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Chapitre XXII. La Discussion



 

La république – pour un, aujourd’hui, qui sacrifierait tout au bien public, il en est des milliers et des millions qui ne connaissent que leurs jouissances, leur vanité. On est considéré, à Paris, à cause de sa voiture et non à cause de sa vertu.

 

NAPOLEON, Mémorial.

 

Le laquais entra précipitamment en disant : Monsieur le duc de ***.

 

– Taisez-vous, vous n’êtes qu’un sot, dit le duc en entrant. Il dit si bien ce mot, et avec tant de majesté, que, malgré lui, Julien pensa que savoir se fâcher contre un laquais était toute la science de ce grand personnage. Julien leva les yeux et les baissa aussitôt. Il avait si bien deviné la portée du nouvel arrivant, qu’il trembla que son regard ne fût une indiscrétion.

 

Ce duc était un homme de cinquante ans, mis comme un dandy, et marchant par ressorts. Il avait la tête étroite, avec un grand nez, et un visage busqué et tout en avant ; il eût été difficile d’avoir l’air plus noble et plus insignifiant. Son arrivée détermina l’ouverture de la séance.

 

Julien fut vivement interrompu dans ses observations physiognomoniques par la voix de M. de La Mole. – Je vous présente M. l’abbé Sorel, disait le marquis ; il est doué d’une mémoire étonnante ; il n’y a qu’une heure que je lui ai parlé de la mission dont il pouvait être honoré, et, afin de donner une preuve de sa mémoire, il a appris par cœur la première page de La Quotidienne.

 

– Ah ! les nouvelles étrangères de ce pauvre N…, dit le maître de la maison. Il prit le journal avec empressement et regardant Julien d’un air plaisant, à force de chercher à être important : Parlez, Monsieur, lui dit-il.

 

Le silence était profond, tous les yeux fixés sur Julien ; il récita si bien, qu’au bout de vingt lignes : Il suffit, dit le duc. Le petit homme au regard de sanglier s’assit. Il était le président, car à peine en place, il montra à Julien une table de jeu, et lui fit signe de l’apporter auprès de lui. Julien s’y établit avec ce qu’il faut pour écrire. Il compta douze personnes assises autour du tapis vert.

 

– M. Sorel, dit le duc, retirez-vous dans la pièce voisine, on vous fera appeler.

 

Le maître de la maison prit l’air fort inquiet : Les volets ne sont pas fermés, dit-il à demi bas à son voisin. – Il est inutile de regarder par la fenêtre, cria-t-il sottement à Julien. – Me voici fourré dans une conspiration tout au moins, pensa celui-ci. Heureusement, elle n’est pas de celles qui conduisent en place de Grève. Quand il y aurait du danger, je dois cela et plus encore au marquis. Heureux s’il m’était donné de réparer tout le chagrin que mes folies peuvent lui causer un jour !

 

Tout en pensant à ses folies et à son malheur, il regardait les lieux de façon à ne jamais les oublier. Il se souvint alors seulement qu’il n’avait point entendu le marquis dire au laquais le nom de la rue, et le marquis avait fait prendre un fiacre, ce qui ne lui arrivait jamais.

 

Longtemps Julien fut laissé à ses réflexions. Il était dans un salon tendu en velours rouge avec de larges galons d’or. Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre Du Pape, de M. de Maistre, doré sur tranches, et magnifiquement relié. Julien l’ouvrit pour ne pas avoir l’air d’écouter. De moment en moment on parlait très haut dans la pièce voisine. Enfin, la porte s’ouvrit, on l’appela.

 

– Songez, Messieurs, disait le président, que de ce moment nous parlons devant le duc de***. Monsieur, dit-il en montrant Julien, est un jeune lévite, dévoué à notre sainte cause, et qui redira facilement, à l’aide de sa mémoire étonnante, jusqu’à nos moindres discours.

 

La parole est à monsieur, dit-il en indiquant le personnage à l’air paterne, et qui portait trois ou quatre gilets. Julien trouva qu’il eût été plus naturel de nommer le monsieur aux gilets. Il prit du papier et écrivit beaucoup.

 

(Ici l’auteur eût voulu placer une page de points. Cela aura mauvaise grâce, dit l’éditeur, et pour un écrit aussi frivole, manquer de grâce, c’est mourir.

 

– La politique, reprend l’auteur, est une pierre attachée au cou de la littérature, et qui, en moins de six mois, la submerge. La politique au milieu des intérêts d’imagination, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert. Ce bruit est déchirant sans être énergique. Il ne s’accorde avec le son d’aucun instrument. Cette politique va offenser mortellement une moitié des lecteurs, et ennuyer l’autre qui l’a trouvée bien autrement spéciale et énergique dans le journal du matin…

 

– Si vos personnages ne parlent pas politique, reprend l’éditeur, ce ne sont plus des Français de 1830, et votre livre n’est plus un miroir, comme vous en avez la prétention…)

 

Le procès-verbal de Julien avait vingt-six pages ; voici un extrait bien pâle ; car il a fallu, comme toujours, supprimer les ridicules dont l’excès eût semblé odieux ou peu vraisemblable (Voir La Gazette des Tribunaux).

 

L’homme aux gilets et à l’air paterne (c’était un évêque peut-être) souriait souvent, et alors ses yeux, entourés de paupières flottantes, prenaient un brillant singulier et une expression moins indécise que de coutume. Ce personnage, que l’on faisait parler le premier devant le duc (mais quel duc? se disait Julien), apparemment pour exposer les opinions et faire les fonctions d’avocat général, parut à Julien tomber dans l’incertitude et l’absence de conclusions décidées que l’on reproche souvent à ces magistrats. Dans le courant de la discussion, le duc alla même jusqu’à le lui reprocher.

 

Après plusieurs phrases de morale et d’indulgente philosophie, l’homme aux gilets dit :

 

– La noble Angleterre, guidée par un grand homme, l’immortel Pitt, a dépensé quarante milliards de francs pour contrarier la révolution. Si cette assemblée me permet d’aborder avec quelque franchise une idée triste, l’Angleterre ne comprit pas assez qu’avec un homme tel que Bonaparte, quand surtout on n’avait à lui opposer qu’une collection de bonnes intentions, il n’y avait de décisif que les moyens personnels…

 

– Ah ! encore l’éloge de l’assassinat ! dit le maître de la maison d’un air inquiet.

 

– Faites-nous grâce de vos homélies sentimentales, s’écria avec humeur le président ; son œil de sanglier brilla d’un éclat féroce. Continuez, dit-il à l’homme aux gilets. Les joues et le front du président devinrent pourpres.

 

– La noble Angleterre, reprit le rapporteur, est écrasée aujourd’hui, car chaque Anglais, avant de payer son pain, est obligé de payer l’intérêt des quarante milliards de francs qui furent employés contre les jacobins. Elle n’a plus de Pitt…

 

– Elle a le duc de Wellington, dit un personnage militaire qui prit l’air fort important.

 

– De grâce, silence, Messieurs, s’écria le président ; si nous disputons encore, il aura été inutile de faire entrer M. Sorel.

 

– On sait que Monsieur a beaucoup d’idées, dit le duc d’un air piqué en regardant l’interrupteur, ancien général de Napoléon. Julien vit que ce mot faisait allusion à quelque chose de personnel et de fort offensant. Tout le monde sourit ; le général transfuge parut outré de colère.

 

– Il n’y a plus de Pitt, Messieurs, reprit le rapporteur de l’air découragé d’un homme qui désespère de faire entendre raison à ceux qui l’écoutent. Y eût-il un nouveau Pitt en Angleterre, on ne mystifie pas deux fois une nation par les mêmes moyens…

 

– C’est pourquoi un général vainqueur, un Bonaparte, est désormais impossible en France, s’écria l’interrupteur militaire.

 

Pour cette fois, ni le président ni le duc n’osèrent se fâcher, quoique Julien crût lire dans leurs yeux qu’ils en avaient bonne envie. Ils baissèrent les yeux, et le duc se contenta de soupirer de façon à être entendu de tous.

 

Mais le rapporteur avait pris de l’humeur.

 

– On est pressé de me voir finir, dit-il avec feu et en laissant tout à fait de côté cette politesse souriante et ce langage plein de mesure que Julien croyait l’expression de son caractère : on est pressé de me voir finir ; on ne me tient nul compte des efforts que je fais pour n’offenser les oreilles de personne, de quelque longueur qu’elles puissent être. Eh bien, Messieurs, je serai bref.

 

Et je vous dirai en paroles bien vulgaires : L’Angleterre n’a plus un sou au service de la bonne cause. Pitt lui-même reviendrait, qu’avec tout son génie il ne parviendrait pas à mystifier les petits propriétaires anglais, car ils savent que la brève campagne de Waterloo leur a coûté, à elle seule, un milliard de francs. Puisque l’on veut des phrases nettes, ajouta le rapporteur en s’animant de plus en plus, je vous dirai : Aidez-vous vous-mêmes, car l’Angleterre n’a pas une guinée à votre service, et quand l’Angleterre ne paie pas, l’Autriche, la Russie, la Prusse, qui n’ont que du courage et pas d’argent, ne peuvent faire contre la France plus d’une campagne ou deux.

 

L’on peut espérer que les jeunes soldats rassemblés par le jacobinisme seront battus à la première campagne, à la seconde peut-être ; mais à la troisième, dussé-je passer pour un révolutionnaire à vos yeux prévenus, à la troisième vous aurez les soldats de 1794, qui n’étaient plus les paysans enrégimentés de 1792.

 

Ici l’interruption partit de trois ou quatre points à la fois.

 

– Monsieur, dit le président à Julien, allez mettre au net dans la pièce voisine le commencement de procès-verbal que vous avez écrit. Julien sortit à son grand regret. Le rapporteur venait d’aborder des probabilités qui faisaient le sujet de ses méditations habituelles.

 

Ils ont peur que je ne me moque d’eux, pensa-t-il. Quand on le rappela, M. de La Mole disait, avec un sérieux qui, pour Julien qui le connaissait, semblait bien plaisant :

 

… Oui, Messieurs, c’est surtout de ce malheureux peuple qu’on peut dire :

 

Sera-t-il dieu, table ou cuvette?

 

Il sera Dieu ! s’écrie le fabuliste. C’est à vous, Messieurs, que semble appartenir ce mot si noble et si profond. Agissez par vous-mêmes, et la noble France reparaîtra telle à peu près que nos aïeux l’avaient faite et que nos regards l’ont encore vue avant la mort de Louis XVI.

 

L’Angleterre, ses nobles lords du moins, exècre autant que nous l’ignoble jacobinisme : sans l’or anglais, l’Autriche, la Russie, la Prusse ne peuvent livrer que deux ou trois batailles. Cela suffira-t-il pour amener une heureuse occupation, comme celle que M. de Richelieu gaspilla si bêtement en 1817? Je ne le crois pas.

 

Ici il y eut interruption, mais étouffée par les chut de tout le monde. Elle partait encore de l’ancien général impérial, qui désirait le cordon bleu, et voulait marquer parmi les rédacteurs de la note secrète.

 

Je ne le crois pas, reprit M. de La Mole après le tumulte. Il insista sur le Je, avec une insolence qui charma Julien. Voilà du bien joué, se disait-il tout en faisant voler sa plume presque aussi vite que la parole du marquis. Avec un mot bien dit, M. de La Mole anéantit les vingt campagnes de ce transfuge.

 

Ce n’est pas à l’étranger tout seul, continua le marquis du ton le plus mesuré, que nous pouvons devoir une nouvelle occupation militaire. Toute cette jeunesse qui fait des articles incendiaires dans Le Globe vous donnera trois ou quatre mille jeunes capitaines, parmi lesquels peut se trouver un Kléber, un Hoche, un Jourdan, un Pichegru, mais moins bien intentionné.

 

– Nous n’avons pas su lui faire de la gloire, dit le président, il fallait le maintenir immortel.

 

Il faut enfin qu’il y ait en France deux partis, reprit M. de La Mole, mais deux partis, non pas seulement de nom, deux partis bien nets, bien tranchés. Sachons qui il faut écraser. D’un côté les journalistes, les électeurs, l’opinion, en un mot ; la jeunesse et tout ce qui l’admire. Pendant qu’elle s’étourdit du bruit de ses vaines paroles, nous, nous avons l’avantage certain de consommer le budget.

 

Ici encore interruption.

 

– Vous, Monsieur, dit M. de La Mole à l’interrupteur avec une hauteur et une aisance admirables, vous ne consommez pas, si le mot vous choque, vous dévorez quarante mille francs portés au budget de l’État et quatre-vingt mille que vous recevez de la liste civile.

 

Eh bien, Monsieur, puisque vous m’y forcez, je vous prends hardiment pour exemple. Comme vos nobles aïeux qui suivirent Saint Louis à la croisade, vous devriez, pour ces cent vingt mille francs, nous montrer au moins un régiment, une compagnie, que dis-je ! une demi-compagnie, ne fût-elle que de cinquante hommes prêts à combattre, et dévoués à la bonne cause, à la vie et à la mort. Vous n’avez que des laquais qui, en cas de révolte, vous feraient peur à vous-même.

 

Le trône, l’autel, la noblesse peuvent périr demain, Messieurs, tant que vous n’aurez pas créé dans chaque département une force de cinq cents hommes dévoués ; mais je dis dévoués, non seulement avec toute la bravoure française, mais aussi la constance espagnole.

 

La moitié de cette troupe devra se composer de nos enfants, de nos neveux, de vrais gentilshommes enfin. Chacun d’eux aura à ses côtés, non pas un petit bourgeois bavard, prêt à arborer la cocarde tricolore si 1815 se présente de nouveau, mais un bon paysan simple et franc comme Cathelineau ; notre gentilhomme l’aura endoctriné, ce sera son frère de lait s’il se peut. Que chacun de nous sacrifie le cinquième de son revenu pour former cette petite troupe dévouée de cinq cents hommes par département. Alors vous pourrez compter sur une occupation étrangère. Jamais le soldat étranger ne pénétrera jusqu’à Dijon seulement, s’il n’est sûr de trouver cinq cents soldats amis dans chaque département.

 

Les rois étrangers ne vous écouteront que quand vous leur annoncerez vingt mille gentilshommes prêts à saisir les armes pour leur ouvrir les portes de la France. Ce service est pénible, direz-vous ; Messieurs, notre tête est à ce prix. Entre la liberté de la presse et notre existence comme gentilshommes, il y a guerre à mort. Devenez des manufacturiers, des paysans, ou prenez votre fusil. Soyez timides si vous voulez, mais ne soyez pas stupides ; ouvrez les yeux.

 

Formez vos bataillons, vous dirais-je avec la chanson des jacobins ; alors il se trouvera quelque noble Gustave-Adolphe, qui, touché du péril imminent du principe monarchique, s’élancera à trois cents lieues de son pays, et fera pour vous ce que Gustave fit pour les princes protestants. Voulez-vous continuer à parler sans agir? Dans cinquante ans il n’y aura plus en Europe que des présidents de républiques, et pas un roi. Et avec ces trois lettres R, O, I, s’en vont les prêtres et les gentilshommes. Je ne vois plus que des candidats faisant la cour à des majorités crottées.

 

Vous avez beau dire que la France n’a pas en ce moment un général accrédité, connu et aimé de tous, que l’armée n’est organisée que dans l’intérêt du trône et de l’autel, qu’on lui a ôté tous les vieux troupiers, tandis que chacun des régiments prussiens et autrichiens compte cinquante sous-officiers qui ont vu le feu.

 

Deux cent mille jeunes gens appartenant à la petite bourgeoisie sont amoureux de la guerre…

 

– Trêve de vérités désagréables, dit d’un ton suffisant un grave personnage, apparemment fort avant dans les dignités ecclésiastiques, car M. de La Mole sourit agréablement au lieu de se fâcher, ce qui fut un grand signe pour Julien.

 

Trêve de vérités désagréables, résumons-nous, Messieurs : l’homme à qui il est question de couper une jambe gangrenée serait mal venu de dire à son chirurgien : cette jambe malade est fort saine. Passez-moi l’expression, Messieurs, le noble duc de *** est notre chirurgien…

 

Voilà enfin le grand mot prononcé, pensa Julien ; c’est vers le… que je galoperai cette nuit.

Chapitre XXIII. Le Clergé, les Bois, la Liberté

 

La première loi de tout être, c’est de se conserver, c’est de vivre. Vous semez de la ciguë et prétendez voir mûrir des épis !

 

MACHIAVEL.

 

Le grave personnage continuait ; on voyait qu’il savait ; il exposait avec une éloquence douce et modérée, qui plut infiniment à Julien, ces grandes vérités :

 

I° L’Angleterre n’a pas une guinée à notre service ; l’économie et Hume y sont à la mode. Les Saints même ne nous donneront pas d’argent, et M. Brougham se moquera de nous.

 

2° Impossible d’obtenir plus de deux campagnes des rois de l’Europe, sans l’or anglais ; et deux campagnes ne suffiront pas contre la petite bourgeoisie.

 

3° Nécessité de former un parti armé en France, sans quoi le principe monarchique d’Europe ne hasardera pas même ces deux campagnes.

 

Le quatrième point, que j’ose vous proposer comme évident, est celui-ci :

 

Impossibilité de former un parti armé en France sans le clergé. Je vous le dis hardiment, parce que je vais vous le prouver, Messieurs. Il faut tout donner au clergé.

 

I° Parce que s’occupant de son affaire nuit et jour, et guidé par des hommes de haute capacité établis loin des orages à trois cents lieues de vos frontières…

 

– Ah ! Rome, Rome ! s’écria le maître de la maison…

 

– Oui, Monsieur, Rome ! reprit le cardinal avec fierté. Quelles que soient les plaisanteries plus ou moins ingénieuses qui furent à la mode quand vous étiez jeune, je dirai hautement, en 1830, que le clergé, guidé par Rome, parle seul au petit peuple.

 

Cinquante mille prêtres répètent les mêmes paroles au jour indiqué par les chefs, et le peuple, qui, après tout, fournit les soldats, sera plus touché de la voix de ses prêtres que de tous les petits vers du monde… (Cette personnalité excita des murmures.)

 

Le clergé a un génie supérieur au vôtre, reprit le cardinal en haussant la voix ; tous les pas que vous avez faits vers ce point capital, avoir en France un parti armé, ont été faits par nous. Ici parurent des faits… Qui a envoyé quatre-vingt mille fusils en Vendée?… etc., etc.

 

Tant que le clergé n’a pas ses bois, il ne tient rien. À la première guerre, le ministre des finances écrit à ses agents qu’il n’y a plus d’argent que pour les curés. Au fond, la France ne croit pas, et elle aime la guerre. Qui que ce soit qui la lui donne, il sera doublement populaire, car faire la guerre, c’est affamer les jésuites, pour parler comme le vulgaire ; faire la guerre, c’est délivrer ces monstres d’orgueil, les Français, de la menace de l’intervention étrangère.

 

Le cardinal était écouté avec faveur… Il faudrait, dit-il, que M. de Nerval quittât le ministère, son nom irrite inutilement.

 

À ce mot, tout le monde se leva et parla à la fois. On va me renvoyer encore, pensa Julien ; mais le sage président lui-même avait oublié la présence et l’existence de Julien.

 

Tous les yeux cherchaient un homme que Julien reconnut. C’était M. de Nerval, le premier ministre, qu’il avait aperçu au bal de M. le duc de Retz.

 

Le désordre fut à son comble, comme disent les journaux en parlant de la Chambre. Au bout d’un gros quart d’heure le silence se rétablit un peu.

 

Alors M. de Nerval se leva, et prenant le ton d’un apôtre :

 

– Je ne vous affirmerai point, dit-il d’une voix singulière, que je ne tiens pas au ministère.

 

Il m’est démontré, Messieurs, que mon nom double les forces des jacobins en décidant contre nous beaucoup de modérés. Je me retirerais donc volontiers ; mais les voies du Seigneur sont visibles à un petit nombre ; mais, ajouta-t-il en regardant fixement le cardinal, j’ai une mission ; le ciel m’a dit : Tu porteras ta tête sur un échafaud, ou tu rétabliras la monarchie en France, et réduiras les Chambres à ce qu’était le parlement sous Louis XV, et cela, Messieurs, je le ferai.

 

Il se tut, se rassit, et il y eut un grand silence.

 

Voilà un bon acteur, pensa Julien. Il se trompait, toujours comme à l’ordinaire, en supposant trop d’esprit aux gens. Animé par les débats d’une soirée aussi vive, et surtout par la sincérité de la discussion, dans ce moment M. de Nerval croyait à sa mission. Avec un grand courage, cet homme n’avait pas de sens.

 

Minuit sonna pendant le silence qui suivit le beau mot, je le ferai. Julien trouva que le son de la pendule avait quelque chose d’imposant et de funèbre. Il était ému.

 

La discussion reprit bientôt avec une énergie croissante, et surtout une incroyable naïveté. Ces gens-ci me feront empoisonner, pensait Julien dans de certains moments. Comme dit-on de telles choses devant un plébéien?

 

Deux heures sonnaient que l’on parlait encore. Le maître de la maison dormait depuis longtemps ; M. de La Mole fut obligé de sonner pour faire renouveler les bougies. M. de Nerval, le ministre, était sorti à une heure trois quarts, non sans avoir souvent étudié la figure de Julien dans une glace que le ministre avait à ses côtés. Son départ avait paru mettre à l’aise tout le monde.

 

Pendant qu’on renouvelait les bougies, – Dieu sait ce que cet homme va dire au roi ! dit tout bas à son voisin l’homme aux gilets. Il peut nous donner bien des ridicules et gâter notre avenir.

 

Il faut convenir qu’il y a chez lui suffisance bien rare, et même effronterie, à se présenter ici. Il y paraissait avant d’arriver au ministère ; mais le portefeuille change tout, noie tous les intérêts d’un homme, il eût dû le sentir.

 

À peine le ministre sorti, le général de Bonaparte avait fermé les yeux. En ce moment il parla de sa santé, de ses blessures, consulta sa montre et s’en alla.

 

– Je parierais, dit l’homme aux gilets, que le général court après le ministre ; il va s’excuser de s’être trouvé ici, et prétendre qu’il nous mène.

 

Quand les domestiques à demi endormis eurent terminé le renouvellement des bougies :

 

– Délibérons enfin, Messieurs, dit le président, n’essayons plus de nous persuader les uns les autres. Songeons à la teneur de la note qui dans quarante-huit heures sera sous les yeux de nos amis du dehors. On a parlé des ministres. Nous pouvons le dire maintenant que M. de Nerval nous a quittés, que nous importent les ministres? nous les ferons vouloir.

 

Le cardinal approuva par un sourire fin.

 

– Rien de plus facile, ce me semble, que de résumer notre position, dit le jeune évêque d’Agde avec le feu concentré et contraint du fanatisme le plus exalté. Jusque-là il avait gardé le silence ; son œil que Julien avait observé, d’abord doux et calme, s’était enflammé après la première heure de discussion. Maintenant son âme débordait comme la lave du Vésuve.

 

– De 1806 à 1814, l’Angleterre n’a eu qu’un tort, dit-il, c’est de ne pas agir directement et personnellement sur Napoléon. Dès que cet homme eut fait des ducs et des chambellans, dès qu’il eut rétabli le trône, la mission que Dieu lui avait confiée était finie ; il n’était plus bon qu’à immoler. Les saintes Écritures nous enseignent en plus d’un endroit la manière d’en finir avec les tyrans. (Ici il y eut plusieurs citations latines.)

 

Aujourd’hui, Messieurs, ce n’est plus un homme qu’il faut immoler, c’est Paris. Toute la France copie Paris. À quoi bon armer vos cinq cents hommes par département? Entreprise hasardeuse et qui n’en finira pas. À quoi bon mêler la France à la chose qui est personnelle à Paris? Paris seul avec ses journaux et ses salons a fait le mal, que la nouvelle Babylone périsse.

 

Entre l’autel et Paris, il faut en finir. Cette catastrophe est même dans les intérêts mondains du trône. Pourquoi Paris n’a-t-il pas osé souffler, sous Bonaparte? Demandez-le au canon de Saint-Roch…

 

 

Ce ne fut qu’à trois heures du matin que Julien sortit avec M. de La Mole.

 

Le marquis était honteux et fatigué. Pour la première fois, en parlant à Julien, il y eut de la prière dans son accent. Il lui demandait sa parole de ne jamais révéler les excès de zèle, ce fut son mot, dont le hasard venait de le rendre témoin. N’en parlez à notre ami de l’étranger que s’il insiste sérieusement pour connaître nos jeunes fous. Que leur importe que l’État soit renversé? ils seront cardinaux, et se réfugieront à Rome. Nous, dans nos châteaux, nous serons massacrés par les paysans.

 

La note secrète que le marquis rédigea d’après le grand procès-verbal de vingt-six pages, écrit par Julien, ne fut prête qu’à quatre heures trois quarts.

 

– Je suis fatigué à la mort, dit le marquis, et on le voit bien à cette note qui manque de netteté vers la fin ; j’en suis plus mécontent que d’aucune chose que j’aie faite en ma vie. Tenez, mon ami, ajouta-t-il, allez vous reposer quelques heures, et de peur qu’on ne vous enlève, moi je vais vous enfermer à clef dans votre chambre.

 

Le lendemain, le marquis conduisit Julien à un château isolé assez éloigné de Paris. Là se trouvèrent des hôtes singuliers, que Julien jugea être prêtres. On lui remit un passeport qui portait un nom supposé, mais indiquait enfin le véritable but du voyage qu’il avait toujours feint d’ignorer. Il monta seul dans une calèche.

 

Le marquis n’avait aucune inquiétude sur sa mémoire, Julien lui avait récité plusieurs fois la note secrète, mais il craignait fort qu’il ne fût intercepté.

 

– Surtout n’ayez l’air que d’un fat qui voyage pour tuer le temps, lui dit-il avec amitié, au moment où il quittait le salon. Il y avait peut-être plus d’un faux frère dans notre assemblée d’hier soir.

 

Le voyage fut rapide et fort triste. À peine Julien avait-il été hors de la vue du marquis qu’il avait oublié et la note secrète et la mission pour ne songer qu’aux mépris de Mathilde.

 

Dans un village à quelques lieues au-delà de Metz, le maître de poste vint lui dire qu’il n’y avait pas de chevaux. Il était dix heures du soir ; Julien, fort contrarié, demanda à souper. Il se promena devant la porte, et insensiblement, sans qu’il y parût, passa dans la cour de écuries. Il n’y vit pas de chevaux.

 

L’air de cet homme était pourtant singulier, se disait Julien ; son œil grossier m’examinait.

 

Il commençait, comme on voit, à ne pas croire exactement tout ce qu’on lui disait. Il songeait à s’échapper après souper, et pour apprendre toujours quelque chose sur le pays, il quitta sa chambre pour aller se chauffer au feu de la cuisine. Quelle ne fut pas sa joie d’y trouver il signor Geronimo, le célèbre chanteur !

 

Établi dans un fauteuil qu’il avait fait apporter près du feu, le Napolitain gémissait tout haut et parlait plus, à lui tout seul, que les vingt paysans allemands qui l’entouraient ébahis.

 

– Ces gens-ci me ruinent, cria-t-il à Julien, j’ai promis de chanter demain à Mayence. Sept princes souverains sont accourus pour m’entendre. Mais allons prendre l’air, ajouta-t-il d’un air significatif.

 

Quand il fut à cent pas sur la route, et hors de la possibilité d’être entendu :

 

– Savez-vous de quoi il retourne? dit-il à Julien ; ce maître de poste est un fripon. Tout en me promenant, j’ai donné vingt sous à un petit polisson qui m’a tout dit. Il y a plus de douze chevaux dans une écurie à l’autre extrémité du village. On veut retarder quelque courrier.

 

– Vraiment, dit Julien d’un air innocent.

 

Ce n’était pas le tout que de découvrir la fraude, il fallait partir : c’est à quoi Geronimo et son ami ne purent réussir. Attendons le jour, dit enfin le chanteur, on se méfie de nous. C’est peut-être à vous ou à moi qu’on en veut. Demain matin nous commandons un bon déjeuner ; pendant qu’on le prépare nous allons promener, nous nous échappons, nous louons des chevaux et gagnons la poste prochaine.

 

– Et vos effets? dit Julien, qui pensait que peut-être Geronimo lui-même pouvait être envoyé pour l’intercepter. Il fallut souper et se coucher. Julien était encore dans le premier sommeil, quand il fut réveillé en sursaut par la voix de deux personnes qui parlaient dans sa chambre, sans trop se gêner.

 

Il reconnut le maître de poste, armé d’une lanterne sourde. La lumière était dirigée vers le coffre de la calèche, que Julien avait fait monter dans sa chambre. À côté du maître de poste était un homme qui fouillait tranquillement dans le coffre ouvert. Julien ne distinguait que les manches de son habit, qui étaient noires et fort serrées.

 

C’est une soutane, se dit-il, et il saisit doucement de petits pistolets qu’il avait placés sous son oreiller.

 

– Ne craignez pas qu’il se réveille, monsieur le curé, disait le maître de poste. Le vin qu’on leur a servi était de celui que vous avez préparé vous-même.

 

– Je ne trouve aucune trace de papiers, répondait le curé. Beaucoup de linge, d’essences, de pommades, de futilités ; c’est un jeune homme du siècle, occupé de ses plaisirs. L’émissaire sera plutôt l’autre, qui affecte de parler avec un accent italien.

 

Ces gens se rapprochèrent de Julien pour fouiller dans les poches de son habit de voyage. Il était bien tenté de les tuer comme voleurs. Rien de moins dangereux pour les suites. Il en eut bonne envie… Je ne serais qu’un sot, se dit-il, je compromettrais ma mission. Son habit fouillé, ce n’est pas là un diplomate, dit le prêtre : il s’éloigna et fit bien.

 

– S’il me toucha dans mon lit, malheur à lui ! se disait Julien ; il peut fort bien venir me poignarder, et c’est ce que je ne souffrirai pas.

 

Le curé tourna la tête, Julien ouvrait les yeux à demi ; quel ne fut pas son étonnement ! c’était l’abbé Castanède ! En effet, quoique les deux personnes voulussent parler assez bas, il lui avait semblé, dès l’abord, reconnaître une des voix. Julien fut saisi d’une envie démesurée de purger la terre d’un de ses plus lâches coquins…

 

– Mais ma mission ! se dit-il.

 

Le curé et son acolyte sortirent. Un quart d’heure après, Julien fit semblant de s’éveiller. Il appela et réveilla toute la maison.

 

– Je suis empoisonné, s’écriait-il, je souffre horriblement ! Il voulait un prétexte pour aller au secours de Geronimo. Il le trouva à demi asphyxié par le laudanum contenu dans le vin.

 

Julien, craignant quelque plaisanterie de ce genre, avait soupé avec du chocolat apporté de Paris. Il ne put venir à bout de réveiller assez Geronimo pour le décider à partir.

 

– On me donnerait tout le royaume de Naples, disait le chanteur, que je ne renoncerais pas en ce moment à la volupté de dormir.

 

– Mais les sept princes souverains !

 

– Qu’ils attendent.

 

Julien partit seul et arriva sans autre incident auprès du grand personnage. Il perdit toute une matinée à solliciter en vain une audience. Par bonheur, vers les quatre heures, le duc voulut prendre l’air. Julien le vit sortir à pied, il n’hésita pas à l’approcher et à lui demander l’aumône. Arrivé à deux pas du grand personnage, il tira la montre du marquis de La Mole, et la montra avec affectation. Suivez-moi de loin, lui dit-on sans le regarder.

 

À un quart de lieue de là, le duc entra brusquement dans un petit Café-hauss. Ce fut dans une chambre de cette auberge du dernier ordre que Julien eut l’honneur de réciter au duc ses quatre pages. Quand il eut fini : Recommencez et allez plus lentement, lui dit-on.

 

Le prince prit des notes. Gagnez à pied la poste voisine. Abandonnez ici vos effets et votre calèche. Allez à Strasbourg comme vous pourrez, et le vingt-deux du mois (on était au dix) trouvez-vous à midi et demi dans ce même Café-hauss. N’en sortez que dans une demi-heure. Silence !

 

Telles furent les seules paroles que Julien entendit. Elles suffirent pour le pénétrer de la plus haute admiration. C’est ainsi, pensa-t-il, qu’on traite les affaires ; que dirait ce grand homme d’État, s’il entendait les bavards passionnés d’il y a trois jours?

 

Julien en mit deux à gagner Strasbourg, il lui semblait qu’il n’avait rien à y faire. Il prit un grand détour. Si ce diable d’abbé Castanède m’a reconnu, il n’est pas homme à perdre facilement ma trace… Et quel plaisir pour lui de se moquer de moi, et de faire échouer ma mission !

 

L’abbé Castanède, chef de la police de la congrégation sur toute la frontière du nord, ne l’avait heureusement pas reconnu. Et les jésuites de Strasbourg, quoique très zélés, ne songèrent nullement à observer Julien, qui, avec sa croix et sa redingote bleue, avait l’air d’un jeune militaire fort occupé de sa personne.


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