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Chapitre XXIV. Une capitale



 

Que de bruit, que de gens affairés! que d’idées pour l’avenir dans une tête de vingt ans! quelle distraction pour l’amour!

 

BARNAVE.

 

Enfin il aperçut, sur une montagne lointaine, des murs noirs ; c’était la citadelle de Besançon. Quelle différence pour moi, dit-il en soupirant, si j’arrivais dans cette noble ville de guerre pour être sous-lieutenant dans un des régiments chargés de la défendre!

 

Besançon n’est pas seulement une des plus jolies villes de France, elle abonde en gens de cœur et d’esprit. Mais Julien n’était qu’un petit paysan et n’eut aucun moyen d’approcher les hommes distingués.

 

Il avait pris chez Fouqué un habit bourgeois, et c’est dans ce costume qu’il passa les ponts-levis. Plein de l’histoire du siège de 1674, il voulut voir, avant de s’enfermer au séminaire, les remparts et la citadelle. Deux ou trois fois il fut sur le point de se faire arrêter par les sentinelles ; il pénétrait dans des endroits que le génie militaire interdit au public, afin de vendre pour douze ou quinze francs de foin tous les ans.

 

La hauteur des murs, la profondeur des fossés, l’air terrible des canons l’avaient occupé pendant plusieurs heures, lorsqu’il passa devant le grand café, sur le boulevard. Il resta immobile d’admiration ; il avait beau lire le mot café, écrit en gros caractères au-dessus des deux immenses portes, il ne pouvait en croire ses yeux. Il fit effort sur sa timidité ; il osa entrer, et se trouva dans une salle longue de trente ou quarante pas, et dont le plafond est élevé de vingt pieds au moins. Ce jour-là, tout était enchantement pour lui.

 

Deux parties de billard étaient en train. Les garçons criaient les points ; les joueurs couraient autour des billards encombrés de spectateurs. Des flots de fumée de tabac, s’élançant de la bouche de tous, les enveloppaient d’un nuage bleu. La haute stature de ces hommes, leurs épaules arrondies, leur démarche lourde, leurs énormes favoris, les longues redingotes qui les couvraient, tout attirait l’attention de Julien. Ces nobles enfants de l’antique Bisontium ne parlaient qu’en criant ; ils se donnaient les airs de guerriers terribles. Julien admirait immobile ; il songeait à l’immensité et à la magnificence d’une grande capitale telle que Besançon. Il ne se sentait nullement le courage de demander une tasse de café à un de ces messieurs au regard hautain, qui criaient les points du billard.

 

Mais la demoiselle du comptoir avait remarqué la charmante figure de ce jeune bourgeois de campagne, qui, arrêté à trois pas du poêle, et son petit paquet sous le bras, considérait le buste du roi, en beau plâtre blanc. Cette demoiselle, grande Franc-Comtoise, fort bien faite, et mise comme il le faut pour faire valoir un café, avait déjà dit deux fois, d’une petite voix qui cherchait à n’être entendue que de Julien : Monsieur! Monsieur! Julien rencontra de grands yeux bleus fort tendres, et vit que c’était à lui qu’on parlait.

 

Il s’approcha vivement du comptoir et de la jolie fille, comme il eût marché à l’ennemi. Dans ce grand mouvement, son paquet tomba.

 

Quelle pitié notre provincial ne va-t-il pas inspirer aux jeunes lycéens de Paris qui, à quinze ans, savent déjà entrer dans un café d’un air si distingué ? Mais ces enfants, si bien stylés à quinze ans, à dix-huit tournent au commun. La timidité passionnée que l’on rencontre en province se surmonte quelquefois et alors elle enseigne à vouloir. En s’approchant de cette jeune fille si belle, qui daignait lui adresser la parole, il faut que je lui dise la vérité, pensa Julien, qui devenait courageux à force de timidité vaincue.

 

– Madame, je viens pour la première fois de ma vie à Besançon ; je voudrais bien avoir, en payant, un pain et une tasse de café.

 

La demoiselle sourit un peu et puis rougit ; elle craignait, pour ce joli jeune homme, l’attention ironique et les plaisanteries des joueurs de billard. Il serait effrayé et ne reparaîtrait plus.

 

– Placez-vous ici près de moi, dit-elle en lui montrant une table de marbre, presque tout à fait cachée par l’énorme comptoir d’acajou qui s’avance dans la salle.

 

La demoiselle se pencha en dehors du comptoir, ce qui lui donna l’occasion de déployer une taille superbe. Julien la remarqua ; toutes ses idées changèrent. La belle demoiselle venait de placer devant lui une tasse, du sucre et un petit pain. Elle hésitait à appeler un garçon pour avoir du café, comprenant bien qu’à l’arrivée de ce garçon, son tête-à-tête avec Julien allait finir.

 

Julien, pensif, comparait cette beauté blonde et gaie à certains souvenirs qui l’agitaient souvent. L’idée de la passion dont il avait été l’objet lui ôta presque toute sa timidité. La belle demoiselle n’avait qu’un instant ; elle lut dans les regards de Julien.

 

– Cette fumée de pipe vous fait tousser, venez déjeuner demain avant huit heures du matin : alors, je suis presque seule.

 

– Quel est votre nom ? dit Julien, avec le sourire caressant de la timidité heureuse.

 

– Amanda Binet.

 

– Permettez-vous que je vous envoie, dans une heure, un petit paquet gros comme celui-ci ?

 

La belle Amanda réfléchit un peu.

 

– Je suis surveillée : ce que vous me demandez peut me compromettre ; cependant, je m’en vais écrire mon adresse sur une carte, que vous placerez sur votre paquet. Envoyez-le-moi hardiment.

 

– Je m’appelle Julien Sorel, dit le jeune homme ; je n’ai ni parents, ni connaissance à Besançon.

 

– Ah! je comprends, dit-elle avec joie, vous venez pour l’école de droit ?

 

– Hélas! non, répondit Julien ; on m’envoie au séminaire.

 

Le découragement le plus complet éteignit les traits d’Amanda ; elle appela un garçon : elle avait du courage maintenant. Le garçon versa du café à Julien, sans le regarder.

 

Amanda recevait de l’argent au comptoir ; Julien était fier d’avoir osé parler : on se disputa à l’un des billards. Les cris et les démentis des joueurs, retentissant dans cette salle immense, faisaient un tapage qui étonnait Julien. Amanda était rêveuse et baissait les yeux.

 

– Si vous voulez, Mademoiselle, lui dit-il tout à coup avec assurance, je dirai que je suis votre cousin.

 

Ce petit air d’autorité plut à Amanda. Ce n’est pas un jeune homme de rien, pensa-t-elle. Elle lui dit fort vite, sans le regarder, car son œil était occupé à voir si quelqu’un s’approchait du comptoir :

 

– Moi, je suis de Genlis, près de Dijon ; dites que vous êtes aussi de Genlis, et cousin de ma mère.

 

– Je n’y manquerai pas.

 

– Tous les jeudis, à cinq heures, en été, MM. les séminaristes passent ici devant le café.

 

– Si vous pensez à moi, quand je passerai, ayez un bouquet de violettes à la main.

 

Amanda le regarda d’un air étonné ; ce regard changea le courage de Julien en témérité ; cependant il rougit beaucoup en lui disant :

 

– Je sens que je vous aime de l’amour le plus violent.

 

– Parlez donc plus bas, lui dit-elle d’un air effrayé.

 

Julien songeait à se rappeler les phrases d’un volume dépareillé de La Nouvelle Héloïse, qu’il avait trouvé à Vergy. Sa mémoire le servit bien ; depuis dix minutes, il récitait La Nouvelle Héloïse à Mlle Amanda, ravie, il était heureux de sa bravoure, quand tout à coup la belle Franc-Comtoise prit un air glacial. Un de ses amants paraissait à la porte du café.

 

Il s’approcha du comptoir, en sifflant et marchant des épaules ; il regarda Julien. À l’instant, l’imagination de celui-ci, toujours dans les extrêmes, ne fut remplie que d’idées de duel. Il pâlit beaucoup, éloigna sa tasse, prit une mine assurée, et regarda son rival fort attentivement. Comme ce rival baissait la tête en se versant familièrement un verre d’eau-de-vie sur le comptoir, d’un regard Amanda ordonna à Julien de baisser les yeux. Il obéit, et, pendant deux minutes, se tint immobile à sa place, pâle, résolu et ne songeant qu’à ce qui allait arriver ; il était vraiment bien en cet instant. Le rival avait été étonné des yeux de Julien ; son verre d’eau-de-vie avalé d’un trait, il dit un mot à Amanda, plaça ses deux mains dans les poches latérales de sa grosse redingote et s’approcha d’un billard en soufflant et regardant Julien. Celui-ci se leva transporté de colère ; mais il ne savait comment s’y prendre pour être insolent. Il posa son petit paquet, et, de l’air le plus dandinant qu’il put, marcha vers le billard.

 

En vain la prudence lui disait : Mais avec un duel dès l’arrivée à Besançon, la carrière ecclésiastique est perdue.

 

– Qu’importe, il ne sera pas dit que je manque un insolent.

 

Amanda vit son courage ; il faisait un joli contraste avec la naïveté de ses manières ; en un instant, elle le préféra au grand jeune homme en redingote. Elle se leva, et, tout en ayant l’air de suivre de l’œil quelqu’un qui passait dans la rue, elle vint se placer rapidement entre lui et le billard :

 

– Gardez-vous de regarder de travers ce monsieur, c’est mon beau-frère.

 

– Que m’importe ? il m’a regardé.

 

– Voulez-vous me rendre malheureuse ? Sans doute, il vous a regardé, peut-être même il va venir vous parler. Je lui ai dit que vous êtes un parent de ma mère, et que vous arrivez de Genlis. Lui est Franc-Comtois et n’a jamais dépassé Dôle, sur la route de la Bourgogne ; ainsi dites ce que vous voudrez, ne craignez rien.

 

Julien hésitait encore ; elle ajouta bien vite, son imagination de dame de comptoir lui fournissant des mensonges en abondance :

 

– Sans doute il vous a regardé, mais c’est au moment où il me demandait qui vous êtes ; c’est un homme qui est manant avec tout le monde, il n’a pas voulu vous insulter.

 

L’œil de Julien suivait le prétendu beau-frère ; il le vit acheter un numéro à la poule que l’on jouait au plus éloigné des deux billards. Julien entendit sa grosse voix qui criait d’un ton menaçant : Je prends à faire. Il passa vivement derrière Mlle Amanda, et fit un pas vers le billard. Amanda le saisit par le bras :

 

– Venez me payer d’abord, lui dit-elle.

 

C’est juste, pensa Julien ; elle a peur que je ne sorte sans payer. Amanda était aussi agitée que lui et fort rouge ; elle lui rendit de la monnaie le plus lentement qu’elle put, tout en lui répétant à voix basse :

 

– Sortez à l’instant du café, ou je ne vous aime plus ; et cependant je vous aime bien.

 

Julien sortit en effet, mais lentement. N’est-il pas de mon devoir, se répétait-il, d’aller regarder à mon tour en soufflant ce grossier personnage ? Cette incertitude le retint une heure sur le boulevard devant le café ; il regardait si son homme sortait. Il ne parut pas, et Julien s’éloigna.

 

Il n’était à Besançon que depuis quelques heures et déjà il avait conquis un remords. Le vieux chirurgien-major lui avait donné autrefois, malgré sa goutte, quelques leçons d’escrime ; telle était toute la science que Julien trouvait au service de sa colère. Mais cet embarras n’eût rien été s’il eût su comment se fâcher autrement qu’en donnant un soufflet ; et, si l’on en venait aux coups de poings, son rival, homme énorme, l’eût battu et puis planté là.

 

Pour un pauvre diable comme moi, se dit Julien, sans protecteurs et sans argent, il n’y aura pas grande différence entre un séminaire et une prison ; il faut que je dépose mes habits bourgeois dans quelque auberge, où je reprendrai mon habit noir. Si jamais je parviens à sortir du séminaire pour quelques heures, je pourrai fort bien, avec mes habits bourgeois, revoir Mlle Amanda. Ce raisonnement était beau ; mais Julien, passant devant toutes les auberges, n’osait entrer dans aucune.

 

Enfin, comme il repassait devant l’hôtel des Ambassadeurs, ses yeux inquiets rencontrèrent ceux d’une grosse femme, encore assez jeune, haute en couleur, à l’air heureux et gai. Il s’approcha d’elle et lui raconta son histoire.

 

– Certainement, mon joli petit abbé, lui dit l’hôtesse des Ambassadeurs, je vous garderai vos habits bourgeois et même les ferai épousseter souvent. De ce temps-ci, il ne fait pas bon laisser un habit de drap sans le toucher. Elle prit une clef et le conduisit elle-même dans une chambre, en lui recommandant d’écrire la note de ce qu’il laissait.

 

– Bon Dieu! que vous avez bonne mine comme ça, M. l’abbé Sorel, lui dit la grosse femme quand il descendit à la cuisine, je m’en vais vous faire servir un bon dîner ; et, ajouta-t-elle à voix basse, il ne vous coûtera que vingt sols, au lieu de cinquante que tout le monde paye ; car il faut bien ménager votre petit boursicot.

 

– J’ai dix louis, répliqua Julien avec une certaine fierté.

 

– Ah! bon Dieu! répondit la bonne hôtesse alarmée, ne parlez pas si haut ; il y a bien des mauvais sujets dans Besançon. On vous volera cela en moins de rien. Surtout n’entrez jamais dans les cafés, ils sont remplis de mauvais sujets.

 

– Vraiment! dit Julien, à qui ce mot donnait à penser.

 

– Ne venez jamais que chez moi, je vous ferai faire du café. Rappelez-vous que vous trouverez toujours ici une amie et un bon dîner à vingt sols ; c’est parler ça, j’espère. Allez vous mettre à table, je vais vous servir moi-même.

 

– Je ne saurais manger, lui dit Julien, je suis trop ému, je vais entrer au séminaire en sortant de chez vous.

 

La bonne femme ne le laissa partir qu’après avoir empli ses poches de provisions. Enfin Julien s’achemina vers le lieu terrible ; l’hôtesse, de dessus sa porte, lui en indiquait la route.

Chapitre XXV. Le Séminaire

 

Trois cent trente-six dîners à 83 centimes, trois cent trente-six soupers à 38 centimes, du chocolat à qui de droit ; combien y a-t-il à gagner sur la soumission ?

 

LE VALENOD de Besançon.

 

Il vit de loin la croix de fer doré sur la porte ; il approcha lentement ; ses jambes semblaient se dérober sous lui. Voilà donc cet enfer sur la terre, dont je ne pourrai sortir! Enfin il se décida à sonner. Le bruit de la cloche retentit comme dans un lieu solitaire. Au bout de dix minutes, un homme pâle, vêtu de noir, vint lui ouvrir. Julien le regarda et aussitôt baissa les yeux. Ce portier avait une physionomie singulière. La pupille saillante et verte de ses yeux s’arrondissait comme celle d’un chat ; les contours immobiles de ses paupières annonçaient l’impossibilité de toute sympathie ; ses lèvres minces se développaient en demi-cercle sur des dents qui avançaient. Cependant cette physionomie ne montrait pas le crime, mais plutôt cette insensibilité parfaite qui inspire bien plus de terreur à la jeunesse. Le seul sentiment que le regard rapide de Julien put deviner sur cette longue figure dévote fut un mépris profond pour tout ce dont on voudrait lui parler, et qui ne serait pas l’intérêt du ciel.

 

Julien releva les yeux avec effort, et d’une voix que le battement de cœur rendait tremblante, il expliqua qu’il désirait parler à M. Pirard, le directeur du séminaire. Sans dire une parole, l’homme noir lui fit signe de le suivre. Ils montèrent deux étages par un large escalier à rampe de bois, dont les marches déjetées penchaient tout à fait du côté opposé au mur, et semblaient prêtes à tomber. Une petite porte, surmontée d’une grande croix de cimetière en bois blanc peint en noir, fut ouverte avec difficulté, et le portier le fit entrer dans une chambre sombre et basse, dont les murs blanchis à la chaux étaient garnis de deux grands tableaux noircis par le temps. Là, Julien fut laissé seul ; il était atterré, son cœur battait violemment ; il eût été heureux d’oser pleurer. Un silence de mort régnait dans toute la maison.

 

Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut une journée, le portier à figure sinistre reparut sur le pas d’une porte à l’autre extrémité de la chambre, et, sans daigner parler, lui fit signe d’avancer. Il entra dans une pièce encore plus grande que la première et fort mal éclairée. Les murs aussi étaient blanchis ; mais il n’y avait pas de meubles. Seulement dans un coin près de la porte, Julien vit en passant un lit de bois blanc, deux chaises de paille, et un petit fauteuil en planches de sapin sans coussin. À l’autre extrémité de la chambre, près d’une petite fenêtre à vitres jaunies, garnie de vases de fleurs tenus salement, il aperçut un homme assis devant une table, et couvert d’une soutane délabrée ; il avait l’air en colère, et prenait l’un après l’autre une foule de petits carrés de papier qu’il rangeait sur sa table, après y avoir écrit quelques mots. Il ne s’apercevait pas de la présence de Julien. Celui-ci était immobile debout vers le milieu de la chambre, là où l’avait laissé le portier, qui était ressorti en fermant la porte.

 

Dix minutes se passèrent ainsi ; l’homme mal vêtu écrivait toujours. L’émotion et la terreur de Julien étaient telles qu’il lui semblait être sur le point de tomber. Un philosophe eût dit, peut-être en se trompant : c’est la violente impression du laid sur une âme faite pour aimer ce qui est beau.

 

L’homme qui écrivait leva la tête ; Julien ne s’en aperçut qu’au bout d’un moment, et même, après l’avoir vu, il restait encore immobile comme frappé à mort par le regard terrible dont il était l’objet. Les yeux troublés de Julien distinguaient à peine une figure longue et toute couverte de taches rouges, excepté sur le front, qui laissait voir une pâleur mortelle. Entre ces joues rouges et ce front blanc, brillaient deux petits yeux noirs faits pour effrayer le plus brave. Les vastes contours de ce front étaient marqués par des cheveux épais, plats et d’un noir de jais.

 

– Voulez-vous approcher, oui ou non ? dit enfin cet homme avec impatience.

 

Julien s’avança d’un pas mal assuré, et enfin, prêt à tomber et pâle, comme de sa vie il ne l’avait été, il s’arrêta à trois pas de la petite table de bois blanc couverte de carrés de papier.

 

– Plus près, dit l’homme.

 

Julien s’avança encore en étendant la main, comme cherchant à s’appuyer sur quelque chose.

 

– Votre nom ?

 

– Julien Sorel.

 

– Vous avez bien tardé, lui dit-on, en attachant de nouveau sur lui un œil terrible.

 

Julien ne put supporter ce regard ; étendant la main comme pour se soutenir, il tomba tout de son long sur le plancher.

 

L’homme sonna. Julien n’avait perdu que l’usage des yeux et la force de se mouvoir ; il entendit des pas qui s’approchaient.

 

On le releva, on le plaça sur le petit fauteuil de bois blanc. Il entendit l’homme terrible qui disait au portier :

 

– Il tombe du haut mal apparemment, il ne manquait plus que ça.

 

Quand Julien put ouvrir les yeux, l’homme à la figure rouge continuait à écrire ; le portier avait disparu. Il faut avoir du courage, se dit notre héros, et surtout cacher ce que je sens : il éprouvait un violent mal de cœur ; s’il m’arrive un accident, Dieu sait ce qu’on pensera de moi. Enfin l’homme cessa d’écrire, et regardant Julien de côté :

 

– Êtes-vous en état de me répondre ?

 

– Oui, Monsieur, dit Julien, d’une voix affaiblie.

 

– Ah! c’est heureux.

 

L’homme noir s’était levé à demi et cherchait avec impatience une lettre dans le tiroir de sa table de sapin qui s’ouvrit en criant. Il la trouva, s’assit lentement, et regardant de nouveau Julien, d’un air à lui arracher le peu de vie qui lui restait :

 

– Vous m’êtes recommandé par M. Chélan, c’était le meilleur curé du diocèse, homme vertueux s’il en fut, et mon ami depuis trente ans.

 

– Ah! c’est à M. Pirard que j’ai l’honneur de parler dit Julien d’une voix mourante.

 

– Apparemment, répliqua le directeur du séminaire, en le regardant avec humeur.

 

Il y eut un redoublement d’éclat dans ses petits yeux, suivi d’un mouvement involontaire des muscles des coins de la bouche. C’était la physionomie du tigre goûtant par avance le plaisir de dévorer sa proie.

 

– La lettre de Chélan est courte, dit-il, comme se parlant à lui-même. Intelligenti pauca ; par le temps qui court, on ne saurait écrire trop peu. Il lut haut :

 

« Je vous adresse Julien Sorel, de cette paroisse, que j’ai baptisé il y aura vingt ans ; fils d’un charpentier riche, mais qui ne lui donne rien. Julien sera un ouvrier remarquable dans la vigne du Seigneur. La mémoire, l’intelligence ne manquent point, il y a de la réflexion. Sa vocation sera-t-elle durable ? est-elle sincère ? »

 

– Sincère! répéta l’abbé Pirard d’un air étonné, et en regardant Julien ; mais déjà le regard de l’abbé était moins dénué de toute humanité ; sincère! répéta-t-il en baissant la voix et reprenant sa lecture :

 

« Je vous demande pour Julien Sorel une bourse ; il la méritera en subissant les examens nécessaires. Je lui ai montré un peu de théologie, de cette ancienne et bonne théologie des Bossuet, des Arnault, des Fleury. Si ce sujet ne vous convient pas, renvoyez-le-moi ; le directeur du dépôt de mendicité, que vous connaissez bien, lui offre huit cents francs pour être précepteur de ses enfants. – Mon intérieur est tranquille, grâce à Dieu. Je m’accoutume au coup terrible. Vale et me ama. »

 

L’abbé Pirard, ralentissant la voix comme il lisait la signature, prononça avec un soupir le mot Chélan.

 

– Il est tranquille, dit-il ; en effet, sa vertu méritait cette récompense ; Dieu puisse-t-il me l’accorder, le cas échéant!

 

Il regarda le ciel et fit un signe de croix. À la vue de ce signe sacré, Julien sentit diminuer l’horreur profonde qui, depuis son entrée dans cette maison, l’avait glacé.

 

– J’ai ici trois cent vingt et un aspirants à l’état le plus saint, dit enfin l’abbé Pirard, d’un ton de voix sévère, mais non méchant ; sept ou huit seulement me sont recommandés par des hommes tels que l’abbé Chélan ; ainsi parmi les trois cent vingt et un, vous allez être le neuvième. Mais ma protection n’est ni faveur, ni faiblesse, elle est redoublement de soins et de sévérité contre les vices. Allez fermer cette porte à clef.

 

Julien fit un effort pour marcher et réussit à ne pas tomber. Il remarqua qu’une petite fenêtre, voisine de la porte d’entrée, donnait sur la campagne. Il regarda les arbres ; cette vue lui fit du bien, comme s’il eût aperçu d’anciens amis.

 

Loquerisne linguam latinam ? (Parlez-vous latin), lui dit l’abbé Pirard, comme il revenait.

 

Ita, pater optime (oui, mon excellent père), répondit Julien, revenant un peu à lui. Certainement, jamais homme au monde ne lui avait paru moins excellent que M. Pirard, depuis une demi-heure.

 

L’entretien continua en latin. L’expression des yeux de l’abbé s’adoucissait ; Julien reprenait quelque sang-froid. Que je suis faible, pensa-t-il, de m’en laisser imposer par ces apparences de vertu! cet homme sera tout simplement un fripon comme M. Maslon ; et Julien s’applaudit d’avoir caché presque tout son argent dans ses bottes.

 

L’abbé Pirard examina Julien sur la théologie, il fut surpris de l’étendue de son savoir. Son étonnement augmenta quand il l’interrogea en particulier sur les saintes écritures. Mais quand il arriva aux questions sur la doctrine des Pères, il s’aperçut que Julien ignorait presque jusqu’aux noms de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Bonaventure, de saint Basile, etc., etc.

 

Au fait, pensa l’abbé Pirard, voilà bien cette tendance fatale au protestantisme que j’ai toujours reprochée à Chélan. Une connaissance approfondie et trop approfondie des saintes écritures.

 

(Julien venait de lui parler, sans être interrogé à ce sujet, du temps véritable où avaient été écrits la Genèse, le Pentateuque, etc.)

 

À quoi mène ce raisonnement infini sur les saintes écritures, pensa l’abbé Pirard, si ce n’est à l’examen personnel, c’est-à-dire au plus affreux protestantisme ? Et à côté de cette science imprudente, rien sur les Pères qui puisse compenser cette tendance.

 

Mais l’étonnement du directeur du séminaire n’eut plus de bornes, lorsque interrogeant Julien sur l’autorité du Pape, et s’attendant aux maximes de l’ancienne Église gallicane, le jeune homme lui récita tout le livre de M. de Maistre.

 

Singulier homme que ce Chélan, pensa l’abbé Pirard ; lui a-t-il montré ce livre pour lui apprendre à s’en moquer ?

 

Ce fut en vain qu’il interrogea Julien pour tâcher de deviner s’il croyait sérieusement à la doctrine de M. de Maistre. Le jeune homme ne répondait qu’avec sa mémoire. De ce moment, Julien fut réellement très bien, il sentait qu’il était maître de soi. Après un examen fort long, il lui sembla que la sévérité de M. Pirard envers lui n’était plus qu’affectée. En effet, sans les principes de gravité austère que, depuis quinze ans, il s’était imposés envers ses élèves en théologie, le directeur du séminaire eût embrassé Julien au nom de la logique, tant il trouvait de clarté, de précision et de netteté dans ses réponses.

 

Voilà un esprit hardi et sain, se disait-il, mais corpus debile (le corps est faible).

 

– Tombez-vous souvent ainsi ? dit-il à Julien en français et lui montrant du doigt le plancher.

 

– C’est la première fois de ma vie, la figure du portier m’avait glacé, ajouta Julien en rougissant comme un enfant.

 

L’abbé Pirard sourit presque.

 

– Voilà l’effet des vaines pompes du monde ; vous êtes accoutumé apparemment à des visages riants, véritables théâtres de mensonge. La vérité est austère, Monsieur. Mais notre tâche ici-bas n’est-elle pas austère aussi ? Il faudra veiller à ce que votre conscience se tienne en garde contre cette faiblesse : Trop de sensibilité aux vaines grâces de l’extérieur.

 

Si vous ne m’étiez pas recommandé, dit l’abbé Pirard en reprenant la langue latine avec un plaisir marqué, si vous ne m’étiez pas recommandé par un homme tel que l’abbé Chélan, je vous parlerais le vain langage de ce monde auquel il paraît que vous êtes trop accoutumé. La bourse entière que vous sollicitez, vous dirais-je, est la chose du monde la plus difficile à obtenir. Mais l’abbé Chélan a mérité bien peu, par cinquante-six ans de travaux apostoliques, s’il ne peut disposer d’une bourse au séminaire.

 

Après ces mots, l’abbé Pirard recommanda à Julien de n’entrer dans aucune société ou congrégation secrète sans son consentement.

 

– Je vous en donne ma parole d’honneur, dit Julien avec l’épanouissement du cœur d’un honnête homme.

 

Le directeur du séminaire sourit pour la première fois.

 

– Ce mot n’est point de mise ici, lui dit-il, il rappelle trop le vain honneur des gens du monde qui les conduit à tant de fautes, et souvent à des crimes. Vous me devez la sainte obéissance en vertu du paragraphe dix-sept de la bulle Unam Ecclesiam de saint Pie V. Je suis votre supérieur ecclésiastique. Dans cette maison, entendre, mon très cher fils, c’est obéir. Combien avez-vous d’argent ?

 

Nous y voici, se dit Julien, c’était pour cela qu’était le très cher fils.

 

– Trente-cinq francs, mon père.

 

– Écrivez soigneusement l’emploi de cet argent ; vous aurez à m’en rendre compte.

 

Cette pénible séance avait duré trois heures ; Julien appela le portier.

 

– Allez installer Julien Sorel dans la cellule n° 103, dit l’abbé Pirard à cet homme.

 

Par une grande distinction, il accordait à Julien un logement séparé.

 

– Portez-y sa malle, ajouta-t-il.

 

Julien baissa les yeux et reconnut sa malle précisément en face de lui, il la regardait depuis trois heures, et ne l’avait pas reconnue.

 

En arrivant au n° 103, c’était une petite chambrette de huit pieds en carré, au dernier étage de la maison, Julien remarqua qu’elle donnait sur les remparts, et par delà on apercevait la jolie plaine que le Doubs sépare de la ville.

 

Quelle vue charmante! s’écria Julien ; en se parlant ainsi il ne sentait pas ce qu’exprimaient ces mots. Les sensations si violentes qu’il avait éprouvées depuis le peu de temps qu’il était à Besançon avaient entièrement épuisé ses forces. Il s’assit près de la fenêtre sur l’unique chaise de bois qui fût dans sa cellule, et tomba aussitôt dans un profond sommeil. Il n’entendit point la cloche du souper, ni celle du salut ; on l’avait oublié.

 

Quand les premiers rayons du soleil le réveillèrent le lendemain matin, il se trouva couché sur le plancher.


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