés du pays lui avaient offerts à l’envi, lorsque sa destitution le chassa du presbytère. Les deux chambres qu’il avait louées étaient encombrées par ses livres. Julien, voulant montrer à Verrières ce que c’était qu’un prêtre, alla prendre chez son père une douzaine de planches de sapin, qu’il porta lui-même sur le dos tout le long de la grande rue. Il emprunta des outils à un ancien camarade, et eut bientôt bâti une sorte de bibliothèque dans laquelle il rangea les livres de M. Chélan.

 

– Je te croyais corrompu par la vanité du monde, lui disait le vieillard pleurant de joie ; voilà qui rachète bien l’enfantillage de ce brillant uniforme de garde d’honneur qui t’a fait tant d’ennemis.

 

M. de Rênal avait ordonné à Julien de loger chez lui. Personne ne soupçonna ce qui s’était passé. Le troisième jour après son arrivée, Julien vit monter jusque dans sa chambre un non moindre personnage que M. le sous-préfet de Maugiron. Ce ne fut qu’après deux grandes heures de bavardage insipide et de grandes jérémiades sur la méchanceté des hommes, sur le peu de probité des gens chargés de l’administration des deniers publics, sur les dangers de cette pauvre France, etc., etc., que Julien vit poindre enfin le sujet de la visite. On était déjà sur le palier de l’escalier, et le pauvre précepteur à demi disgracié reconduisait avec le respect convenable le futur préfet de quelque heureux département, quand il plut à celui-ci de s’occuper de la fortune de Julien, de louer sa modération en affaires d’intérêt, etc., etc. Enfin M. de Maugiron, le serrant dans ses bras de l’air le plus paterne, lui proposa de quitter M. de Rênal et d’entrer chez un fonctionnaire qui avait des enfants à éduquer, et qui, comme le roi Philippe, remercierait le ciel, non pas tant de les lui avoir donnés que de les avoir fait naître dans le voisinage de M. Julien. Leur précepteur jouirait de huit cents francs d’appointements payables non pas de mois en mois, ce qui n’est pas noble, dit M. de Maugiron, mais par quartier et toujours d’avance.

 

C’était le tour de Julien, qui, depuis une heure et demie, attendait la parole avec ennui. Sa réponse fut parfaite, et surtout longue comme un mandement ; elle laissait tout entendre, et cependant ne disait rien nettement. On y eût trouvé à la fois du respect pour M. de Rênal, de la vénération pour le public de Verrières et de la reconnaissance pour l’illustre sous-préfet. Ce sous-préfet, étonné de trouver plus jésuite que lui, essaya vainement d’obtenir quelque chose de précis. Julien, enchanté, saisit l’occasion de s’exercer, et recommença sa réponse en d’autres termes. Jamais ministre éloquent, qui veut user la fin d’une séance où la Chambre a l’air de vouloir se réveiller, n’a moins dit en plus de paroles. À peine M. de Maugiron sorti, Julien se mit à rire comme un fou. Pour profiter de sa verve jésuitique, il écrivit une lettre de neuf pages à M. de Rênal, dans laquelle il lui rendait compte de tout ce qu’on lui avait dit, et lui demandait humblement conseil. Ce coquin ne m’a pourtant pas dit le nom de la personne qui fait l’offre! Ce sera M. Valenod qui voit dans mon exil à Verrières l’effet de sa lettre anonyme.

 

Sa dépêche expédiée, Julien, content comme un chasseur qui, à six heures du matin, par un beau jour d’automne, débouche dans une plaine abondante en gibier, sortit pour aller demander conseil à M. Chélan. Mais avant d’arriver chez le bon curé, le ciel, qui voulait lui ménager des jouissances, jeta sous ses pas M. Valenod, auquel il ne cacha point que son cœur était déchiré ; un pauvre garçon comme lui se devait tout entier à la vocation que le ciel avait placée dans son cœur, mais la vocation n’était pas tout dans ce bas monde. Pour travailler dignement à la vigne du Seigneur, et n’être pas tout à fait indigne de tant de savants collaborateurs, il fallait l’instruction ; il fallait passer au séminaire de Besançon deux années bien dispendieuses ; il devenait donc indispensable de faire des économies, ce qui était bien plus facile sur un traitement de huit cents francs payés par quartier, qu’avec six cents francs qu’on mangeait de mois en mois. D’un autre côté, le ciel, en le plaçant auprès des jeunes de Rênal, et surtout en lui inspirant pour eux un attachement spécial, ne semblait-il pas lui indiquer qu’il n’était pas à propos d’abandonner cette éducation pour une autre ?…

 

Julien atteignit à un tel degré de perfection dans ce genre d’éloquence, qui a remplacé la rapidité d’action de l’Empire, qu’il finit par s’ennuyer lui-même par le son de ses paroles.

 

En rentrant, il trouva un valet de M. Valenod, en grande livrée, qui le cherchait dans toute la ville, avec un billet d’invitation à dîner pour le même jour.

 

Jamais Julien n’était allé chez cet homme ; quelques jours seulement auparavant, il ne songeait qu’aux moyens de lui donner une volée de coups de bâton sans se faire une affaire en police correctionnelle. Quoique le dîner ne fût indiqué que pur une heure, Julien trouva plus respectueux de se présenter dès midi et demi dans le cabinet de travail de M. le directeur du dépôt. Il le trouva étalant son importance au milieu d’une foule de cartons. Ses gros favoris noirs, son énorme quantité de cheveux, son bonnet grec placé de travers sur le haut de la tête, sa pipe immense, ses pantoufles brodées, les grosses chaînes d’or croisées en tous sens sur sa poitrine, et tout cet appareil d’un financier de province qui se croit homme à bonnes fortunes, n’imposaient point à Julien ; il n’en pensait que plus aux coups de bâton qu’il lui devait.

 

Il demanda l’honneur d’être présenté à Mme Valenod ; elle était à sa toilette et ne pouvait recevoir. Par compensation, il eut l’avantage d’assister à celle de M. le directeur du dépôt. On passa ensuite chez Mme Valenod, qui lui présenta ses enfants les larmes aux yeux. Cette dame, l’une des plus considérables de Verrières, avait une grosse figure d’homme, à laquelle elle avait mis du rouge pour cette grande cérémonie. Elle y déploya tout le pathos maternel.

 

Julien pensait à Mme de Rênal. Sa méfiance ne le laissait guère susceptible que de ce genre de souvenirs qui sont appelés par les contrastes, mais alors il en était saisi jusqu’à l’attendrissement. Cette disposition fut augmentée par l’aspect de la maison du directeur du dépôt. On la lui fit visiter. Tout y était magnifique et neuf, et on lui disait le prix de chaque meuble. Mais Julien y trouvait quelque chose d’ignoble et qui sentait l’argent volé. Jusqu’aux domestiques, tout le monde y avait l’air d’assurer sa contenance contre le mépris.

 

Le percepteur des contributions, l’homme des impositions indirectes, l’officier de gendarmerie et deux ou trois autres fonctionnaires publics arrivèrent avec leurs femmes. Ils furent suivis de quelques libéraux riches. On annonça le dîner. Julien, déjà fort mal disposé, vint à penser que, de l’autre côté du mur de la salle à manger, se trouvaient de pauvres détenus, sur la portion de viande desquels on avait peut-être grivelé pour acheter tout ce luxe de mauvais goût dont on voulait l’étourdir.

 

Ils ont faim peut-être en ce moment, se dit-il à lui-même ; sa gorge se serra, il lui fut impossible de manger et presque de parler. Ce fut bien pis un quart d’heure après ; on entendait de loin en loin quelques accents d’une chanson populaire, et, il faut l’avouer, un peu ignoble, que chantait l’un des reclus. M. Valenod regarda un de ses gens en grande livrée, qui disparut, et bientôt on n’entendit plus chanter. Dans ce moment, un valet offrait à Julien du vin du Rhin, dans un verre vert, et Mme Valenod avait soin de lui faire observer que ce vin coûtait neuf francs la bouteille pris sur place. Julien, tenant son verre vert, dit à M. Valenod :

 

– On ne chante plus cette vilaine chanson.

 

– Parbleu! je le crois bien, répondit le directeur triomphant, j’ai fait imposer silence aux gueux.

 

Ce mot fut trop fort pour Julien ; il avait les manières, mais non pas encore le cœur de son état. Malgré toute son hypocrisie si souvent exercée, il sentit une grosse larme couler le long de sa joue.

 

Il essaya de la cacher avec le verre vert, mais il lui fut absolument impossible de faire honneur au vin du Rhin. L’empêcher de chanter! se disait-il à lui-même, ô mon Dieu! et tu le souffres!

 

Par bonheur, personne ne remarqua son attendrissement de mauvais ton. Le percepteur des contributions avait entonné une chanson royaliste. Pendant le tapage du refrain, chanté en chœur : Voilà donc, se disait la conscience de Julien, la sale fortune à laquelle tu parviendras, et tu n’en jouiras qu’à cette condition et en pareille compagnie! Tu auras peut-être une place de vingt mille francs, mais il faudra que, pendant que tu te gorges de viandes, tu empêches de chanter le pauvre prisonnier ; tu donneras à dîner avec l’argent que tu auras volé sur sa misérable pitance, et pendant ton dîner il sera encore plus malheureux! – O Napoléon! qu’il était doux de ton temps de monter à la fortune par les dangers d’une bataille ; mais augmenter lâchement la douleur du misérable!

 

J’avoue que la faiblesse dont Julien fait preuve dans ce monologue me donne une pauvre opinion de lui. Il serait digne d’être le collègue de ces conspirateurs en gants jaunes, qui prétendent changer toute la manière d’être d’un grand pays, et ne veulent pas avoir à se reprocher la plus petite égratignure.

 

Julien fut violemment rappelé à son rôle. Ce n’était pas pour rêver et ne rien dire qu’on l’avait invité à dîner en si bonne compagnie.

 

Un fabricant de toiles peintes retiré, membre correspondant de l’académie de Besançon et de celle d’Uzès, lui adressa la parole, d’un bout de la table à l’autre, pour lui demander si ce que l’on disait généralement de ses progrès étonnants dans l’étude du Nouveau Testament était vrai.

 

Un silence profond s’établit tout à coup ; un Nouveau Testament latin se rencontra comme par enchantement dans les mains du savant membre de deux académies. Sur la réponse de Julien, une demi-phrase latine fut lue au hasard. Il récita : sa mémoire se trouva fidèle, et ce prodige fut admiré avec toute la bruyante énergie de la fin d’un dîner. Julien regardait la figure enluminée des dames ; plusieurs n’étaient pas mal. Il avait distingué la femme du percepteur beau chanteur.

 

– J’ai honte, en vérité, de parler si longtemps latin devant ces dames, dit-il en la regardant. Si M. Rubigneau, c’était le membre des deux académies, a la bonté de lire au hasard une phrase latine, au lieu de répondre en suivant le texte latin, j’essaierai de le traduire impromptu.

 

Cette seconde épreuve mit le comble à sa gloire.

 

Il y avait là plusieurs libéraux riches, mais heureux pères d’enfants susceptibles d’obtenir des bourses, et en cette qualité subitement convertis depuis la dernière mission. Malgré ce trait de fine politique, jamais M. de Rênal n’avait voulu les recevoir chez lui. Ces braves gens, qui ne connaissent Julien que de réputation et pour l’avoir vu à cheval le jour de l’entrée du roi de ***, étaient ses plus bruyants admirateurs. Quand ces sots se lasseront-ils d’écouter ce style biblique, auquel ils ne comprennent rien ? pensait-il. Mais au contraire ce style les amusait par son étrangeté ; ils en riaient. Mais Julien se lassa.

 

Il se leva gravement comme six heures sonnaient et parla d’un chapitre de la nouvelle théologie de Ligorio, qu’il avait à apprendre pour le réciter le lendemain à M. Chélan. Car mon métier, ajouta-t-il agréablement, est de faire réciter des leçons et d’en réciter moi-même.

 

On rit beaucoup, on admira ; tel est l’esprit à l’usage de Verrières. Julien était déjà debout, tout le monde se leva malgré le décorum ; tel est l’empire du génie. Mme Valenod le retint encore un quart d’heure ; il fallait bien qu’il entendît les enfants réciter leur catéchisme ; ils firent les plus drôles de confusions, dont lui seul s’aperçut. Il n’eut garde de les relever. Quelle ignorance des premiers principes de la religion! pensait-il. Il saluait enfin et croyait pouvoir s’échapper ; mais il fallut essuyer une fable de La Fontaine.

 

– Cet auteur est bien immoral, dit Julien à Mme Valenod, certaine fable, sur messire Jean Chouart, ose déverser le ridicule sur ce qu’il y a de plus vénérable. Il est vivement blâmé par les meilleurs commentateurs.

 

Julien reçut avant de sortir quatre ou cinq invitations à dîner. Ce jeune homme fait honneur au département, s’écriaient tous à la fois les convives fort égayés. Ils allèrent jusqu’à parler d’une pension votée sur les fonds communaux, pour le mettre à même de continuer ses études à Paris.

 

Pendant que cette idée imprudente faisait retentir la salle à manger, Julien avait gagné lestement la porte cochère. Ah! canaille! canaille! s’écria-t-il à voix basse trois ou quatre fois de suite, en se donnant le plaisir de respirer l’air frais.

 

Il se trouvait tout aristocrate en ce moment, lui qui pendant longtemps avait été tellement choqué du sourire dédaigneux et de la supériorité hautaine qu’il découvrait au fond de toutes les politesses qu’on lui adressait chez M. de Rênal. Il ne put s’empêcher de sentir l’extrême différence. Oublions même, se disait-il en s’en allant, qu’il s’agit d’argent volé aux pauvres détenus, et encore qu’on empêche de chanter! Jamais M. de Rênal s’avisa-t-il de dire à ses hôtes le prix de chaque bouteille de vin qu’il leur présente ? Et ce M. Valenod, dans l’énumération de ses propriétés, qui revient sans cesse, il ne peut parler de sa maison, de son domaine, etc., si sa femme est présente, sans dire ta maison, ton domaine.

 

Cette dame, apparemment si sensible au plaisir de la propriété, venait de faire une scène abominable, pendant le dîner, à un domestique qui avait cassé un verre à pied et dépareillé une de ses douzaines ; et ce domestique avait répondu avec la dernière insolence.

 

Quel ensemble! se disait Julien ; ils me donneraient la moitié de tout ce qu’ils volent, que je ne voudrais pas vivre avec eux. Un beau jour, je me trahirais ; je ne pourrais retenir l’expression du dédain qu’ils m’inspirent.

 

Il fallut cependant, d’après les ordres de Mme de Rênal, assister à plusieurs dîners du même genre ; Julien fut à la mode ; on lui pardonnait son habit de garde d’honneur, ou plutôt cette imprudence était la cause véritable de ses succès. Bientôt, il ne fut plus question dans Verrières que de voir qui l’emporterait dans la lutte pour obtenir le savant jeune homme, de M. de Rênal, ou du directeur du dépôt. Ces messieurs formaient avec M. Maslon un triumvirat qui, depuis nombre d’années, tyrannisait la ville. On jalousait le maire, les libéraux avaient à s’en plaindre ; mais après tout il était noble et fait pour la supériorité, tandis que le père de M. Valenod ne lui avait pas laissé six cents livres de rente. Il avait fallu passer pour lui de la pitié pour le mauvais habit vert pomme que tout le monde lui avait connu dans sa jeunesse à l’envie pour ses chevaux normands, pour ses chaînes d’or, pour ses habits venus de Paris, pour toute sa prospérité actuelle.

 

Dans le flot de ce monde nouveau pour Julien, il crut découvrir un honnête homme ; il était géomètre, s’appelait Gros et passait pour jacobin. Julien, s’étant voué à ne jamais dire que des choses qui lui semblaient fausses à lui-même, fut obligé de s’en tenir au soupçon à l’égard de M. Gros. Il recevait de Vergy de gros paquets de thèmes. On lui conseillait de voir souvent son père, il se conformait à cette triste nécessité. En un mot, il raccommodait assez bien sa réputation, lorsqu’un matin il fut bien surpris de se sentir réveiller par deux mains qui lui fermaient les yeux.

 

C’était Mme de Rênal, qui avait fait un voyage à la ville, et qui, montant les escaliers quatre à quatre et laissant ses enfants occupés d’un lapin favori qui était du voyage, était parvenue à la chambre de Julien, un instant avant eux. Ce moment fut délicieux, mais bien court : Mme de Rênal avait disparu quand les enfants arrivèrent avec le lapin, qu’ils voulaient montrer à leur ami. Julien fit bon accueil à tous, même au lapin. Il lui semblait retrouver sa famille ; il sentit qu’il aimait ces enfants, qu’il se plaisait à jaser avec eux. Il était étonné de la douceur de leur voix, de la simplicité et de la noblesse de leurs petites façons ; il avait besoin de laver son imagination de toutes les façons d’agir vulgaires, de toutes les pensées désagréables au milieu desquelles il respirait à Verrières. C’était toujours la crainte de manquer, c’étaient toujours le luxe et la misère se prenant aux cheveux. Les gens chez qui il dînait, à propos de leur rôti, faisaient des confidences humiliantes pour eux, et nauséabondes pour qui les entendait.

 

– Vous autres nobles, vous avez raison d’être fiers, disait-il à Mme de Rênal. Et il lui racontait tous les dîners qu’il avait subis.

 

– Vous êtes donc à la mode! Et elle riait de bon cœur en songeant au rouge que Mme Valenod se croyait obligée de mettre toutes les fois qu’elle attendait Julien. Je crois qu’elle a des projets sur votre cœur, ajoutait-elle.

 

Le déjeuner fut délicieux. La présence des enfants, quoique gênante en apparence, dans le fait augmentait le bonheur commun. Ces pauvres enfants ne savaient comment témoigner leur joie de revoir Julien. Les domestiques n’avaient pas manqué de leur conter qu’on lui offrait deux cents francs de plus pour éduquer les petits Valenod.

 

Au milieu du déjeuner, Stanislas-Xavier, encore pâle de sa grande maladie, demanda tout à coup à sa mère combien valaient son couvert d’argent et le gobelet dans lequel il buvait.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Je veux les vendre pour en donner le prix à M. Julien, et qu’il ne soit pas dupe en restant avec nous.

 

Julien l’embrassa, les larmes aux yeux. Sa mère pleurait tout à fait, pendant que Julien, qui avait pris Stanislas sur ses genoux, lui expliquait qu’il ne fallait pas se servir de ce mot dupe, qui, employé dans ce sens, était une façon de parler de laquais. Voyant le plaisir qu’il faisait à Mme de Rênal, il chercha à expliquer, par des exemples pittoresques, qui amusaient les enfants, ce que c’était qu’être dupe.

 

– Je comprends, dit Stanislas, c’est le corbeau qui a la sottise de laisser tomber son fromage, que prend le renard, qui était un flatteur.

 

Mme de Rênal, folle de joie, couvrait ses enfants de baisers, ce qui ne pouvait guère se faire sans s’appuyer un peu sur Julien.

 

Tout à coup la porte s’ouvrit ; c’était M. de Rênal. Sa figure sévère et mécontente fit un étrange contraste avec la douce joie que sa présence chassait. Mme de Rênal pâlit ; elle se sentait hors d’état de rien nier. Julien saisit la parole, et, parlant très haut, se mit à raconter à M. le maire le trait du gobelet d’argent que Stanislas voulait vendre. Il était sûr que cette histoire serait mal accueillie. D’abord M. de Rênal fronçait le sourcil par bonne habitude au seul nom d’argent. La mention de ce métal, disait-il, est toujours une préface à quelque mandat tiré sur ma bourse.

 

Mais ici il y avait plus qu’intérêt d’argent ; il y avait augmentation de soupçons. L’air de bonheur qui animait sa famille en son absence n’était pas fait pour arranger les choses auprès d’un homme dominé par une vanité aussi chatouilleuse. Comme sa femme lui vantait la manière remplie de grâce et d’esprit avec laquelle Julien donnait des idées nouvelles à ses élèves :

 

– Oui! oui! je le sais, il me rend odieux à mes enfants ; il lui est bien aisé d’être pour eux cent fois plus aimable que moi, qui, au fond, suis le maître. Tout tend dans ce siècle à jeter de l’odieux sur l’autorité légitime. Pauvre France!

 

Mme de Rênal ne s’arrêta point à examiner les nuances de l’accueil que lui faisait son mari. Elle venait d’entrevoir la possibilité de passer douze heures avec Julien. Elle avait une foule d’emplettes à faire à la ville, et déclara qu’elle voulait absolument aller dîner au cabaret ; quoi que pût dire ou faire son mari, elle tint à son idée. Les enfants étaient ravis de ce seul mot cabaret, que prononce avec tant de plaisir la pruderie moderne.

 

M. de Rênal laissa sa femme dans la première boutique de nouveautés où elle entra, pour aller faire quelques visites. Il revint plus morose que le matin ; il était convaincu que toute la ville s’occupait de lui et de Julien. À la vérité, personne ne lui avait encore laissé soupçonner la partie offensante des propos du public. Ceux qu’on avait redits à M. le maire avaient trait uniquement à savoir si Julien resterait chez lui avec six cents francs, ou accepterait les huit cents francs offerts par M. le directeur du dépôt.

 

Ce directeur qui rencontra M. de Rênal dans le monde, lui battit froid. Cette conduite n’était pas sans habileté ; il y a peu d’étourderie en province : les sensations y sont si rares, qu’on les coule à fond.

 

M. Valenod était ce qu’on appelle, à cent lieues de Paris, un faraud ; c’est une espèce d’un naturel effronté et grossier. Son existence triomphante, depuis 1815, avait renforcé ses belles dispositions. Il régnait, pour ainsi dire, à Verrières, sous les ordres de M. de Rênal ; mais beaucoup plus actif, ne rougissant de rien, se mêlant de tout, sans cesse allant, écrivant, parlant, oubliant les humiliations, n’ayant aucune prétention personnelle, il avait fini par balancer le crédit de son maître aux yeux du pouvoir ecclésiastique. M. Valenod avait dit en quelque sorte aux épiciers du pays : donnez-moi les deux plus sots d’entre vous ; aux gens de loi : indiquez-moi les deux plus ignares ; aux officiers de santé : désignez-moi les deux plus charlatans. Quand il avait eu rassemblé les plus effrontés de chaque métier, il leur avait dit : régnons ensemble.

 

Les façons de ces gens-là blessaient M. de Rênal. La grossièreté du Valenod n’était offensée de rien, pas même des démentis que le petit abbé Maslon ne lui épargnait pas en public.

 

Mais, au milieu de cette prospérité, M. Valenod avait besoin de se rassurer par de petites insolences de détail contre les grosses vérités qu’il sentait bien que tout le monde était en droit de lui adresser. Son activité avait redoublé depuis les craintes que lui avait laissées la visite de M. Appert, il avait fait trois voyages à Besançon ; il écrivait plusieurs lettres chaque courrier ; il en envoyait d’autres par des inconnus qui passaient chez lui à la tombée de la nuit. Il avait eu tort peut-être de faire destituer le vieux curé Chélan ; car cette démarche vindicative l’avait fait regarder, par plusieurs dévotes de bonne naissance, comme un homme profondément méchant. D’ailleurs ce service rendu l’avait mis dans la dépendance absolue de M. le grand vicaire de Frilair, et il en recevait d’étranges commissions. Sa politique en était à ce point, lorsqu’il céda au plaisir d’écrire une lettre anonyme. Pour surcroît d’embarras, sa femme lui déclara qu’elle voulait avoir Julien chez elle ; sa vanité s’en était coiffée.

 

Dans cette position, M. Valenod prévoyait une scène décisive avec son ancien confédéré M. de Rênal. Celui-ci lui adresserait des paroles dures, ce qui lui était assez égal ; mais il pouvait écrire à Besançon et même à Paris. Un cousin de quelque ministre pouvait tomber tout à coup à Verrières, et prendre le dépôt de mendicité. M. Valenod pensa à se rapprocher des libéraux : c’est pour cela que plusieurs étaient invités au dîner où Julien récita. Il aurait été puissamment soutenu contre le maire. Mais des élections pouvaient survenir, et il était trop évident que le dépôt et un mauvais vote étaient incompatibles. Le récit de cette politique, fort bien devinée par Mme de Rênal, avait été fait à Julien, pendant qu’il lui donnait le bras pour aller d’une boutique à l’autre, et peu à peu les avait entraînés au COURS DE LA FIDELITE, où ils passèrent plusieurs heures, presque aussi tranquilles qu’à Vergy.

 

Pendant ce temps, M. Valenod essayait d’éloigner une scène décisive avec son ancien patron, en prenant lui-même l’air audacieux envers lui. Ce jour-là, ce système réussit, mais augmenta l’humeur du maire.

 

Jamais la vanité aux prises avec tout ce que le petit amour de l’argent peut avoir de plus âpre et de plus mesquin n’ont mis un homme dans un plus piètre état que celui où se trouvait M. de Rênal, en entrant au cabaret. Jamais, au contraire, ses enfants n’avaient été plus joyeux et plus gais. Ce contraste acheva de le piquer.

 

– Je suis de trop dans ma famille, à ce que je puis voir! dit-il en entrant, d’un ton qu’il voulut rendre imposant.

 

Pour toute réponse, sa femme le prit à part et lui exprima la nécessité d’éloigner Julien. Les heures de bonheur qu’elle venait de trouver lui avaient rendu l’aisance et la fermeté nécessaires pour suivre le plan de conduite qu’elle méditait depuis quinze jours. Ce qui achevait de troubler de fond en comble le pauvre maire de Verrières, c’est qu’il savait que l’on plaisantait publiquement dans la ville sur son attachement pour l’espèce. M. Valenod était généreux comme un voleur, et lui, il s’était conduit d’une manière plus prudente que brillante dans les cinq ou six dernières quêtes pour la confrérie de Saint-Joseph, pour la congrégation de la Vierge, pour la congrégation du Saint-Sacrement, etc., etc., etc.

 

Parmi les hobereaux de Verrières et des environs, adroitement classés sur le registre des frères collecteurs d’après le montant de leurs offrandes, on avait vu plus d’une fois le nom de M. de Rênal occuper la dernière ligne. En vain disait-il que lui ne gagnait rien. Le clergé ne badine pas sur cet article.


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