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Chapitre XLI. Le Jugement



 

Le pays se souviendra longtemps de ce procès célèbre. L’intérêt pour l’accusé était porté jusqu’à l’agitation : c’est que son crime était étonnant et pourtant pas atroce. L’eût-il été, ce jeune homme était si beau ! Sa haute fortune si tôt finie augmentait l’attendrissement. Le condamneront-ils? demandaient les femmes aux hommes de leur connaissance, et on les voyait pâlissantes attendre la réponse.

 

SAINTE-BEUVE.

 

Enfin parut ce jour tellement redouté de Mme de Rênal et de Mathilde.

 

L’aspect étrange de la ville redoublait leur terreur, et ne laissait pas sans émotion même l’âme ferme de Fouqué. Toute la province était accourue à Besançon pour voir juger cette cause romanesque.

 

Depuis plusieurs jours il n’y avait plus de place dans les auberges. M. le président des assises était assailli par des demandes de billets ; toutes les dames de la ville voulaient assister au jugement ; on criait dans les rues le portrait de Julien, etc., etc.

 

Mathilde tenait en réserve pour ce moment suprême une lettre écrite en entier de la main de monseigneur l’évêque de ***. Ce prélat qui dirigeait l’Église de France et faisait des évêques daignait demander l’acquittement de Julien. La veille du jugement, Mathilde porta cette lettre au tout-puissant grand vicaire.

 

À la fin de l’entrevue, comme elle s’en allait fondant en larmes : – Je réponds de la déclaration du jury, lui dit M. de Frilair, sortant enfin de sa réserve diplomatique, et presque ému lui-même. Parmi les douze personnes chargées d’examiner si le crime de votre protégé est constant, et surtout s’il y a eu préméditation, je compte six amis dévoués à ma fortune, et je leur ai fait entendre qu’il dépendait d’eux de me porter à l’épiscopat. Le baron Valenod, que j’ai fait maire de Verrières, dispose entièrement de deux de ses administrés, MM. de Moirod et de Cholin. À la vérité, le sort nous a donné pour cette affaire deux jurés fort mal pensants ; mais quoique ultra-libéraux, ils sont fidèles à mes ordres dans les grands occasions, et je les ai fait prier de voter comme M. Valenod. J’ai appris qu’un sixième juré industriel, immensément riche et bavard libéral, aspire en secret à une fourniture au ministère de la guerre, et sans doute il ne voudrait pas me déplaire. Je lui ai fait dire que M. de Valenod a mon dernier mot.

 

– Et quel est ce M. Valenod? dit Mathilde inquiète.

 

– Si vous le connaissiez, vous ne pourriez doute du succès. C’est un parleur audacieux, impudent, grossier, fait pour mener des sots. 1814 l’a pris à la misère, et je vais en faire un préfet. Il est capable de battre les autres jurés s’ils ne veulent pas voter à sa guise.

 

Mathilde fut un peu rassurée.

 

Une autre discussion l’attendait dans la soirée. Pour ne pas prolonger une scène désagréable et dont à ses yeux le résultat était certain, Julien était résolu à ne pas prendre la parole.

 

– Mon avocat parlera, c’est bien assez, dit-il à Mathilde. Je ne serai que trop longtemps exposé en spectacle à tous mes ennemis. Ces provinciaux ont été choqués de la fortune rapide que je vous dois, et, croyez-m’en, il n’en est pas un qui ne désire ma condamnation, sauf à pleurer comme un sot quand on me mènera à la mort.

 

– Ils désirent vous voir humilié, il n’est que trop vrai, répondit Mathilde, mais je ne les crois point cruels. Ma présence à Besançon et le spectacle de ma douleur ont intéressé toutes les femmes ; votre jolie figure fera le reste. Si vous dites un mot devant vos juges, tout l’auditoire est pour vous, etc., etc.

 

Le lendemain à neuf heures, quand Julien descendit de sa prison pour aller dans la grande salle du Palais de Justice, ce fut avec beaucoup de peine que les gendarmes parvinrent à écarter la foule immense entassée dans la cour. Julien avait bien dormi, il était fort calme, et n’éprouvait d’autre sentiment qu’une pitié philosophique pour cette foule d’envieux qui, sans cruauté, allaient applaudir à son arrêt de mort. Il fut bien surpris lorsque, retenu plus d’un quart d’heure au milieu de la foule, il fut obligé de reconnaître que sa présence inspirait au public une pitié tendre. Il n’entendit pas un seul propos désagréable. Ces provinciaux sont moins méchants que je ne le croyais, se dit-il.

 

En entrant dans la salle de jugement, il fut frappé de l’élégance de l’architecture. C’était un gothique propre, et une foule de jolies petites colonnes taillées dans la pierre avec le plus grand soin. Il se crut en Angleterre.

 

Mais bientôt toute son attention fut absorbée par douze ou quinze jolies femmes qui, placées vis-à-vis la sellette de l’accusé, remplissaient les trois balcons au-dessus des juges et des jurés. En se retournant vers le public, il vit que la tribune circulaire qui règne au-dessus de l’amphithéâtre était remplie de femmes : la plupart étaient jeunes et lui semblèrent fort jolies ; leurs yeux étaient brillants et remplis d’intérêt. Dans le reste de la salle, la foule était énorme ; on se battait aux portes, et les sentinelles ne pouvaient obtenir le silence.

 

Quand tous les yeux qui cherchaient Julien s’aperçurent de sa présence, en le voyant occuper la place un peu élevée réservée à l’accusé, il fut accueilli par un murmure d’étonnement et de tendre intérêt.

 

On eût dit ce jour-là qu’il n’avait pas vingt ans ; il était mis fort simplement, mais avec une grâce parfaite ; ses cheveux et son front étaient charmants ; Mathilde avait voulu présider elle-même à sa toilette. La pâleur de Julien était extrême. À peine assis sur la sellette, il entendit dire de tous côtés : Dieu ! comme il est jeune !… Mais c’est un enfant… Il est bien mieux que son portrait.

 

– Mon accusé, lui dit le gendarme assis à sa droite, voyez-vous ces six dames qui occupent ce balcon? Le gendarme lui indiquait une petite tribune en saillie au-dessus de l’amphithéâtre où sont placés les jurés. C’est Mme la préfète, continua le gendarme, à côté, Mme la marquise de N***, celle-là vous aime bien ; je l’ai entendue parler au juge d’instruction. Après c’est Mme Derville…

 

– Mme Derville ! s’écria Julien, et une vive rougeur couvrit son front. Au sortir d’ici, pensa-t-il, elle va écrire à Mme de Rênal. Il ignorait l’arrivée de Mme de Rênal à Besançon.

 

Les témoins furent bien vite entendus. Dès les premiers mots de l’accusation soutenue par l’avocat général, deux de ces dames placées dans le petit balcon, tout à fait en face de Julien, fondirent en larmes. Mme Derville ne s’attendrit point ainsi, pensa Julien. Cependant il remarqua qu’elle était fort rouge.

 

L’avocat général faisait du pathos en mauvais français sur la barbarie du crime commis ; Julien observa que les voisines de Mme Derville avaient l’air de le désapprouver vivement. Plusieurs jurés, apparemment de la connaissance de ces dames, leur parlaient et semblaient les rassurer. Voilà qui ne laisse pas d’être de bon augure, pensa Julien.

 

Jusque-là il s’était senti pénétré d’un mépris sans mélange pour tous les hommes qui assistaient au jugement. L’éloquence plate de l’avocat général augmenta ce sentiment de dégoût. Mais peu à peu la sécheresse d’âme de Julien disparut devant les marques d’intérêt dont il était évidemment l’objet.

 

Il fut content de la mine ferme de son avocat. Pas de phrases, lui dit-il tout bas comme il allait prendre la parole.

 

– Toute l’emphase pillée à Bossuet, qu’on a étalée contre vous, vous a servi, dit l’avocat. En effet, à peine avait-il parlé pendant cinq minutes, que presque toutes les femmes avaient leur mouchoir à la main. L’avocat encouragé adressa aux jurés des choses extrêmement fortes. Julien frémit, il se sentait sur le point de verser des larmes. Grand Dieu ! que diront mes ennemis?

 

Il allait céder à l’attendrissement qui le gagnait, lorsque heureusement pour lui, il surprit un regard insolent de M. le baron de Valenod.

 

Les yeux de ce cuistre sont flamboyants, se dit-il ; quel triomphe pour cette âme basse ! Quand mon crime n’aurait amené que cette seule circonstance, je devrais le maudire. Dieu sait ce qu’il dira de moi à Mme de Rênal !

 

Cette idée effaça toutes les autres. Bientôt après, Julien fut rappelé à lui-même par les marques d’assentiment du public. L’avocat venait de terminer sa plaidoirie. Julien se souvint qu’il était convenable de lui serrer la main. Le temps avait passé rapidement.

 

On apporta des rafraîchissements à l’avocat et à l’accusé. Ce fut alors seulement que Julien fut frappé d’une circonstance : aucune femme n’avait quitté l’audience pour aller dîner.

 

– Ma foi, je meurs de faim, dit l’avocat, et vous?

 

– Moi de même, répondit Julien.

 

– Voyez, voilà Mme la préfète qui reçoit aussi son dîner, lui dit l’avocat en lui indiquant le petit balcon. Bon courage, tout va bien. La séance recommença.

 

Comme le président faisait son résumé, minuit sonna. Le président fut obligé de s’interrompre ; au milieu du silence de l’anxiété universelle, le retentissement de la cloche de l’horloge remplissait la salle.

 

Voilà le dernier de mes jours qui commence, pensa Julien. Bientôt il se sentit enflammé par l’idée du devoir. Il avait dominé jusque-là son attendrissement, et gardé sa résolution de ne point parler ; mais quand le président des assises lui demanda s’il avait quelque chose à ajouter, il se leva. Il voyait devant lui les yeux de Mme Derville qui, aux lumières, lui semblèrent bien brillants. Pleurerait-elle, par hasard? pensa-t-il.

 

« Messieurs les jurés,

 

L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.

 

Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.

 

Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »

 

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le cœur ; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siège ; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal… Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.

 

Une heure sonnait comme les jurés se retiraient dans leur chambre. Aucune femme n’avait abandonné sa place ; plusieurs hommes avaient les larmes aux yeux. Les conversations furent d’abord très vives ; mais peu à peu, la décision du jury se faisant attendre, la fatigue générale commença à jeter du calme dans l’assemblée. Ce moment était solennel ; les lumières jetaient moins d’éclat. Julien, très fatigué, entendait discuter auprès de lui la question de savoir si ce retard était de bon ou de mauvais augure. Il vit avec plaisir que tous les vœux étaient pour lui ; le jury ne revenait point, et cependant aucune femme ne quittait la salle.

 

Comme deux heures venaient de sonner, un grand mouvement se fit entendre. La petite porte de la chambre des jurés s’ouvrit. M. le baron de Valenod s’avança d’un pas grave et théâtral, il était suivi de tous les jurés. Il toussa, puis déclara qu’en son âme et conscience la déclaration unanime du jury était que Julien Sorel était coupable de meurtre, et de meurtre avec préméditation : cette déclaration entraînait la peine de mort ; elle fut prononcée un instant après. Julien regarda sa montre, et se souvint de M. de Lavalette, il était deux heures et un quart. C’est aujourd’hui vendredi, pensa-t-il.

 

Oui, mais ce jour est heureux pour le Valenod, qui me condamne… Je suis trop surveillé pour que Mathilde puisse me sauver comme fit Mme de Lavalette… Ainsi, dans trois jours, à cette même heure, je saurai à quoi m’en tenir sur le grand peut-être.

 

En ce moment, il entendit un cri et fut rappelé aux choses de ce monde. Les femmes autour de lui sanglotaient ; il vit que toutes les figures étaient tournées vers une petite tribune pratiquée dans le couronnement d’un pilastre gothique. Il sut plus tard que Mathilde s’y était cachée. Comme le cri ne se renouvela pas, tout le monde se remit à regarder Julien, auquel les gendarmes cherchaient à faire traverser la foule.

 

Tâchons de ne pas apprêter à rire à ce fripon de Valenod, pensa Julien. Avec quel air contrit et patelin il a prononcé la déclaration qui entraîne la peine de mort ! tandis que ce pauvre président des assises, tout juge qu’il est depuis nombre d’années, avait la larme à l’œil en me condamnant. Quelle joie pour le Valenod de se venger de notre ancienne rivalité auprès de Mme de Rênal !… Je ne la verrai donc plus ! C’en est fait… Un dernier adieu est impossible entre nous, je le sens… Que j’aurais été heureux de lui dire toute l’horreur que j’ai de mon crime !

 

Seulement ces paroles : Je me trouve justement condamné.

Chapitre XLII

 

En ramenant Julien en prison, on l’avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort. Lui qui, d’ordinaire, remarquait jusqu’aux plus petites circonstances, ne s’était point aperçu qu’on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu’il dirait à Mme de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu’elle l’interromprait, et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle action, comment lui persuader que je l’aime uniquement? Car enfin, j’ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.

 

En se mettant au lit il trouva des draps d’une toile grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah ! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à mort. C’est juste…

 

Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J’ai été guillotiné.

 

Pourquoi pas, reprit Julien, s’il y a une autre vie?… Ma foi, si je trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu : c’est un despote, et, comme tel, il est rempli d’idées de vengeance ; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne l’ai jamais aimé ; je n’ai même jamais voulu croire qu’on l’aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d’une manière abominable…

 

Mais si je trouve le Dieu de Fénelon ! Il me dira peut-être : il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé…

 

Ai-je beaucoup aimé? Ah ! j’ai aimé Mme de Rênal, mais ma conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant…

 

Mais aussi, quelle perspective !… Colonel de hussards, si nous avions la guerre ; secrétaire de légation pendant la paix ; ensuite ambassadeur… car bientôt j’aurais su les affaires…, et quand je n’aurais été qu’un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalité à craindre? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou plutôt comptées pour des mérites. Homme de mérite, et jouissant de la plus grande existence à Vienne ou à Londres…

 

– Pas précisément, Monsieur, guillotiné dans trois jours.

 

Julien rit de bon cœur de cette saillie de son esprit. En vérité, l’homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette réflexion maligne?

 

Eh bien ! oui, mon ami, guillotiné dans trois jours, répondit-il à l’interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte à demi avec l’abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre, lequel de ces deux dignes personnages volera l’autre?

 

Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup.

 

LADISLAS

… Mon âme est toute prête.

LE ROI, père de Ladislas.

L ’échafaud l ’est aussi ; portez-y votre tête.

 

Belle réponse ! pensa-t-il, et il s’endormit. Quelqu’un le réveilla le matin en le serrant fortement.

 

– Quoi, déjà ! dit Julien en ouvrant un œil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.

 

C’était Mathilde. Heureusement, elle ne m’a pas compris. Cette réflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six mois de maladie : réellement elle n’était pas reconnaissable.

 

– Cet infâme Frilair m’a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains ; la fureur l’empêchait de pleurer.

 

– N’étais-je pas beau hier quand j’ai pris la parole? répondit Julien. J’improvisais, et pour la première fois de ma vie ! Il est vrai qu’il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière.

 

Dans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang-froid d’un pianiste habile qui touche un piano… L’avantage d’une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu’à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses juges?

 

Mathilde, ce jour-là, était tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquième étage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu’elle lui avait souvent infligé.

 

On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien ; il n’a point été donné à l’œil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’état de simple ruisseau : ainsi aucun œil humain ne verra Julien faible, d’abord parce qu’il ne l’est pas. Mais j’ai le cœur facile à toucher ; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les cœurs secs ne m’ont-ils pas méprisé pour ce défaut ! Ils croyaient que je demandais grâce : voilà ce qu’il ne faut pas souffrir.

 

On dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l’échafaud ; mais Danton avait donné de la force à une nation de freluquets, et empêchait l’ennemi d’arriver à Paris… Moi seul, je sais ce que j’aurais pu faire… Pour les autres, je ne suis tout au plus qu’un PEUT-ÊTRE.

 

Si Mme de Rênal était ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu répondre de moi? L’excès de mon désespoir et de mon repentir eût passé aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du pays pour l’ignoble peur de la mort ; ils sont si fiers, ces cœurs faibles, que leur position pécuniaire met au-dessus des tentations ! Voyez ce que c’est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me condamner à mort, que de naître fils d’un charpentier ! On peut devenir savant, adroit, mais le cœur !… le cœur ne s’apprend pas. Même avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutôt qui ne peut plus pleurer, dit-il en regardant ses yeux rouges… et il la serra dans ses bras : l’aspect d’une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme… Elle a pleuré toute la nuit peut-être, se dit-il ; mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir ! Elle se regardera comme ayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les façons de penser basses d’un plébéien… Le Croisenois est assez faible pour l’épouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rôle,

 

Du droit qu ’un esprit ferme et vaste en ses desseins

A sur l ’esprit grossier des vulgaires humains.

 

Ah çà ! voici qui est plaisant : depuis que je dois mourir, tous les vers que j’ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un signe de décadence…

 

Mathilde lui répétait d’une voix éteinte : Il est là dans la pièce voisine. Enfin il fit attention à ces paroles. Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caractère impérieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fâcher.

 

– Et qui est là? lui dit-il d’un air doux.

 

– L’avocat, pour vous faire signer votre appel.

 

– Je n’appellerai pas.

 

– Comment ! vous n’appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux étincelants de colère, et pourquoi, s’il vous plaît?

 

– Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop faire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux mois, après un long séjour dans ce cachot humide, je serai aussi bien disposé? Je prévois des entrevues avec des prêtres, avec mon père… Rien au monde ne peut m’être aussi désagréable. Mourons.

 

Cette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère de Mathilde. Elle n’avait pu voir l’abbé de Frilair avant l’heure où l’on ouvre les cachots de la prison de Besançon ; sa fureur retomba sur Julien. Elle l’adorait, et, pendant un grand quart d’heure, il retrouva dans ses imprécations contre son caractère de lui Julien, dans ses regrets de l’avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l’avait accablé d’injures si poignantes, dans la bibliothèque de l’hôtel de La Mole.

 

– Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître homme, lui dit-il.

 

Mais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce séjour dégoûtant, en butte à tout ce que la faction patricienne peut inventer d’infâme et d’humiliant, et ayant pour unique consolation les imprécations de cette folle… Eh bien après-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable… Fort remarquable, dit le parti méphistophélès ; il ne manque jamais son coup.

 

Eh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde continuait à être éloquente). Parbleu non, se dit-il, je n’appellerai pas.

 

Cette résolution prise, il tomba dans la rêverie… Le courrier en passant apportera le journal à six heures comme à l’ordinaire ; à huit heures, après que M. de Rênal l’aura lu, Élisa, marchant sur la pointe du pied, viendra le déposer sur son lit. Plus tard elle s’éveillera : tout à coup, en lisant, elle sera troublée ; sa jolie main tremblera ; elle lira jusqu’à ces mots… À dix heures et cinq minutes, il avait cessé d’exister.

 

Elle pleurera à chaudes larmes, je la connais ; en vain j’ai voulu l’assassiner, tout sera oublié. Et la personne à qui j’ai voulu ôter la vie sera la seule qui sincèrement pleurera ma mort.

 

Ah ! ceci est une antithèse ! pensa-t-il, et, pendant un grand quart d’heure que dura encore la scène que lui faisait Mathilde, il ne songea qu’à Mme de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant souvent à ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir de la chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la courte-pointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d’un mouvement convulsif ; il voyait Mme de Rênal pleurer… Il suivait la route chaque larme sur cette figure charmante.

 

Mlle de La Mole, ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l’avocat. C’était heureusement un ancien capitaine de l’armée d’Italie de 1796, où il avait été camarade de Manuel.

 

Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.

 

Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau ; c’était le nom de l’avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s’ouvrait sous la prison, d’ici à deux mois, vous seriez sauvé. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.

 

Julien lui serra la main. – Je vous remercie, vous êtes un brave homme. À ceci je songerai.

 

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l’avocat, il se sentait beaucoup plus d’amitié pour l’avocat que pour elle.

Chapitre XLIII

 

Une heure après, comme il dormait profondément, il fut éveillé par des larmes qu’il sentait couler sur sa main. Ah ! c’est encore Mathilde, pensa-t-il à demi éveillé. Elle vient, fidèle à la théorie, attaquer ma résolution par les sentiments tendres. Ennuyé de la perspective de cette nouvelle scène dans le genre pathétique, il n’ouvrit pas les yeux. Les vers de Belphégor fuyant sa femme lui revinrent à la pensée.

 

Il entendit un soupir singulier ; il ouvrit les yeux, c’était Mme de Rênal.

 

– Ah ! je te revois avant que de mourir, est-ce une illusion? s’écria-t-il en se jetant à ses pieds.

 

Mais pardon, Madame, je ne suis qu’un assassin à vos yeux, dit-il à l’instant, en revenant à lui.

 

– Monsieur… je viens vous conjurer d’appeler, je sais que vous ne le voulez pas… Ses sanglots l’étouffaient ; elle ne pouvait parler.

 

– Daignez me pardonner.

 

– Si tu veux que je te pardonne, lui dit-elle en se levant et se jetant dans ses bras, appelle tout de suite de ta sentence de mort.

 

Julien la couvrait de baisers.

 

– Viendras-tu me voir tous les jours pendant ces deux mois?

 

– Je te le jure. Tous les jours, à moins que mon mari ne me le défende.

 

– Je signe ! s’écria Julien. Quoi ! tu me pardonnes ! Est-il possible !

 

Il la serrait dans ses bras ; il était fou. Elle jeta un petit cri.

 

– Ce n’est rien, lui dit-elle, tu m’as fait mal.

 

– À ton épaule, s’écria Julien fondant en larmes. Il s’éloigna un peu, et couvrit sa main de baisers de flamme. Qui me l’eût dit la dernière fois que je te vis dans ta chambre à Verrières?…

 

– Qui m’eût dit alors que j’écrirais à M. de La Mole cette lettre infâme?…

 

– Sache que je t’ai toujours aimée, que je n’ai aimé que toi.

 

– Est-il bien possible ! s’écria Mme de Rênal, ravie à son tour. Elle s’appuya sur Julien, qui était à ses genoux, et longtemps ils pleurèrent en silence.

 

À aucune époque de sa vie, Julien n’avait trouvé un moment pareil.

 

Bien longtemps après, quand on put parler :

 

– Et cette jeune Mme Michelet, dit Mme de Rênal, ou plutôt cette Mlle de La Mole ; car je commence en vérité à croire cet étrange roman !

 

– Il n’est vrai qu’en apparence, répondit Julien. C’est ma femme, mais ce n’est pas ma maîtresse…

 

En s’interrompant cent fois l’un l’autre, ils parvinrent à grand’peine à se raconter ce qu’ils ignoraient. La lettre écrite à M. de La Mole avait été faite par le jeune prêtre qui dirigeait la conscience de Mme de Rênal, et ensuite copiée par elle.

 

– Quelle horreur m’a fait commettre la religion ! lui disait-elle ; et encore j’ai adouci les passages les plus affreux de cette lettre…

 

Les transports et le bonheur de Julien lui prouvaient combien il lui pardonnait. Jamais il n’avait été aussi fou d’amour.

 

– Je me crois pourtant pieuse, lui disait Mme de Rênal dans la suite de la conversation. Je crois sincèrement en Dieu ; je crois également, et même cela m’est prouvé, que le crime que je commets est affreux, et dès que je te vois, même après que tu m’as tiré deux coups de pistolet… Et ici, malgré elle, Julien la couvrit de baisers.

 

– Laisse-moi, continua-t-elle, je veux raisonner avec toi, de peur de l’oublier… Dès que je te vois, tous les devoirs disparaissent, je ne suis plus qu’amour pour toi, ou plutôt le mot amour est trop faible. Je sens pour toi ce que je devrais sentir uniquement pour Dieu : un mélange de respect, d’amour, d’obéissance… En vérité, je ne sais pas ce que tu m’inspires. Tu me dirais de donner un coup de couteau au geôlier, que le crime serait commis avant que j’y eusse songé. Explique-moi cela bien nettement avant que je te quitte, je veux voir clair dans mon cœur ; car dans deux mois nous nous quittons… À propos, nous quitterons-nous? lui dit-elle en souriant.

 

– Je retire ma parole, s’écria Julien en se levant ; je n’appelle pas de la sentence de mort, si par poison, couteau, pistolet, charbon ou de toute autre manière quelconque tu cherches à mettre fin ou obstacle à ta vie.

 

La physionomie de Mme de Rênal changea tout à coup ; la plus vive tendresse fit place à une rêverie profonde.

 

– Si nous mourions tout de suite? lui dit-elle enfin.

 

– Qui sait ce que l’on trouve dans l’autre vie? répondit Julien ; peut-être des tourments, peut-être rien du tout. Ne pouvons-nous pas passer deux mois ensemble d’une manière délicieuse? Deux mois, c’est bien des jours. Jamais je n’aurai été aussi heureux !

 

– Jamais tu n’auras été aussi heureux !

 

– Jamais, répéta Julien ravi, et je te parle comme je me parle à moi-même. Dieu me préserve d’exagérer.

 

– C’est me commander que de parler ainsi, dit-elle avec un sourire timide et mélancolique.

 

– Eh bien ! tu jures, sur l’amour que tu as pour moi, de n’attenter à ta vie par aucun moyen direct, ni indirect… songe, ajouta-t-il, qu’il faut que tu vives pour mon fils, que Mathilde abandonnera à des laquais dès qu’elle sera marquise de Croisenois.

 

– Je jure, reprit-elle froidement, mais je veux emporter ton appel écrit et signé de ta main. J’irai moi-même chez M. le Procureur général.

 

– Prends garde, tu te compromets.

 

– Après la démarche d’être venue te voir dans ta prison, je suis à jamais, pour Besançon et toute la Franche-Comté, une héroïne d’anecdotes, dit-elle d’un air profondément affligé. Les bornes de l’austère pudeur sont franchies… Je suis une femme perdue d’honneur ; il est vrai que c’est pour toi…

 

Son accent était si triste, que Julien l’embrassa avec un bonheur tout nouveau pour lui. Ce n’était plus l’ivresse de l’amour, c’était reconnaissance extrême. Il venait d’apercevoir, pour la première fois, toute l’étendue du sacrifice qu’elle lui avait fait.

 

Quelque âme charitable informa, sans doute, M. de Rênal des longues visites que sa femme faisait à la prison de Julien ; car au bout de trois jours il lui envoya sa voiture, avec l’ordre exprès de revenir sur-le-champ à Verrières.

 

Cette séparation cruelle avait mal commencé la journée pour Julien. On l’avertit, deux ou trois heures après, qu’un certain prêtre intrigant et qui pourtant n’avait pu se pousser parmi les Jésuites de Besançon, s’était établi depuis le matin en dehors de la porte de la prison, dans la rue. Il pleuvait beaucoup, et là cet homme prétendait jouer le martyr. Julien était mal disposé, cette sottise le toucha profondément.

 

Le matin il avait déjà refusé la visite de ce prêtre, mais cet homme s’était mis en tête de confesser Julien et de se faire un nom parmi les jeunes femmes de Besançon, par toutes les confidences qu’il prétendrait en avoir reçues.

 

Il déclarait à haute voix qu’il allait passer la journée et la nuit à la porte de la prison ; – Dieu m’envoie pour toucher le cœur de cet autre apostat… Et le bas peuple, toujours curieux d’une scène, commençait à s’attrouper.

 

– Oui, mes frères, leur disait-il, je passerai ici la journée, la nuit, ainsi que toutes les journées, et toutes les nuits qui suivront. Le Saint-Esprit m’a parlé, j’ai une mission d’en haut ; c’est moi qui dois sauver l’âme du jeune Sorel. Unissez-vous à mes prières, etc., etc.

 

Julien avait horreur du scandale et de tout ce qui pouvait attirer l’attention sur lui. Il songea à saisir le moment pour s’échapper du monde incognito ; mais il avait quelque espoir de revoir Mme de Rênal, et il était éperdument amoureux.

 

La porte de la prison était située dans l’une des rues les plus fréquentées. L’idée de ce prêtre crotté, faisant foule et scandale, torturait son âme. – Et, sans nul doute, à chaque instant, il répète mon nom ! Ce moment fut plus pénible que la mort.

 

Il appela deux ou trois fois, à une heure d’intervalle, un porte-clefs qui lui était dévoué, pour l’envoyer voir si le prêtre était encore à la porte de la prison.

 

– Monsieur, il est à deux genoux dans la boue, lui disait toujours le porte-clefs ; il prie à haute voix et dit les litanies pour votre âme… L’impertinent ! pensa Julien. En ce moment, en effet, il entendit un bourdonnement sourd, c’était le peuple répondant aux litanies. Pour comble d’impatience, il vit le porte-clefs lui-même agiter ses lèvres en répétant les mots latins. – On commence à dire, ajouta le porte-clefs, qu’il faut que vous ayez le cœur bien endurci pour refuser le secours de ce saint homme.

 

O ma patrie ! que tu es encore barbare ! s’écria Julien ivre de colère. Et il continua son raisonnement tout haut et sans songer à la présence du porte-clefs.

 

– Cet homme veut un article dans le journal, et le voilà sûr de l’obtenir.

 

Ah ! maudits provinciaux ! à Paris, je ne serais pas soumis à toutes ces vexations. On y est plus savant en charlatanisme.

 

– Faites entrer ce saint prêtre, dit-il enfin au porte-clefs, et la sueur coulait à grands flots sur son front. Le porte-clefs fit le signe de la croix et sortit tout joyeux.

 

Ce saint prêtre se trouva horriblement laid, il était encore plus crotté. La pluie froide qu’il faisait augmentait l’obscurité et l’humidité du cachot. Le prêtre voulut embrasser Julien, et se mit à s’attendrir en lui parlant. La plus basse hypocrisie était trop évidente ; de sa vie Julien n’avait été aussi en colère.

 

Un quart d’heure après l’entrée du prêtre, Julien se trouva tout à fait un lâche. Pour la première fois la mort lui parut horrible. Il pensait à l’état de putréfaction où serait son corps deux jours après l’exécution, etc., etc.

 

Il allait se trahir par quelque signe de faiblesse ou se jeter sur le prêtre et l’étrangler avec sa chaîne, lorsqu’il eut l’idée de prier le saint homme d’aller dire pour lui une bonne messe de quarante francs, ce jour-là même.

 

Or, il était près de midi, le prêtre décampa.

Chapitre XLIV

 

Dès qu’il fut sorti, Julien pleura beaucoup et pleura de mourir. Peu à peu il se dit que, si Mme de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué sa faiblesse…

 

Au moment où il regrettait le plus l’absence de cette femme adorée, il entendit le pas de Mathilde.

 

Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c’est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l’irriter.

 

Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner à mort.

 

« Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d’aller réveiller et attaquer la petite vanité de cette aristocratie bourgeoise ! Pourquoi parler de caste? Il leur a indiqué ce qu’ils devaient faire dans leur intérêt politique : ces nigauds n’y songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à leurs yeux l’horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grâce, sa mort sera une sorte de suicide… »

 

Mathilde n’eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas encore : c’est que l’abbé de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile à son ambition d’aspirer à devenir son successeur.

 

Presque hors de lui à force de colère impuissante et de contrariété : – Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un instant de paix. Mathilde, déjà fort jalouse des visites de Mme de Rênal, et qui venait d’apprendre son départ, comprit la cause de l’humeur de Julien et fondit en larmes.

 

Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n’en était que plus irrité. Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer?

 

Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour l’attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.

 

– J’ai besoin d’être seul, dit-il à cet ami fidèle… Et comme il le vit hésiter : Je compose un mémoire pour mon recours en grâce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j’ai besoin de quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t’en parler le premier.

 

Quand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé et plus lâche qu’auparavant. Le peu de forces qui restait à cette âme affaiblie avait été épuisé à déguiser son état à Mlle de La Mole et à Fouqué.

 

Vers le soir, une idée le consola :

 

Si ce matin, dans le moment où la mort me paraissait si laide, on m’eût averti pour l’exécution, l’œil du public eût été aiguillon de gloire, peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d’empesé, comme celle d’un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s’il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l’eût vue.

 

Et il se sentit délivré d’une partie de son malheur. Je suis un lâche en ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.

 

Un événement presque plus désagréable encore l’attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite ; ce jour-là, avant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

 

Julien se sentit faible, il s’attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.

 

Le hasard nous a placés l’un près de l’autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.

 

Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu’ils furent sans témoin.

 

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse ! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage ; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières ! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu’ici je pouvais au moins me dire : Ils reçoivent de l’argent, il est vrai, tous les honneurs s’accumulent sur eux, mais moi j’ai la noblesse du cœur.

 

Et voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout Verrières, et en l’exagérant, que j’ai été faible devant la mort ! J’aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent !

 

Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.

 

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles.

 

– J’ai fait des économies ! s’écria-t-il tout à coup.

 

Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.

 

– Comment dois-je en disposer? continua Julien plus tranquille : l’effet produit lui avait ôté tout sentiment d’infériorité.

 

Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.

 

– Eh bien ! le Seigneur m’a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.

 

– Fort bien, dit le vieillard, ce reste m’est dû ; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre cœur, si vous voulez mourir en bon chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j’ai avancés, et auxquels vous ne songez pas…

 

Voilà donc l’amour de père ! se répétait Julien l’âme navrée, lorsque enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.

 

– Monsieur, après la visite des grands parents, j’apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela réjouit le cœur.

 

– Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d’enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j’entends se promener dans le corridor.

 

Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se préparaient à retourner au bagne. C’étaient des scélérats fort gais et réellement très remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.

 

– Si vous me donnez vingt francs, dit l’un d’eux à Julien, je vous conterai ma vie en détail. C’est du chenu.

 

– Mais vous allez me mentir? dit Julien.

 

– Non pas, répondit-il ; mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dénoncera si je dis faux.

 

Son histoire était abominable. Elle montrait un cœur courageux, où il n’y avait plus qu’une passion, celle de l’argent.

 

Après leur départ, Julien n’était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la pusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de Mme de Rênal, s’était tournée en mélancolie.

 

À mesure que j’aurais été moins dupe des apparences, se disait-il, j’aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d’honnêtes gens tels que mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante : Comment dînerai-je? Et ils vantent leur probité ! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l’homme qui a volé un couvert d’argent parce qu’il se sentait défaillir de faim.

 

Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens…

 

Il n’y a point de droit naturel : ce mot n’est qu’une antique niaiserie bien digne de l’avocat général qui m’a donné chasse l’autre jour, et dont l’aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre de faire telle chose, sous peine de punition. Avant la loi, il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… non, les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit. L’accusateur que la société lance après moi a été enrichi par une infamie… J’ai commis un assassinat, et je suis justement condamné, mais, à cette seule action près, le Valenod qui m’a condamné est cent fois plus nuisible à la société.

 

Eh bien ! ajouta Julien tristement, mais sans colère, malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m’a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette crainte de manquer d’argent, cette vue exagérée de la méchanceté des hommes qu’on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à tous ses envieux de Verrières. À ce prix, leur dira son regard, lequel d’entre vous ne serait pas charmé d’avoir un fils guillotiné?

 

Cette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli et doux envers Mathilde qu’il voyait exaspérée par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son âme était énervée par le malheur profond où l’avait jeté le départ de Mme de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans l’imagination. Le défaut d’exercice commençait à altérer sa santé et à lui donner le caractère exalté et faible d’un jeune étudiant allemand. Il perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement certaines idées peu convenables, dont l’âme des malheureux est assaillie.

 

J’ai aimé la vérité… Où est-elle?… Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands ; et ses lèvres prirent l’expression du dégoût… Non, l’homme ne peut pas se fier à l’homme.

 

Mme de ***, faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis ; mensonge. Mais que dis-je? Napoléon à Sainte-Hélène !… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.

 

Grand Dieu ! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sévèrement au devoir, s’abaisse jusqu’au charlatanisme, à quoi s’attendre du reste de l’espèce?…

 

Où est la vérité? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanède… Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l’ont été?… Mais saint Paul fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi…

 

Ah ! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis ! je vois une cathédrale gothique, des vitraux vénérables ; mon cœur faible se figure le prêtre de ces vitraux… Mon âme le comprendrait, mon âme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux agréments près, un chevalier de Beauvoisis.

 

Mais un vrai prêtre, un Massillon, un Fénelon… Massillon a sacré Dubois. Les Mémoires de Saint-Simon m’ont gâté Fénelon ; mais enfin un vrai prêtre… Alors les âmes tendres auraient un point de réunion dans le monde… Nous ne serions pas isolés… Ce bon prêtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini…

 

Il fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu’il savait par cœur… Mais comment, dès qu’on sera trois ensemble, croire à ce grand nom, Dieu, après l’abus effroyable qu’en font nos prêtres?

 

Vivre isolé !… Quel tourment !…

 

Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolé ici dans ce cachot ; mais je n’ai pas vécu isolé sur la terre ; j’avais la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison… a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage ; je vacillais, j’étais agité. Après tout je n’étais qu’un homme… Mais je n’étais pas emporté.

 

C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser à l’isolement…

 

Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de Mme de Rênal qui m’accable. Si, à Verrières, pour la voir, j’étais obligé de vivre des semaines entières caché dans les caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais?

 

L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… O dix-neuvième siècle !

 

…Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il s’élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux pieds, détruit l’habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs œufs… Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable : la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d’un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d’un feu rougeâtre…

 

…Ainsi la mort, la vie, l’éternité, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…

 

Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d’été, pour mourir à cinq heures du soir ; comment comprendrait-elle le mot nuit?

 

Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.

 

Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie de plus pour vivre avec Mme de Rênal.

 

Et il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes !

 

I° Je suis hypocrite comme s’il y avait là quelqu’un pour m’écouter.

 

2° J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… Hélas ! Mme de Rênal est absente ; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.

 

Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, bon, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance.

 

Ah ! s’il existait… Hélas ! je tomberais à ses pieds. J’ai mérité la mort, lui dirais-je ; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime !

 

La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouqué.

 

Julien se sentait fort et résolu comme l’homme qui voit clair dans son âme.

Chapitre XLV

 

Je ne veux pas jouer à ce pauvre abbé Chas-Bernard le mauvais tour de le faire appeler, dit-il à Fouqué ; il n’en dînerait pas de trois jours. Mais tâche de me trouver un janséniste, ami de M. Pirard et inaccessible à l’intrigue.

 

Fouqué attendait cette ouverture avec impatience. Julien s’acquitta avec décence de tout ce qu’on doit à l’opinion, en province. Grâce à M. l’abbé de Frilair, et malgré le mauvais choix de son confesseur, Julien était dans son cachot le protégé de la congrégation ; avec plus d’esprit de conduite, il eût pu s’échapper. Mais le mauvais air du cachot produisant son effet, sa raison diminuait. Il n’en fut que plus heureux au retour de Mme de Rênal.

 

– Mon premier devoir est envers toi, lui dit-elle en l’embrassant ; je me suis sauvée de Verrières…

 

Julien n’avait point de petit amour-propre à son égard, il lui raconta toutes ses faiblesses. Elle fut bonne et charmante pour lui.

 

Le soir, à peine sortie de sa prison, elle fit venir chez sa tante le prêtre qui s’était attaché à Julien comme à une proie ; comme il ne voulait que se mettre en crédit auprès des jeunes femmes appartenant à la haute société de Besançon, Mme de Rênal l’engagea facilement à aller faire une neuvaine à l’abbaye de Bray-le-Haut.

 

Aucune parole ne peut rendre l’excès et la folie de l’amour de Julien.

 

À force d’or, et en usant et abusant du crédit de sa tante, dévote célèbre et riche, Mme de Rênal obtint de le voir deux fois par jour.

 

À cette nouvelle, la jalousie de Mathilde s’exalta jusqu’à l’égarement. M. de Frilair lui avait avoué que tout son crédit n’allait pas jusqu’à braver toutes les convenances au point de lui faire permettre de voir son ami plus d’une fois chaque jour. Mathilde fit suivre Mme de Rênal afin de connaître ses moindres démarches. M. de Frilair épuisait toutes les ressources d’un esprit fort adroit pour lui prouver que Julien était indigne d’elle.

 

Au milieu de tous ces tourments elle ne l’en aimait que plus, et presque chaque jour, lui faisait une scène horrible.

 

Julien voulait à toute force être honnête homme jusqu’à la fin envers cette pauvre jeune fille qu’il avait si étrangement compromise ; mais, à chaque instant, l’amour effréné qu’il avait pour Mme de Rênal l’emportait. Quand, par de mauvaises raisons, il ne pouvait venir à bout de persuader Mathilde de l’innocence des visites de sa rivale : désormais, la fin du drame doit être bien proche, se disait-il ; c’est une excuse pour moi si je ne sais pas mieux dissimuler.

 

Mlle de La Mole apprit la mort du marquis de Croisenois. M. de Thaler, cet homme si riche, s’était permis des propos désagréables sur la disparition de Mathilde ; M. de Croisenois alla le prier de les démentir : M. de Thaler lui montra des lettres anonymes à lui adressées, et remplies de détails rapprochés avec tant d’art qu’il fut impossible au pauvre marquis de ne pas entrevoir la vérité.

 

M. de Thaler se permit des plaisanteries dénuées de finesse. Ivre de colère et de malheur, M. de Croisenois exigea des réparations tellement fortes, que le millionnaire préféra un duel. La sottise triompha ; et l’un des hommes de Paris les plus dignes d’être aimés, trouva la mort à moins de vingt-quatre ans.

 

Cette mort fit une impression étrange et maladive sur l’âme affaiblie de Julien.

 

– Le pauvre Croisenois, disait-il à Mathilde, a été réellement bien raisonnable et bien honnête homme envers nous ; il eût dû me haïr lors de vos imprudences dans le salon de Mme votre mère, et me chercher querelle ; car la haine qui succède au mépris est ordinairement furieuse…

 

La mort de M. de Croisenois changea toutes les idées de Julien sur l’avenir de Mathilde ; il employa plusieurs journées à lui prouver qu’elle devait accepter la main de M. de Luz. C’est un homme timide, point trop jésuite, lui disait-il, et qui, sans doute, va se mettre sur les rangs. D’une ambition plus sombre et plus suivie que le pauvre Croisenois, et sans duché dans sa famille, il ne fera aucune difficulté d’épouser la veuve de Julien Sorel.

 

– Et une veuve qui méprise les grandes passions, répliqua froidement Mathilde ; car elle a assez vécu pour voir, après six mois, son amant lui préférer une autre femme, et une femme origine de tous leurs malheurs.

 

– Vous êtes injuste ; les visites de Mme de Rênal fourniront des phrases singulières à l’avocat de Paris chargé de mon recours en grâce ; il peindra le meurtrier honoré des soins de sa victime. Cela peut faire effet, et peut-être un jour vous me verrez le sujet de quelque mélodrame, etc., etc.

 

Une jalousie furieuse et impossible à venger, la continuité d’un malheur sans espoir (car, même en supposant Julien sauvé, comment regagner son cœur?), la honte et la douleur d’aimer plus que jamais cet amant infidèle, avaient jeté Mlle de La Mole dans un silence morne, et dont les soins empressés de M. de Frilair, pas plus que la rude franchise de Fouqué, ne pouvaient la faire sortir.

 

Pour Julien, excepté dans les moments usurpés par la présence de Mathilde, il vivait d’amour et sans presque songer à l’avenir. Par un étrange effet de cette passion, quand elle est extrême et sans feinte aucune, Mme de Rênal partageait presque son insouciance et sa douce gaieté.

 

– Autrefois, lui disait Julien, quand j’aurais pu être si heureux pendant nos promenades dans les bois de Vergy, une ambition fougueuse entraînait mon âme dans les pays imaginaires. Au lieu de serrer contre mon cœur ce bras charmant qui était si près de mes lèvres, l’avenir m’enlevait à toi ; j’étais aux innombrables combats que j’aurais à soutenir pour bâtir une fortune colossale… Non, je serais mort sans connaître le bonheur, si vous n’étiez venue me voir dans cette prison.

 

Deux événements vinrent troubler cette vie tranquille. Le confesseur de Julien, tout janséniste qu’il était, ne fut point à l’abri d’une intrigue de jésuites, et, à son insu, devint leur instrument.

 

Il vint lui dire un jour qu’à moins de tomber dans l’affreux péché du suicide, il devait faire toutes les démarches possibles pour obtenir sa grâce. Or, le clergé ayant beaucoup d’influence au ministère de la justice à Paris, un moyen facile se présentait : il fallait se convertir avec éclat…

 

– Avec éclat ! répéta Julien. Ah ! je vous y prends vous aussi, mon père, jouant la comédie comme un missionnaire…

 

– Votre âge, reprit gravement le janséniste, la figure intéressante que vous tenez de la Providence, le motif même de votre crime, qui reste inexplicable, les démarches héroïques que Mlle de La Mole prodigue en votre faveur, tout enfin, jusqu’à l’étonnante amitié que montre pour vous votre victime, tout a contribué à vous faire le héros des jeunes femmes de Besançon. Elles ont tout oublié pour vous, même la politique…

 

Votre conversion retentirait dans leurs cœurs et y laisserait une impression profonde. Vous pouvez être d’une utilité majeure à la religion, et moi j’hésiterais par la frivole raison que les jésuites suivraient la même marche en pareille occasion ! Ainsi, même dans ce cas particulier qui échappe à leur rapacité, ils nuiraient encore ! Qu’il n’en soit pas ainsi… Les larmes que votre conversion fera répandre annuleront l’effet corrosif de dix éditions des œuvres impies de Voltaire.

 

– Et que me restera-t-il, répondit froidement Julien, si je me méprise moi-même? J’ai été ambitieux, je ne veux point me blâmer ; alors, j’ai agi suivant les convenances du temps. Maintenant, je vis au jour le jour. Mais à vue de pays, je me ferais fort malheureux, si je me livrais à quelque lâcheté…

 

L’autre incident, qui fut bien autrement sensible à Julien, vint de Mme de Rênal. Je ne sais quelle amie intrigante était parvenue à persuader à cette âme naïve et si timide qu’il était de son devoir de partir pour Saint-Cloud, et d’aller se jeter aux genoux du roi Charles X.

 

Elle avait fait le sacrifice de se séparer de Julien et après un tel effort, le désagrément de se donner en spectacle, qui en d’autres temps lui eût semblé pire que la mort, n’était plus rien à ses yeux.

 

– J’irai au roi, j’avouerai hautement que tu es mon amant : la vie d’un homme et d’un homme tel que Julien doit l’emporter sur toutes les considérations. Je dirai que c’est par jalousie que tu as attenté à ma vie. Il y a de nombreux exemples de pauvres jeunes gens sauvés dans ce cas par l’humanité du jury, ou celle du roi…

 

– Je cesse de te voir, je te fais fermer ma prison, s’écria Julien, et bien certainement le lendemain je me tue de désespoir, si tu ne me jures de ne faire aucune démarche qui nous donne tous les deux en spectacle au public. Cette idée d’aller à Paris n’est pas de toi. Dis-moi le nom de l’intrigante qui te l’a suggérée…

 

Soyons heureux pendant le petit nombre de jours de cette courte vie. Cachons notre existence ; mon crime n’est que trop évident. Mlle de La Mole a tout crédit à Paris, crois bien qu’elle fait ce qui est humainement possible. Ici en province, j’ai contre moi tous les gens riches et considérés. Ta démarche aigrirait encore ces gens riches et surtout modérés, pour qui la vie est chose si facile… N’apprêtons point à rire aux Maslon, aux Valenod et à mille gens qui valent mieux.

 

Le mauvais air du cachot devenait insupportable à Julien. Par bonheur, le jour où on lui annonça qu’il fallait mourir, un beau soleil réjouissait la nature, et Julien était en veine de courage. Marcher au grand air fut pour lui une sensation délicieuse, comme la promenade à terre pour le navigateur qui longtemps a été à la mer. Allons, tout va bien, se dit-il, je ne manque point de courage.

 

Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. Les plus doux moments qu’il avait trouvés jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule à sa pensée et avec une extrême énergie.

 

Tout se passa simplement, convenablement, et de sa part sans aucune affectation.

 

L’avant-veille, il avait dit à Fouqué :

 

– Pour de l’émotion, je ne puis en répondre ; ce cachot si laid, si humide, me donne des moments de fièvre où je ne me reconnais pas ; mais de la peur, non, on ne me verra point pâlir.

 

Il avait pris ses arrangements d’avance pour que, le matin du dernier jour, Fouqué enlevât Mathilde et Mme de Rênal.

 

– Emmène-les dans la même voiture, lui avait-il dit. Arrange-toi pour que les chevaux de poste ne quittent pas le galop. Elles tomberont dans les bras l’une de l’autre, ou se témoigneront une haine mortelle. Dans les deux cas, les pauvres femmes seront un peu distraites de leur affreuse douleur.

 

Julien avait exigé de Mme de Rênal le serment qu’elle vivrait pour donner des soins au fils de Mathilde.

 

– Qui sait? peut-être avons-nous encore des sensations après notre mort, disait-il un jour à Fouqué. J’aimerais assez à reposer, puisque reposer est le mot, dans cette petite grotte de la grande montagne qui domine Verrières. Plusieurs fois, je te l’ai conté, retiré la nuit dans cette grotte, et ma vue plongeant au loin sur les plus riches provinces de France, l’ambition a enflammé mon cœur : alors c’était ma passion… Enfin, cette grotte m’est chère et l’on ne peut disconvenir qu’elle ne soit située d’une façon à faire envie à l’âme d’un philosophe… Eh bien ! ces bons congréganistes de Besançon font argent de tout ; si tu sais t’y prendre, ils te vendront ma dépouille mortelle…

 

Fouqué réussit dans cette triste négociation. Il passait la nuit seul dans sa chambre, auprès du corps de son ami, lorsqu’à sa grande surprise, il vit entrer Mathilde. Peu d’heures auparavant il l’avait laissée à dix lieues de Besançon. Elle avait le regard et les yeux égarés.

 

– Je veux le voir, lui dit-elle.

 

Fouqué n’eut pas le courage de parler ni de se lever. Il lui montra du doigt un grand manteau bleu sur le plancher ; là était enveloppé ce qui restait de Julien.

 

Elle se jeta à genoux. Le souvenir de Boniface de La Mole et de Marguerite de Navarre lui donna sans doute un courage surhumain. Ses mains tremblantes ouvrirent le manteau. Fouqué détourna les yeux.

 

Il entendit Mathilde marcher avec précipitation dans la chambre. Elle allumait plusieurs bougies. Lorsque Fouqué eut la force de la regarder, elle avait placé sur une petite table de marbre, devant elle, la tête de Julien, et la baisait au front…

 

Mathilde suivit son amant jusqu’au tombeau qu’il s’était choisi. Un grand nombre de prêtres escortaient la bière et, à l’insu de tous, seule dans sa voiture drapée, elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé.

 

Arrivés ainsi vers le point le plus élevé d’une des hautes montagnes du Jura, au milieu de la nuit, dans cette petite grotte magnifiquement illuminée d’un nombre infini de cierges, vingt prêtres célébrèrent le service des morts. Tous les habitants des petits villages de montagne, traversés par le convoi, l’avaient suivi, attirés par la singularité de cette étrange cérémonie.

 

Mathilde parut au milieu d’eux en longs vêtements de deuil, et, à la fin du service, leur fit jeter plusieurs milliers de pièces de cinq francs.

 

Restée seule avec Fouqué, elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Fouqué faillit en devenir fou de douleur.

 

Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie.

 

Mme de Rênal fut fidèle à sa promesse. Elle ne chercha en aucune manière à attenter à sa vie ; mais, trois jours après Julien, elle mourut en embrassant ses enfants.

 

FIN

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