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Chapitre XXIV. Strasbourg



 

Fascination ! tu as de l’amour toute son énergie, toute sa puissance d’éprouver le malheur. Ses plaisirs enchanteurs, ses douces jouissances sont seuls au delà de ta sphère. Je ne pouvais pas dire en la voyant dormir : elle est toute à moi, avec sa beauté d’ange et ses douces faiblesses ! La voilà livrée à ma puissance, telle que le ciel la fit dans sa miséricorde pour enchanter un cœur d’homme.

 

Ode de SCHILLER.

 

Forcé de passer huit jours à Strasbourg, Julien cherchait à se distraire par des idées de gloire militaire et de dévouement à la patrie. Était-il donc amoureux? il n’en savait rien, il trouvait seulement dans son âme bourrelée Mathilde maîtresse absolue de son bonheur comme de son imagination. Il avait besoin de toute l’énergie de son caractère pour se maintenir au-dessus du désespoir. Penser à ce qui n’avait pas quelque rapport à Mlle de La Mole était hors de sa puissance. L’ambition, les simples succès de vanité le distrayaient autrefois des sentiments que Mme de Rênal lui avait inspirés. Mathilde avait tout absorbé ; il la trouvait partout dans l’avenir.

 

De toutes parts, dans cet avenir, Julien voyait le manque de succès. Cet être que l’on a vu à Verrières si rempli de présomption, si orgueilleux, était tombé dans un excès de modestie ridicule.

 

Trois jours auparavant il eût tué avec plaisir l’abbé Castanède, et si, à Strasbourg, un enfant se fût pris de querelle avec lui, il eût donné raison à l’enfant. En repensant aux adversaires, aux ennemis qu’il avait rencontrés dans sa vie, il trouvait toujours que lui, Julien, avait eu tort.

 

C’est qu’il avait maintenant pour implacable ennemie cette imagination puissante, autrefois sans cesse employée à lui peindre dans l’avenir des succès si brillants.

 

La solitude absolue de la vie de voyageur augmentait l’empire de cette noire imagination. Quel trésor n’eût pas été un ami ! Mais, se disait Julien, est-il donc un cœur qui batte pour moi? Et quand j’aurais un ami, l’honneur ne me commande-t-il pas un silence éternel?

 

Il se promenait à cheval tristement dans les environs de Kehl ; c’est un bourg sur le bord du Rhin, immortalisé par Desaix et Gouvion Saint-Cyr. Un paysan allemand lui montrait les petits ruisseaux, les chemins, les îlots du Rhin auxquels le courage de ces grands généraux a fait un nom. Julien, conduisant son cheval de la main gauche, tenait déployée de la droite la superbe carte qui orne les Mémoires du maréchal Saint-Cyr. Une exclamation de gaieté lui fit lever la tête.

 

C’était le prince Korasoff, cet ami de Londres, qui lui avait dévoilé quelques mois auparavant les premières règles de la haute fatuité. Fidèle à ce grand art, Korasoff, arrivé de la veille à Strasbourg, depuis une heure à Kehl, et qui de la vie n’avait lu une ligne sur le siège de 1796, se mit à tout expliquer à Julien. Le paysan allemand le regardait étonné ; car il savait assez de français pour distinguer les énormes bévues dans lesquelles tombait le prince. Julien était à mille lieues des idées du paysan, il regardait avec étonnement ce beau jeune homme, il admirait sa grâce à monter à cheval.

 

L’heureux caractère ! se disait-il. Comme son pantalon va bien ; avec quelle élégance sont coupés ses cheveux ! Hélas ! si j’eusse été ainsi, peut-être qu’après m’avoir aimé trois jours, elle ne m’eût pas pris en aversion.

 

Quand le prince eut fini son siège de Kehl : – Vous avez la mine d’un trappiste, dit-il à Julien, vous outrez le principe de la gravité que je vous ai donné à Londres. L’air triste ne peut être de bon ton ; c’est l’air ennuyé qu’il faut. Si vous êtes triste, c’est donc quelque chose qui vous manque, quelque chose qui ne vous a pas réussi.

 

C’est montrer soi inférieur. Êtes-vous ennuyé, au contraire, c’est ce qui a essayé vainement de vous plaire qui est inférieur. Comprenez donc, mon cher, combien la méprise est grave.

 

Julien jeta un écu au paysan qui les écoutait bouche béante.

 

– Bien, dit le prince, il y a de la grâce, un noble dédain ! fort bien ! Et il mit son cheval au galop. Julien le suivit, rempli d’une admiration stupide.

 

Ah ! si j’eusse été ainsi, elle ne m’eût pas préféré Croisenois ! Plus sa raison était choquée des ridicules du prince, plus il se méprisait de ne pas les admirer, et s’estimait malheureux de ne pas les avoir. Le dégoût de soi-même ne peut aller plus loin.

 

Le prince le trouvant décidément triste : – Ah çà, mon cher, lui dit-il en rentrant à Strasbourg, avez-vous perdu tout votre argent, ou seriez-vous amoureux de quelque petite actrice?

 

Les Russes copient les mœurs françaises, mais toujours à cinquante ans de distance. Ils en sont maintenant au siècle de Louis XV.

 

Ces plaisanteries sur l’amour mirent des larmes dans les yeux de Julien : Pourquoi ne consulterais-je pas cet homme si aimable? se dit-il tout à coup.

 

– Eh bien oui, mon cher, dit-il au prince, vous me voyez à Strasbourg fort amoureux et même délaissé. Une femme charmante, qui habite une ville voisine, m’a planté là après trois jours de passion, et ce changement me tue.

 

Il peignit au prince, sous des noms supposés, les actions et le caractère de Mathilde.

 

– N’achevez pas, dit Korasoff : pour vous donner confiance en votre médecin, je vais terminer la confidence. Le mari de cette jeune femme jouit d’une fortune énorme, ou bien plutôt elle appartient, elle, à la plus haute noblesse du pays. Il faut qu’elle soit fière de quelque chose.

 

Julien fit un signe de tête, il n’avait plus le courage de parler.

 

– Fort bien, dit le prince, voici trois drogues assez amères que vous allez prendre sans délai.

 

I° Voir tous les jours Madame…, comment l’appelez-vous?

 

– Mme de Dubois.

 

Quel nom ! dit le prince en éclatant de rire ; mais pardon, il est sublime pour vous. Il s’agit de voir chaque jour Mme de Dubois ; n’allez pas surtout paraître à ses yeux froid et piqué ; rappelez-vous le grand principe de votre siècle : soyez le contraire de ce à quoi l’on s’attend. Montrez-vous précisément tel que vous étiez huit jours avant d’être honoré de ses bontés.

 

– Ah ! j’étais tranquille alors, s’écria Julien avec désespoir, je croyais la prendre en pitié…

 

– Le papillon se brûle à la chandelle, continua le prince, comparaison vieille comme le monde.

 

I° Vous la verrez tous les jours ;

 

2° Vous ferez la cour à une femme de la société, mais sans vous donner les apparences de la passion, entendez-vous? Je ne vous le cache pas, votre rôle est difficile ; vous jouez la comédie, et si l’on devine que vous la jouez, vous êtes perdu.

 

– Elle a tant d’esprit, et moi si peu ! Je suis perdu, dit Julien tristement.

 

– Non, vous êtes seulement plus amoureux que je ne le croyais. Mme de Dubois est profondément occupée d’elle-même, comme toutes les femmes qui ont reçu du ciel ou trop de noblesse ou trop d’argent. Elle se regarde au lieu de vous regarder, donc elle ne vous connaît pas. Pendant les deux ou trois accès d’amour qu’elle s’est donnés en votre faveur, à grand effort d’imagination, elle voyait en vous le héros qu’elle avait rêvé, et non pas ce que vous êtes réellement…

 

Mais que diable, ce sont là les éléments, mon cher Sorel, êtes-vous tout à fait un écolier?…

 

Parbleu ! entrons dans ce magasin ; voilà un col noir charmant, on le dirait fait par John Anderson, de Burlington-Street ; faites-moi le plaisir de le prendre, et de jeter bien loin cette ignoble corde noire que vous avez au cou.

 

Ah çà, continua le prince en sortant de la boutique du premier passementier de Strasbourg, quelle est la société de Mme de Dubois? grand Dieu ! quel nom ! Ne vous fâchez pas, mon cher Sorel, c’est plus fort que moi… À qui ferez-vous la cour?

 

– À une prude par excellence, fille d’un marchand de bas immensément riche. Elle a les plus beaux yeux du monde, et qui me plaisent infiniment ; elle tient sans doute le premier rang dans le pays ; mais au milieu de toutes ses grandeurs, elle rougit au point de se déconcerter si quelqu’un vient à parler de commerce et de boutique. Et par malheur, son père était l’un des marchands les plus connus de Strasbourg.

 

– Ainsi si l’on parle d’industrie, dit le prince en riant, vous êtes sûr que votre belle songe à elle et non pas à vous. Ce ridicule est divin et fort utile, il vous empêchera d’avoir le moindre moment de folie auprès de ses beaux yeux. Le succès est certain.

 

Julien songeait à Mme la maréchale de Fervaques qui venait beaucoup à l’hôtel de La Mole. C’était une belle étrangère qui avait épousé le maréchal un an avant sa mort. Toute sa vie semblait n’avoir d’autre objet que de faire oublier qu’elle était fille d’un industriel, et pour être quelque chose à Paris, elle s’était mise à la tête de la vertu.

 

Julien admirait sincèrement le prince ; que n’eût-il pas donné pour avoir ses ridicules ! La conversation entre les deux amis fut infinie ; Korasoff était ravi : jamais un Français ne l’avait écouté aussi longtemps. Ainsi, j’en suis enfin venu, se disait le prince charmé, à me faire écouter en donnant des leçons à mes maîtres !

 

– Nous sommes bien d’accord, répétait-il à Julien pour la dixième fois, pas l’ombre de passion quand vous parlerez à la jeune beauté fille du marchand de bas de Strasbourg, en présence de Mme de Dubois. Au contraire, passion brûlante en écrivant. Lire une lettre d’amour bien écrite est le souverain plaisir pour une prude ; c’est un moment de relâche. Elle ne joue pas la comédie, elle ose écouter son cœur ; donc deux lettres par jour.

 

– Jamais, jamais ! dit Julien découragé ; je me ferais plutôt piler dans un mortier que de composer trois phrases ; je suis un cadavre, mon cher, n’espérez plus rien de moi. Laissez-moi mourir au bord de la route.

 

– Et qui vous parle de composer des phrases? J’ai dans mon nécessaire six volumes de lettres d’amour manuscrites. Il y en a pour tous les caractères de femme, j’en ai pour la plus haute vertu. Est-ce que Kalisky n’a pas fait la cour à Richemond-la-Terrasse, vous savez, à trois lieues de Londres, à la plus jolie quakeresse de toute l’Angleterre?

 

Julien était moins malheureux quand il quitta son ami à deux heures du matin.

 

Le lendemain le prince fit appeler un copiste, et deux jours après Julien eut cinquante-trois lettres d’amour bien numérotées, destinées à la vertu la plus sublime et la plus triste.

 

– Il n’y en a pas cinquante-quatre, dit le prince, parce que Kalisky se fit éconduire ; mais que vous importe d’être maltraité par la fille du marchand de bas, puisque vous ne voulez agir que sur le cœur de Mme de Dubois?

 

Tous les jours on montait à cheval : le prince était fou de Julien. Ne sachant comment lui témoigner son amitié soudaine, il finit par lui offrir la main d’une de ses cousines, riche héritière de Moscou. Et une fois marié, ajouta-t-il, mon influence et la croix que vous avez là vous font colonel en deux ans.

 

– Mais cette croix n’est pas donnée par Napoléon, il s’en faut bien.

 

– Qu’importe, dit le prince, ne l’a-t-il pas inventée? Elle est encore de bien loin la première en Europe.

 

Julien fut sur le point d’accepter ; mais son devoir le rappelait auprès du grand personnage ; en quittant Korasoff il promit d’écrire. Il reçut la réponse à la note secrète qu’il avait apportée, et courut vers Paris ; mais à peine eut-il été seul deux jours de suite, que quitter la France et Mathilde lui parut un supplice pire que la mort. Je n’épouserai pas les millions que m’offre Korasoff, se dit-il, mais je suivrai ses conseils.

 

Après tout, l’art de séduire est son métier ; il ne songe qu’à cette seule affaire depuis plus de quinze ans, car il en a trente. On ne peut pas dire qu’il manque d’esprit ; il est fin et cauteleux ; l’enthousiasme, la poésie sont une impossibilité dans ce caractère ; c’est un procureur ; raison de plus pour qu’il ne se trompe pas.

 

Il le faut, je vais faire la cour à Mme de Fervaques.

 

Elle m’ennuiera bien peut-être un peu, mais je regarderai ces yeux si beaux et qui ressemblent tellement à ceux qui m’ont le plus aimé au monde.

 

Elle est étrangère ; c’est un caractère nouveau à observer.

 

Je suis fou, je me noie, je dois suivre les conseils d’un ami et ne pas m’en croire moi-même.

Chapitre XXV. Le Ministère de la vertu

 

Mais si je prends de ce plaisir avec tant de prudence et de circonspection, ce ne sera plus un plaisir pour moi.

 

LOPE DE VEGA.

 

À peine de retour à Paris, et au sortir du cabinet du marquis de La Mole, qui parut fort déconcerté des dépêches qu’on lui présentait, notre héros courut chez le comte Altamira. À l’avantage d’être condamné à mort, ce bel étranger réunissait beaucoup de gravité et le bonheur d’être dévot ; ces deux mérites et, plus que tout, la haute naissance du comte, convenaient tout à fait à Mme de Fervaques, qui le voyait beaucoup.

 

Julien lui avoua gravement qu’il en était fort amoureux.

 

– C’est la vertu la plus pure et la plus haute, répondit Altamira, seulement un peu jésuitique et emphatique. Il est des jours où je comprends chacun des mots dont elle se sert, mais je ne comprends pas la phrase tout entière. Elle me donne souvent l’idée que je ne sais pas le français aussi bien qu’on le dit. Cette connaissance fera prononcer votre nom ; elle vous donnera du poids dans le monde. Mais allons chez Bustos, dit le comte Altamira, qui était un esprit d’ordre ; il a fait la cour à Mme la maréchale.

 

Don Diego Bustos se fit longtemps expliquer l’affaire, sans rien dire, comme un avocat dans son cabinet. Il avait une grosse figure de moine, avec des moustaches noires, et une gravité sans pareille ; du reste, bon carbonaro.

 

– Je comprends, dit-il enfin à Julien. La maréchale de Fervaques a-t-elle eu des amants, n’en a-t-elle pas eu? Avez-vous ainsi quelque espoir de réussir? voilà la question. C’est vous dire que, pour ma part, j’ai échoué. Maintenant que je ne suis plus piqué, je me fais ce raisonnement : souvent elle a de l’humeur, et, comme je vous le raconterai bientôt, elle n’est pas mal vindicative.

 

Je ne lui trouve pas ce tempérament bilieux qui est celui du génie, et jette sur toutes les actions comme un vernis de passion. C’est au contraire à la façon d’être flegmatique et tranquille des Hollandais qu’elle doit sa rare beauté et ses couleurs si fraîches.

 

Julien s’impatientait de la lenteur et du flegme inébranlable de l’Espagnol ; de temps en temps, malgré lui, quelques monosyllabes lui échappaient.

 

– Voulez-vous m’écouter? lui dit gravement don Diego Bustos.

 

– Pardonnez à la furia francese ; je suis tout oreille, dit Julien.

 

– La maréchale de Fervaques est donc fort adonnée à la haine ; elle poursuit impitoyablement des gens qu’elle n’a jamais vus, des avocats, de pauvres diables d’hommes de lettres qui ont fait des chansons comme Collé, vous savez?

 

J ’ai la marotte

D ’aimer Marote,

etc.

 

Et Julien dut essuyer la citation tout entière. L’Espagnol était bien aise de chanter en français.

 

Cette divine chanson ne fut jamais écoutée avec plus d’impatience. Quand elle fut finie : – La maréchale, dit don Diego Bustos, a fait destituer l’auteur de cette chanson :

 

Un jour l’amant au cabaret…

 

Julien frémit qu’il ne voulût la chanter. Il se contenta de l’analyser. Réellement elle était impie et peu décente.

 

Quand la maréchale se prit de colère contre cette chanson, dit don Diego, je lui fis observer qu’une femme de son rang ne devait point lire toutes les sottises qu’on publie. Quelques progrès que fassent la piété et la gravité, il y aura toujours en France une littérature de cabaret. Quand Mme de Fervaques eut fait ôter à l’auteur, pauvre diable en demi-solde, une place de dix-huit cents francs : Prenez garde, lui dis-je, vous avez attaqué ce rimailleur avec vos armes, il peut vous répondre avec ses rimes : il fera une chanson sur la vertu. Les salons dorés seront pour vous ; les gens qui aiment à rire répéteront ses épigrammes. Savez-vous, Monsieur, ce que la maréchale me répondit? – Pour l’intérêt du Seigneur tout Paris me verrait marcher au martyre ; ce serait un spectacle nouveau en France. Le peuple apprendrait à respecter la qualité. Ce serait le plus beau jour de ma vie. Jamais ses yeux ne furent plus beaux.

 

– Et elle les a superbes, s’écria Julien.

 

– Je vois que vous êtes amoureux… Donc, reprit gravement don Diego Bustos, elle n’a pas la constitution bilieuse qui porte à la vengeance. Si elle aime à nuire pourtant, c’est qu’elle est malheureuse, je soupçonne là malheur intérieur. Ne serait-ce point une prude lasse de son métier?

 

L’Espagnol le regarda en silence pendant une grande minute.

 

– Voilà toute la question, ajouta-t-il gravement, et c’est de là que vous pouvez tirer quelque espoir. J’y ai beaucoup réfléchi pendant les deux ans que je me suis porté son très humble serviteur. Tout votre avenir, monsieur qui êtes amoureux, dépend de ce grand problème : Est-ce une prude lasse de son métier, et méchante parce qu’elle est malheureuse?

 

– Ou bien, dit Altamira sortant enfin de son profond silence, serait-ce ce que je t’ai dit vingt fois? tout simplement de la vanité française ; c’est le souvenir de son père, le fameux marchand de draps, qui fait le malheur de ce caractère naturellement morne et sec. Il n’y aurait qu’un bonheur pour elle, celui d’habiter Tolède, et d’être tourmentée par un confesseur qui chaque jour lui montrerait l’enfer tout ouvert.

 

Comme Julien sortait : – Altamira m’apprend que vous êtes des nôtres, lui dit don Diego, toujours plus grave. Un jour vous nous aiderez à reconquérir notre liberté, ainsi veux-je vous aider dans ce petit amusement. Il est bon que vous connaissiez le style de la maréchale ; voici quatre lettres de sa main.

 

– Je vais les copier, s’écria Julien, et vous les rapporter.

 

– Et jamais personne ne saura par vous un mot de ce que nous avons dit?

 

– Jamais, sur l’honneur ! s’écria Julien.

 

– Ainsi Dieu vous soit en aide ! ajouta l’Espagnol ; et il reconduisit silencieusement, jusque sur l’escalier, Altamira et Julien.

 

Cette scène égaya un peu notre héros ; il fut sur le point de sourire. Et voilà le dévot Altamira, se disait-il, qui m’aide dans une entreprise d’adultère !

 

Pendant toute la grave conversation de don Diego Bustos, Julien avait été attentif aux heures sonnées par l’horloge de l’hôtel d’Aligre.

 

Celle du dîner approchait, il allait donc revoir Mathilde ! Il rentra, et s’habilla avec beaucoup de soin.

 

Première sottise, se dit-il en descendant l’escalier ; il faut suivre à la lettre l’ordonnance du prince.

 

Il remonta chez lui, et prit un costume de voyage on ne peut pas plus simple.

 

Maintenant, pensa-t-il, il s’agit des regards. Il n’était que cinq heures et demie, et l’on dînait à six. Il eut l’idée de descendre au salon, qu’il trouva solitaire. À la vue du canapé bleu, il fut ému jusqu’aux larmes ; bientôt ses joues devinrent brûlantes. Il faut user cette sensibilité sotte, se dit-il avec colère ; elle me trahirait. Il prit un journal pour avoir une contenance, et passa trois ou quatre fois du salon au jardin.

 

Ce ne fut qu’en tremblant et bien caché par un grand chêne qu’il osa lever les yeux jusqu’à la fenêtre de Mlle de La Mole. Elle était hermétiquement fermée ; il fut sur le point de tomber, et resta longtemps appuyé contre le chêne ; ensuite, d’un pas chancelant, il alla revoir l’échelle du jardinier.

 

Le chaînon, jadis forcé par lui en des circonstances, hélas ! si différentes, n’avait point été raccommodé. Emporté par un mouvement de folie, Julien le pressa contre ses lèvres.

 

Après avoir erré longtemps du salon au jardin, Julien se trouva horriblement fatigué ; ce fut un premier succès qu’il sentit vivement. Mes regards seront éteints et ne me trahiront pas ! Peu à peu, les convives arrivèrent au salon ; jamais la porte ne s’ouvrit sans jeter un trouble mortel dans le cœur de Julien.

 

On se mit à table. Enfin parut Mlle de La Mole, toujours fidèle à son habitude de se faire attendre. Elle rougit beaucoup en voyant Julien ; on ne lui avait pas dit son arrivée. D’après la recommandation du prince Korasoff, Julien regarda ses mains ; elles tremblaient. Troublé lui-même au-delà de toute expression par cette découverte, il fut assez heureux pour ne paraître que fatigué.

 

M. de La Mole fit son éloge. La marquise lui adressa la parole un instant après, et lui fit compliment sur son air de fatigue. Julien se disait à chaque instant : Je ne dois pas trop regarder Mlle de La Mole, mais mes regards non plus ne doivent point la fuir. Il faut paraître ce que j’étais réellement huit jours avant mon malheur… Il eut lieu d’être satisfait du succès et resta au salon. Attentif pour la première fois envers la maîtresse de la maison, il fit tous ses efforts pour faire parler les hommes de sa société et maintenir la conversation vivante.

 

Sa politesse fut récompensée : sur les huit heures, on annonça Mme la maréchale de Fervaques. Julien s’échappa et reparut bientôt vêtu avec le plus grand soin. Mme de La Mole lui sut un gré infini de cette marque de respect, et voulut lui témoigner sa satisfaction, en parlant de son voyage à Mme de Fervaques. Julien s’établit auprès de la maréchale de façon à ce que ses yeux ne fussent pas aperçus de Mathilde. Placé ainsi, suivant toutes les règles de l’art, Mme de Fervaques fut pour lui l’objet de l’admiration la plus ébahie. C’est par une tirade sur ce sentiment que commençait la première des cinquante-trois lettres dont le prince Korasoff lui avait fait cadeau.

 

La maréchale annonça qu’elle allait à l’Opéra-Buffa. Julien y courut ; il trouva le chevalier de Beauvoisis, qui l’emmena dans une loge de messieurs les gentilshommes de la chambre, justement à côté de la loge de Mme de Fervaques. Julien la regarda constamment. Il faut, se dit-il en rentrant à l’hôtel, que je tienne un journal de siège ; autrement j’oublierais mes attaques. Il se força à écrire deux ou trois pages sur ce sujet ennuyeux, et parvint ainsi, chose admirable ! à ne presque pas penser à Mlle de La Mole.

 

Mathilde l’avait presque oublié pendant son voyage. Ce n’est après tout qu’un être commun, pensait-elle, son nom me rappellera toujours la plus grande faute de ma vie. Il faut revenir de bonne foi aux idées vulgaires de sagesse et d’honneur ; une femme a tout à perdre en les oubliant. Elle se montra disposée à permettre enfin la conclusion de l’arrangement avec le marquis de Croisenois, préparé depuis si longtemps. Il était fou de joie ; on l’eût bien étonné en lui disant qu’il y avait de la résignation au fond de cette manière de sentir de Mathilde, qui le rendait si fier.

 

Toutes les idées de Mlle de La Mole changèrent en voyant Julien. Au vrai, c’est là mon mari, se dit-elle ; si je reviens de bonne foi aux idées de sagesse, c’est évidemment lui que je dois épouser.

 

Elle s’attendait à des importunités, à des airs de malheur de la part de Julien ; elle préparait ses réponses : car sans doute, au sortir du dîner, il essaierait de lui adresser quelques mots. Loin de là, il resta ferme au salon, ses regards ne se tournèrent pas même vers le jardin, Dieu sait avec quelle peine ! Il vaut mieux avoir tout de suite cette explication, pensa Mlle de La Mole ; elle alla seule au jardin, Julien n’y parut pas. Mathilde vint se promener près des portes-fenêtres du salon ; elle le vit fort occupé à décrire à Mme de Fervaques les vieux châteaux en ruines qui couronnent les coteaux des bords du Rhin et leur donnent tant de physionomie. Il commençait à ne pas mal se tirer de la phrase sentimentale et pittoresque qu’on appelle esprit dans certains salons.

 

Le prince Korasoff eût été bien fier, s’il se fût trouvé à Paris : cette soirée était exactement ce qu’il avait prédit.

 

Il eût approuvé la conduite que tint Julien les jours suivants.

 

Une intrigue parmi les membres du gouvernement occulte allait disposer de quelques cordons bleus ; Mme la maréchale de Fervaques exigeait que son grand-oncle fût chevalier de l’ordre. Le marquis de La Mole avait la même prétention pour son beau-père ; ils réunirent leurs efforts, et la maréchale vint presque tous les jours à l’hôtel de La Mole. Ce fut d’elle que Julien apprit que le marquis allait être ministre : il offrait à la Camarilla un plan fort ingénieux pour anéantir la Charte, sans commotion, en trois ans.

 

Julien pouvait espérer un évêché, si M. de La Mole arrivait au ministère ; mais à ses yeux tous ces grands intérêts s’étaient comme recouverts d’un voile. Son imagination ne les apercevait plus que vaguement et pour ainsi dire dans le lointain. L’affreux malheur qui en faisait un maniaque lui montrait tous les intérêts de la vie dans sa manière d’être avec Mlle de La Mole. Il calculait qu’après cinq ou six ans de soins il parviendrait à s’en faire aimer de nouveau.

 

Cette tête si froide était, comme on voit, descendue à l’état de déraison complet. De toutes les qualités qui l’avaient distingué autrefois, il ne lui restait qu’un peu de fermeté. Matériellement fidèle au plan de conduite dicté par le prince Korasoff, chaque soir il se plaçait assez près du fauteuil de Mme de Fervaques, mais il lui était impossible de trouver un mot à dire.

 

L’effort qu’il s’imposait pour paraître guéri aux yeux de Mathilde absorbait toutes les forces de son âme, il restait auprès de la maréchale comme un être à peine animé ; ses yeux même, ainsi que dans l’extrême souffrance physique, avaient perdu tout leur feu.

 

Comme la manière de voir de Mme de La Mole n’était jamais qu’une contre-épreuve des opinions de ce mari qui pouvait la faire duchesse, depuis quelques jours elle portait aux nues le mérite de Julien.


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