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Chapitre III. Le Bien des pauvres



 

Un curé vertueux et sans intrigue est une Providence pour le village.

 

FLEURY.

 

Il faut savoir que le curé de Verrières, vieillard de quatre-vingts ans, mais qui devait à l’air vif de ces montagnes une santé et un caractère de fer, avait le droit de visiter à toute heure la prison, l’hôpital et même le dépôt de mendicité. C’était précisément à six heures du matin que M. Appert, qui de Paris était recommandé au curé, avait eu la sagesse d’arriver dans une petite ville curieuse. Aussitôt il était allé au presbytère.

 

En lisant la lettre que lui écrivait M. le marquis de La Mole, pair de France, et le plus riche propriétaire de la province, le curé Chélan resta pensif.

 

Je suis vieux et aimé ici, se dit-il enfin à mi-voix, ils n’oseraient ! Se tournant tout de suite vers le monsieur de Paris, avec des yeux où, malgré le grand âge, brillait ce feu sacré qui annonce le plaisir de faire une belle action un peu dangereuse :

 

– Venez avec moi, monsieur, et en présence du geôlier et surtout des surveillants du dépôt de mendicité, veuillez n’émettre aucune opinion sur les choses que nous verrons. M. Appert comprit qu’il avait affaire à un homme de cœur : il suivit le vénérable curé, visita la prison, l’hospice, le dépôt, fit beaucoup de questions et, malgré d’étranges réponses, ne se permit pas la moindre marque de blâme.

 

Cette visite dura plusieurs heures. Le curé invita à dîner M. Appert, qui prétendit avoir des lettres à écrire : il ne voulait pas compromettre davantage son généreux compagnon. Vers les trois heures, ces messieurs allèrent achever l’inspection du dépôt de mendicité, et revinrent ensuite à la prison. Là, ils trouvèrent sur la porte le geôlier, espèce de géant de six pieds de haut et à jambes arquées ; sa figure ignoble était devenue hideuse par l’effet de la terreur.

 

– Ah ! monsieur, dit-il au curé, dès qu’il l’aperçut, ce monsieur que je vois là avec vous, n’est-il pas M. Appert ?

 

– Qu’importe ? dit le curé.

 

– C’est que depuis hier j’ai l’ordre le plus précis, et que M. le préfet a envoyé par un gendarme, qui a dû galoper toute la nuit, de ne pas admettre M. Appert dans la prison.

 

– Je vous déclare, monsieur Noiroud, dit le curé, que ce voyageur, qui est avec moi, est M. Appert. Reconnaissez-vous que j’ai le droit d’entrer dans la prison à toute heure du jour et de la nuit, et en me faisant accompagner par qui je veux ?

 

– Oui, M. le curé, dit le geôlier à voix basse, et baissant la tête comme un bouledogue que fait obéir à regret la crainte du bâton. Seulement, M. le curé, j’ai femme et enfants, si je suis dénoncé on me destituera ; je n’ai pour vivre que ma place.

 

– Je serais aussi bien fâché de perdre la mienne, reprit le bon curé, d’une voix de plus en plus émue.

 

– Quelle différence ! reprit vivement le geôlier ; vous, M. le curé, on sait que vous avez 800 livres de rente, du bon bien au soleil…

 

Tels sont les faits qui, commentés, exagérés de vingt façons différentes, agitaient depuis deux jours toutes les passions haineuses de la petite ville de Verrières. Dans ce moment, ils servaient de texte à la petite discussion que M. de Rênal avait avec sa femme. Le matin, suivi de M. Valenod, directeur du dépôt de mendicité, il était allé chez le curé pour lui témoigner le plus vif mécontentement. M. Chélan n’était protégé par personne ; il sentit toute la portée de leurs paroles.

 

– Eh bien, messieurs ! je serai le troisième curé, de quatre-vingts ans d’âge, que l’on destituera dans ce voisinage. Il y a cinquante-six ans que je suis ici ; j’ai baptisé presque tous les habitants de la ville, qui n’était qu’un bourg quand j’y arrivai. Je marie tous les jours des jeunes gens, dont jadis j’ai marié les grands-pères. Verrières est ma famille ; mais je me suis dit, en voyant l’étranger : « Cet homme, venu de Paris, peut être à la vérité un libéral, il n’y en a que trop ; mais quel mal peut-il faire à nos pauvres et à nos prisonniers ? »

 

Les reproches de M. de Rênal, et surtout ceux de M. Valenod, le directeur du dépôt de mendicité, devenant de plus en plus vifs :

 

– Eh bien, messieurs ! faites-moi destituer, s’était écrié le vieux curé, d’une voix tremblante. Je n’en habiterai pas moins le pays. On sait qu’il y a quarante-huit ans, j’ai hérité d’un champ qui rapporte 800 livres. Je vivrai avec ce revenu. Je ne fais point d’économies dans ma place, moi, messieurs, et c’est peut-être pourquoi je ne suis pas si effrayé quand on parle de me la faire perdre.

 

M. de Rénal vivait fort bien avec sa femme ; mais ne sachant que répondre à cette idée, qu’elle lui répétait timidement : « Quel mal ce monsieur de Paris peut-il faire aux prisonniers ? » il était sur le point de se fâcher tout à fait, quand elle jeta un cri. Le second de ses fils venait de monter sur le parapet du mur de la terrasse, et y courait, quoique ce mur fût élevé de plus de vingt pieds sur la vigne qui est de l’autre côté. La crainte d’effrayer son fils et de le faire tomber empêchait Mme de Rênal de lui adresser la parole. Enfin l’enfant, qui riait de sa prouesse, ayant regardé sa mère, vit sa pâleur, sauta sur la promenade et accourut à elle. Il fut bien grondé.

 

Ce petit événement changea le cours de la conversation.

 

– Je veux absolument prendre chez moi Sorel, le fils du scieur de planches, dit M. de Rênal ; il surveillera les enfants, qui commencent à devenir trop diables pour nous. C’est un jeune prêtre, ou autant vaut, bon latiniste, et qui fera faire des progrès aux enfants ; car il a un caractère ferme, dit le curé. Je lui donnerai 300 francs et la nourriture. J’avais quelques doutes sur sa moralité ; car il était le Benjamin de ce vieux chirurgien, membre de la Légion d’honneur, qui, sous prétexte qu’il était leur cousin ; était venu se mettre en pension chez les Sorel. Cet homme pouvait fort bien n’être au fond qu’un agent secret des libéraux ; il disait que l’air de nos montagnes faisait du bien à son asthme ; mais c’est ce qui n’est pas prouvé. Il avait fait toutes les campagnes de Buonaparté en Italie, et même avait, dit-on, signé non pour l’empire dans le temps. Ce libéral montrait le latin au fils Sorel, et lui a laissé cette quantité de livres qu’il avait apportés avec lui. Aussi n’aurais-je jamais songé à mettre le fils du charpentier auprès de nos enfants ; mais le curé, justement la veille de la scène qui vient de nous brouiller à jamais, m’a dit que ce Sorel étudie la théologie depuis trois ans, avec le projet d’entrer au séminaire ; il n’est donc pas libéral, et il est latiniste.

 

Cet arrangement convient de plus d’une façon, continua M. de Rênal, en regardant sa femme d’un air diplomatique ; le Valenod est tout fier des deux beaux normands qu’il vient d’acheter pour sa calèche. Mais il n’a pas de précepteur pour ses enfants.

 

– Il pourrait bien nous enlever celui-ci.

 

– Tu approuves donc mon projet ? dit M. de Rênal, remerciant sa femme, par un sourire, de l’excellente idée qu’elle venait d’avoir. Allons, voilà qui est décidé.

 

– Ah, bon Dieu ! mon cher ami, comme tu prends vite un parti !

 

– C’est que j’ai du caractère, moi, et le curé l’a bien vu. Ne dissimulons rien, nous sommes environnés de libéraux ici. Tous ces marchands de toile me portent envie, j’en ai la certitude ; deux ou trois deviennent des richards ; eh bien ! j’aime assez qu’ils voient passer les enfants de M. de Rênal allant à la promenade sous la conduite de leur précepteur. Cela imposera. Mon grand-père nous racontait souvent que, dans sa jeunesse, il avait eu un précepteur. C’est cent écus qu’il m’en pourra coûter, mais ceci doit être classé comme une dépense nécessaire pour soutenir notre rang.

 

Cette résolution subite laissa Mme de Rênal toute pensive. C’était une femme grande, bien faite, qui avait été la beauté du pays, comme on dit dans ces montagnes. Elle avait un certain air de simplicité, et de la jeunesse dans la démarche ; aux yeux d’un Parisien, cette grâce naïve, pleine d’innocence et de vivacité, serait même allée jusqu’à rappeler des idées de douce volupté. Si elle eût appris ce genre de succès, Mme de Rênal en eût été bien honteuse. Ni la coquetterie, ni l’affection n’avaient jamais approché de ce cœur. M. Valenod, le riche directeur du dépôt, passait pour lui avoir fait la cour, mais sans succès, ce qui avait jeté un éclat singulier sur sa vertu ; car ce M. Valenod, grand jeune homme, taillé en force, avec un visage coloré et de gros favoris noirs, était un de ces êtres grossiers, effrontés et bruyants, qu’en province on appelle de beaux hommes.

 

Mme de Rênal, fort timide, et d’un caractère en apparence fort égal, était surtout choquée du mouvement continuel et des éclats de voix de M. Valenod. L’éloignement qu’elle avait pour ce qu’à Verrières on appelle de la joie lui avait valu la réputation d’être très fière de sa naissance. Elle n’y songeait pas, mais avait été fort contente de voir les habitants de la ville venir moins chez elle. Nous ne dissimulerons pas qu’elle passait pour sotte aux yeux de leurs dames, parce que, sans nulle politique à l’égard de son mari, elle laissait échapper les plus belles occasions de se faire acheter de beaux chapeaux de Paris ou de Besançon. Pourvu qu’on la laissât seule errer dans son beau jardin, elle ne se plaignait jamais.

 

C’était une âme naïve, qui jamais ne s’était élevée même jusqu’à juger son mari, et à s’avouer qu’il l’ennuyait. Elle supposait sans se le dire qu’entre mari et femme il n’y avait pas de plus douces relations. Elle aimait surtout M. de Rênal quand il lui parlait de ses projets sur leurs enfants, dont il destinait l’un à l’épée, le second à la magistrature, et le troisième à l’église. En somme, elle trouvait M. de Rênal beaucoup moins ennuyeux que tous les hommes de sa connaissance.

 

Ce jugement conjugal était raisonnable. Le maire de Verrières devait une réputation d’esprit et surtout de bon ton à une demi-douzaine de plaisanteries dont il avait hérité d’un oncle. Le vieux capitaine de Rênal servait avant la révolution dans le régiment d’infanterie de M. le duc d’Orléans, et, quand il allait à Paris, était admis dans les salons du prince. Il y avait vu Mme de Montesson, la fameuse Mme de Genlis, M. Ducrest, l’inventeur du Palais-Royal. Ces personnages ne reparaissaient que trop souvent dans les anecdotes de M. de Rênal. Mais peu à peu ce souvenir de choses aussi délicates à raconter était devenu un travail pour lui, et, depuis quelque temps, il ne répétait que dans les grandes occasions ses anecdotes relatives à la maison d’Orléans. Comme il était d’ailleurs fort poli, excepté lorsqu’on parlait d’argent, il passait, avec raison, pour le personnage le plus aristocratique de Verrières.

Chapitre IV. Un père et un fils

 

E sarà mia colpa

Se cosi è ?

 

MACHIAVELLI.

 

Ma femme a réellement beaucoup de tête ! se disait, le lendemain à six heures du matin, le maire de Verrières, en descendant à la scie du père Sorel. Quoi que je lui aie dit, pour conserver la supériorité qui m’appartient, je n’avais pas songé que si je ne prends pas ce petit abbé Sorel, qui, dit-on, sait le latin comme un ange, le directeur du dépôt, cette âme sans repos, pourrait bien avoir la même idée que moi et me l’enlever. Avec quel ton de suffisance il parlerait du précepteur de ses enfants !… Ce précepteur, une fois à moi, portera-t-il la soutane ?

 

M. de Rênal était absorbé dans ce doute, lorsqu’il vit de loin un paysan, homme de près de six pieds, qui, dès le petit jour, semblait fort occupé à mesurer des pièces de bois déposées le long du Doubs, sur le chemin de halage. Le paysan n’eut pas l’air fort satisfait de voir approcher M. le maire ; car ces pièces de bois obstruaient le chemin, et étaient déposées là en contravention.

 

Le père Sorel, car c’était lui, fut très surpris et encore plus content de la singulière proposition que M. de Rênal lui faisait pour son fils Julien. Il ne l’en écouta pas moins avec cet air de tristesse mécontente et de désintérêt dont sait si bien se revêtir la finesse des habitants de ces montagnes. Esclaves du temps de la domination espagnole, ils conservent encore ce trait de la physionomie du fellah de l’Égypte.

 

La réponse de Sorel ne fut d’abord que la longue récitation de toutes les formules de respect qu’il savait par cœur. Pendant qu’il répétait ces vaines paroles, avec un sourire gauche qui augmentait l’air de fausseté, et presque de friponnerie, naturel à sa physionomie, l’esprit actif du vieux paysan cherchait à découvrir quelle raison pouvait porter un homme aussi considérable à prendre chez lui son vaurien de fils. Il était fort mécontent de Julien, et c’était pour lui que M. de Rênal lui offrait le gage inespéré de 300 francs par an, avec la nourriture et même l’habillement. Cette dernière prétention, que le père Sorel avait eu le génie de mettre en avant subitement, avait été accordée de même par M. de Rênal.

 

Cette demande frappa le maire. Puisque Sorel n’est pas ravi et comblé de ma proposition, comme naturellement il devrait l’être, il est clair, se dit-il, qu’on lui a fait des offres d’un autre côté ; et de qui peuvent-elles venir, si ce n’est du Valenod ? Ce fut en vain que M. de Rênal pressa Sorel de conclure sur-le-champ : l’astuce du vieux paysan s’y refusa opiniâtrement ; il voulait, disait-il, consulter son fils, comme si, en province, un père riche consultait un fils qui n’a rien, autrement que pour la forme.

 

Une scie à eau se compose d’un hangar au bord d’un ruisseau. Le toit est soutenu par une charpente qui porte sur quatre gros piliers en bois. À huit ou dix pieds d’élévation, au milieu du hangar, on voit une scie qui monte et descend, tandis qu’un mécanisme fort simple pousse contre cette scie une pièce de bois. C’est une roue mise en mouvement par le ruisseau qui fait aller ce double mécanisme ; celui de la scie qui monte et descend, et celui qui pousse doucement la pièce de bois vers la scie, qui la débite en planches.

 

En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.

 

Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait :

 

– Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.

 

Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait.

 

« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.

 

Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.

 

Il n’y avait pas un an que sa jolie figure commençait à lui donner quelques voix amies parmi les jeunes filles. Méprisé de tout le monde, comme un être faible, Julien avait adoré ce vieux chirurgien-major qui un jour osa parler au maire au sujet des platanes.

 

Ce chirurgien payait quelquefois au père Sorel la journée de son fils, et lui enseignait le latin et l’histoire, c’est-à-dire, ce qu’il savait d’histoire, la campagne de 1796 en Italie. En mourant, il lui avait légué sa croix de la Légion d’honneur, les arrérages de sa demi-solde et trente ou quarante volumes, dont le plus précieux venait de faire le saut dans le ruisseau public, détourné par le crédit de M. le maire.

 

À peine entré dans la maison, Julien se sentit l’épaule arrêtée par la puissante main de son père ; il tremblait, s’attendant à quelques coups.

 

– Réponds-moi sans mentir, lui cria aux oreilles la voix dure du vieux paysan, tandis que sa main le retournait comme la main d’un enfant retourne un soldat de plomb. Les grands yeux noirs et remplis de larmes de Julien se trouvèrent en face des petits yeux gris et méchants du vieux charpentier, qui avait l’air de vouloir lire jusqu’au fond de son âme.

Chapitre V. Une négociation

 

Cunctando restituit rem.

 

ENNIUS.

 

Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard ; d’où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé ?

 

– Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’à l’église.

 

– Mais tu l’auras regardée, vilain effronté ?

 

– Jamais ! Vous savez qu’à l’église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches.

 

– Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et il se tut un instant ; mais je ne saurai rien de toi, maudit hypocrite. Au fait, je vais être délivré de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t’a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants.

 

– Qu’aurai-je pour cela ?

 

– La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gages.

 

– Je ne veux pas être domestique.

 

– Animal, qui te parle d’être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fût domestique ?

 

– Mais, avec qui mangerai-je ?

 

Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant il pourrait commettre quelque imprudence ; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’injures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour aller consulter ses autres fils.

 

Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien, voyant qu’il ne pouvait rien deviner, alla se placer de l’autre côté de la scie, pour éviter d’être surpris. Il voulait penser à cette annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence ; son imagination était tout entière à se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison de M. de Rênal.

 

Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m’y forcer ; plutôt mourir. J’ai quinze francs huit sous d’économies, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon ; là, je m’engage comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout.

 

Cette horreur pour manger avec des domestiques n’était pas naturelle à Julien, il eût fait, pour arriver à la fortune, des choses bien autrement pénibles. Il puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. C’était le seul livre à l’aide duquel son imagination se figurait le monde. Le recueil des bulletins de la grande armée et le Mémorial de Sainte-Hélène complétaient son Coran. Il se serait fait tuer pour ces trois ouvrages. Jamais il ne crut en aucun autre. D’après un mot du vieux chirurgien-major, il regardait tous les autres livres du monde comme menteurs, et écrits par des fourbes pour avoir de l’avancement.

 

Avec une âme de feu, Julien avait une de ces mémoires étonnantes si souvent unies à la sottise. Pour gagner le vieux curé Chélan, duquel il voyait bien que dépendait son sort à venir, il avait appris par cœur tout le Nouveau Testament en latin ; il savait aussi le livre du Pape de M. de Maistre et croyait à l’un aussi peu qu’à l’autre.

 

Comme par un accord mutuel, Sorel et son fils évitèrent de se parler ce jour-là. Sur la brune, Julien alla prendre sa leçon de théologie chez le curé, mais il ne jugea pas prudent de lui rien dire de l’étrange proposition qu’on avait faite à son père. Peut-être est-ce un piège, se disait-il, il faut faire semblant de l’avoir oublié.

 

Le lendemain de bonne heure, M. de Rênal fit appeler le vieux Sorel, qui, après s’être fait attendre une heure ou deux, finit par arriver, en faisant dès la porte cent excuses, entremêlées d’autant de révérences. À force de parcourir toutes sortes d’objections, Sorel comprit que son fils mangerait avec le maître et la maîtresse de la maison, et les jours où il y aurait du monde, seul dans une chambre à part avec les enfants. Toujours plus disposé à incidenter à mesure qu’il distinguait un véritable empressement chez M. le maire, et d’ailleurs rempli de défiance et d’étonnement, Sorel demanda à voir la chambre où coucherait son fils. C’était une grande pièce meublée fort proprement, mais dans laquelle on était déjà occupé à transporter les lits des trois enfants.

 

Cette circonstance fut un trait de lumière pour le vieux paysan ; il demanda aussitôt avec assurance à voir l’habit que l’on donnerait à son fils. M. de Rênal ouvrit son bureau et prit cent francs.

 

– Avec cet argent, votre fils ira chez M. Durand, le drapier, et lèvera un habit noir complet.

 

– Et quand même je le retirerais de chez vous, dit le paysan, qui avait tout à coup oublié ses formes révérencieuses, cet habit noir lui restera ?

 

– Sans doute.

 

– Oh bien ! dit Sorel d’un ton de voix traînard, il ne reste donc plus qu’à nous mettre d’accord sur une seule chose, l’argent que vous lui donnerez.

 

– Comment ! s’écria M. de Rênal indigné, nous sommes d’accord depuis hier : je donne trois cents francs ; je crois que c’est beaucoup, et peut-être trop.

 

– C’était votre offre, je ne le nie point, dit le vieux Sorel, parlant encore plus lentement ; et, par un effort de génie qui n’étonnera que ceux qui ne connaissent pas les paysans francs-comtois, il ajouta, en regardant fixement M. de Rênal : Nous trouvons mieux ailleurs.

 

À ces mots, la figure du maire fut bouleversée. Il revint cependant à lui, et, après une conversation savante de deux grandes heures, où pas un mot ne fut dit au hasard, la finesse du paysan l’emporta sur la finesse de l’homme riche, qui n’en a pas besoin pour vivre. Tous les nombreux articles qui devaient régler la nouvelle existence de Julien se trouvèrent arrêtés ; non seulement ses appointements furent réglés à quatre cents francs, mais on dut les payer d’avance, le premier de chaque mois.

 

– Eh bien ! je lui remettrai trente-cinq francs, dit M. de Rênal.

 

– Pour faire la somme ronde, un homme riche et généreux comme monsieur notre maire, dit le paysan d’une voix câline, ira bien jusqu’à trente-six francs.

 

– Soit, dit M. de Rênal, mais finissons-en.

 

Pour le coup, la colère lui donnait le ton de la fermeté. Le paysan vit qu’il fallait cesser de marcher en avant. Alors, à son tour, M. de Rênal fit des progrès. Jamais il ne voulut remettre le premier mois de trente-six francs au vieux Sorel, fort empressé de le recevoir pour son fils. M. de Rênal vint à penser qu’il serait obligé de raconter à sa femme le rôle qu’il avait joué dans toute cette négociation.

 

– Rendez-moi les cent francs que je vous ai remis, dit-il avec humeur. M. Durand me doit quelque chose. J’irai avec votre fils faire la levée du drap noir.

 

Après cet acte de vigueur, Sorel rentra prudemment dans ses formules respectueuses ; elles prirent un bon quart d’heure. À la fin, voyant qu’il n’y avait décidément plus rien à gagner, il se retira. Sa dernière révérence finit par ces mots :

 

– Je vais envoyer mon fils au château.

 

C’était ainsi que les administrés de M. le maire appelaient sa maison quand ils voulaient lui plaire.

 

De retour à son usine, ce fut en vain que Sorel chercha son fils. Se méfiant de ce qui pouvait arriver, Julien était sorti au milieu de la nuit. Il avait voulu mettre en sûreté ses livres et sa croix de la Légion d’honneur. Il avait transporté le tout chez un jeune marchand de bois, son ami, nommé Fouqué, qui habitait dans la haute montagne qui domine Verrières.

 

Quand il reparut : – Dieu sait, maudit paresseux, lui dit son père, si tu auras jamais assez d’honneur pour me payer le prix de ta nourriture, que j’avance depuis tant d’années ! Prends tes guenilles, et va-t’en chez M. le maire.

 

Julien, étonné de n’être pas battu, se hâta de partir. Mais à peine hors de la vue de son terrible père, il ralentit le pas. Il jugea qu’il serait utile à son hypocrisie d’aller faire une station à l’église.

 

Ce mot vous surprend ? Avant d’arriver à cet horrible mot, l’âme du jeune paysan avait eu bien du chemin à parcourir.

 

Dès sa première enfance, la vue de certains dragons du 6me, aux longs manteaux blancs, et la tête couverte de casques aux longs crins noirs, qui revenaient d’Italie, et que Julien vit attacher leurs chevaux à la fenêtre grillée de la maison de son père, le rendit fou de l’état militaire. Plus tard, il écoutait avec transport les récits des batailles du pont de Lodi, d’Arcole, de Rivoli, que lui faisait le vieux chirurgien-major. Il remarqua les regards enflammés que le vieillard jetait sur sa croix.

 

Mais lorsque Julien avait quatorze ans, on commença à bâtir à Verrières une église, que l’on peut appeler magnifique pour une aussi petite ville. Il y avait surtout quatre colonnes de marbre dont la vue frappa Julien ; elles devinrent célèbres dans le pays, par la haine mortelle qu’elles suscitèrent entre le juge de paix et le jeune vicaire, envoyé de Besançon, qui passait pour être l’espion de la congrégation. Le juge de paix fut sur le point de perdre sa place, du moins telle était l’opinion commune. N’avait-il pas osé avoir un différend avec un prêtre qui, presque tous les quinze jours, allait à Besançon, où il voyait, disait-on, Mgr l’évêque ?

 

Sur ces entrefaites, le juge de paix, père d’une nombreuse famille, rendit plusieurs sentences qui semblèrent injustes ; toutes furent portées contre ceux des habitants qui lisaient le Constitutionnel. Le bon parti triompha. Il ne s’agissait, il est vrai, que de sommes de trois ou de cinq francs ; mais une de ces petites amendes dut être payée par un cloutier, parrain de Julien. Dans sa colère, cet homme s’écriait : « Quel changement ! et dire que, depuis plus de vingt ans, le juge de paix passait pour un si honnête homme ! » Le chirurgien-major, ami de Julien, était mort.

 

Tout à coup Julien cessa de parler de Napoléon ; il annonça le projet de se faire prêtre, et on le vit constamment, dans la scie de son père, occupé à apprendre par cœur une bible latine que le curé lui avait prêtée. Ce bon vieillard, émerveillé de ses progrès, passait des soirées entières à lui enseigner la théologie. Julien ne faisait paraître devant lui que des sentiments pieux. Qui eût pu deviner que cette figure de jeune fille, si pâle et si douce, cachait la résolution inébranlable de s’exposer à mille morts plutôt que de ne pas faire fortune !

 

Pour Julien, faire fortune, c’était d’abord sortir de Verrières ; il abhorrait sa patrie. Tout ce qu’il y voyait glaçait son imagination.

 

Dès sa première enfance, il avait eu des moments d’exaltation. Alors il songeait avec délices qu’un jour il serait présenté aux jolies femmes de Paris, il saurait attirer leur attention par quelque action d’éclat. Pourquoi ne serait-il pas aimé de l’une d’elles, comme Bonaparte, pauvre encore, avait été aimé de la brillante Mme de Beauharnais ? Depuis bien des années, Julien ne passait peut-être pas une heure de sa vie sans se dire que Bonaparte, lieutenant obscur et sans fortune, s’était fait le maître du monde avec son épée.

 

Cette idée le consolait de ses malheurs qu’il croyait grands, et redoublait sa joie quand il en avait.

 

La construction de l’église et les sentences du juge de paix l’éclairèrent tout à coup ; une idée qui lui vint le rendit comme fou pendant quelques semaines, et enfin s’empara de lui avec la toute-puissance de la première idée qu’une âme passionnée croit avoir inventée.

 

« Quand Bonaparte fit parler de lui, la France avait peur d’être envahie ; le mérite militaire était nécessaire et à la mode. Aujourd’hui, on voit des prêtres de quarante ans avoir cent mille francs d’appointements, c’est-à-dire trois fois autant que les fameux généraux de division de Napoléon. Il leur faut des gens qui les secondent. Voilà ce juge de paix, si bonne tête, si honnête homme jusqu’ici, si vieux, qui se déshonore par crainte de déplaire à un jeune vicaire de trente ans. Il faut être prêtre. »

 

Une fois, au milieu de sa nouvelle piété, il y avait déjà deux ans que Julien étudiait la théologie, il fut trahi par une irruption soudaine du feu qui dévorait son âme. Ce fut chez M. Chélan, à un dîner de prêtres auquel le bon curé l’avait présenté comme un prodige d’instruction, il lui arriva de louer Napoléon avec fureur. Il se lia le bras droit contre la poitrine, prétendit s’être disloqué le bras en remuant un tronc de sapin, et le porta pendant deux mois dans cette position gênante. Après cette peine afflictive, il se pardonna. Voilà le jeune homme de dix-neuf ans, mais faible en apparence, et à qui l’on en eût tout au plus donné dix-sept, qui, portant un petit paquet sous le bras, entrait dans la magnifique église de Verrières.

 

Il la trouva sombre et solitaire. À l’occasion d’une fête, toutes les croisées de l’édifice avaient été couvertes d’étoffe cramoisie. Il en résultait, aux rayons du soleil, un effet de lumière éblouissant, du caractère le plus imposant et le plus religieux. Julien tressaillit. Seul, dans l’église, il s’établit dans le banc qui avait la plus belle apparence. Il portait les armes de M. de Rênal.

 

Sur le prie-Dieu, Julien remarqua un morceau de papier imprimé, étalé là comme pour être lu. Il y porta les yeux et vit :

 

Détails de l’exécution et des derniers moments de Louis Jenrel, exécuté à Besançon, le…

 

Le papier était déchiré. Au revers on lisait les deux premiers mots d’une ligne, c’étaient : Le premier pas.

 

– Qui a pu mettre ce papier là, dit Julien ? Pauvre malheureux, ajouta-t-il avec un soupir, son nom finit comme le mien… et il froissa le papier.

 

En sortant, Julien crut voir du sang près du bénitier, c’était de l’eau bénite qu’on avait répandue : le reflet des rideaux rouges qui couvraient les fenêtres la faisait paraître du sang.

 

Enfin, Julien eut honte de sa terreur secrète.

 

– Serais-je un lâche ! se dit-il, aux armes !

 

Ce mot, si souvent répété dans les récits de batailles du vieux chirurgien, était héroïque pour Julien. Il se leva et marcha rapidement vers la maison de M. de Rênal.

 

Malgré ces belles résolutions, dès qu’il l’aperçut à vingt pas de lui, il fut saisi d’une invincible timidité. La grille de fer était ouverte, elle lui semblait magnifique, il fallait entrer là-dedans.

 

Julien n’était pas la seule personne dont le cœur fût troublé par son arrivée dans cette maison. L’extrême timidité de Mme de Rênal était déconcertée par l’idée de cet étranger, qui, d’après ses fonctions, allait constamment se trouver entre elle et ses enfants. Elle était accoutumée à avoir ses fils couchés dans sa chambre. Le matin, bien des larmes avaient coulé quand elle avait vu transporter leurs petits lits dans l’appartement destiné au précepteur. Ce fut en vain qu’elle demanda à son mari que le lit de Stanislas-Xavier, le plus jeune, fût reporté dans sa chambre.

 

La délicatesse de femme était poussée à un point excessif chez Mme de Rênal. Elle se faisait l’image la plus désagréable d’un être grossier et mal peigné, chargé de gronder ses enfants, uniquement parce qu’il savait le latin, un langage barbare pour lequel on fouetterait ses fils.

Chapitre VI. L’Ennui

 

Non so più cosa son,

Cosa facio.

 

MOZART. Figaro.

 

Avec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.

 

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette. Mme de Rênal s’approcha, distraite un instant de l’amer chagrin que lui donnait l’arrivée du précepteur. Julien, tourné vers la porte, ne la voyait pas s’avancer. Il tressaillit quand une voix douce dit tout près de son oreille :

 

– Que voulez-vous ici, mon enfant ?

 

Julien se tourna vivement, et, frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout même ce qu’il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.

 

– Je viens pour être précepteur, Madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu’il essuyait de son mieux.

 

Mme de Rênal resta interdite, ils étaient fort près l’un de l’autre à se regarder. Julien n’avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d’un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes qui s’étaient arrêtées sur les joues si pâles d’abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d’une jeune fille, elle se moquait d’elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c’était là ce précepteur qu’elle s’était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !

 

– Quoi, Monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?

 

Ce mot de Monsieur étonna si fort Julien qu’il réfléchit un instant.

 

– Oui, Madame, dit-il timidement.

 

Mme de Rênal était si heureuse, qu’elle osa dire à Julien :

 

– Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?

 

– Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?

 

– N’est-ce pas, Monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d’une voix dont chaque instant augmentait l’émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?

 

S’entendre appeler de nouveau Monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue, était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s’était dit qu’aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal, de son côté, était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu’à l’ordinaire, parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie, elle trouvait l’air timide d’une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et l’air rébarbatif. Pour l’âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu’elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonné de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.

 

– Entrons, Monsieur, lui dit-elle d’un air assez embarrassé.

 

De sa vie une sensation purement agréable n’avait aussi profondément ému Mme de Rênal, jamais une apparition aussi gracieuse n’avait succédé à des craintes plus inquiétantes. Ainsi ses jolis enfant, si soignés par elle, ne tomberaient pas dans les mains d’un prêtre sale et grognon. À peine entrée sous le vestibule, elle se retourna vers Julien qui la suivait timidement. Son air étonné, à l’aspect d’une maison si belle, était une grâce de plus aux yeux de Mme de Rênal. Elle ne pouvait en croire ses yeux, il lui semblait surtout que le précepteur devait avoir un habit noir.

 

– Mais, est-il vrai, Monsieur, lui dit-elle en s’arrêtant encore, et craignant mortellement de se tromper, tant sa croyance la rendait heureuse, vous savez le latin ?

 

Ces mots choquèrent l’orgueil de Julien et dissipèrent le charme dans lequel il vivait depuis un quart d’heure.

 

– Oui, Madame, lui dit-il en cherchant à prendre un air froid ; je sais le latin aussi bien que M. le curé, et même quelquefois il a la bonté de dire mieux que lui.

 

Mme de Rênal trouva que Julien avait l’air fort méchant, il s’était arrêté à deux pas d’elle. Elle s’approcha et lui dit à mi-voix :

 

– N’est-ce pas, les premiers jours, vous ne donnerez pas le fouet à mes enfants, même quand ils ne sauraient pas leurs leçons.

 

Ce ton si doux et presque suppliant d’une si belle dame fit tout à coup oublier à Julien ce qu’il devait à sa réputation de latiniste. La figure de Mme de Rênal était près de la sienne, il sentit le parfum des vêtements d’été d’une femme, chose si étonnante pour un pauvre paysan. Julien rougit extrêmement et dit avec un soupir et d’une voix défaillante :

 

– Ne craignez rien, Madame, je vous obéirai en tout.

 

Ce fut en ce moment seulement, quand son inquiétude pour ses enfants fut tout à fait dissipée, que Mme de Rênal fut frappée de l’extrême beauté de Julien. La forme presque féminine de ses traits et son air d’embarras ne semblèrent point ridicules à une femme extrêmement timide elle-même. L’air mâle que l’on trouve communément nécessaire à la beauté d’un homme lui eût fait peur.

 

– Quel âge avez-vous, Monsieur ? dit-elle à Julien.

 

– Bientôt dix-neuf ans.

 

– Mon fils aîné a onze ans, reprit Mme de Rênal tout à fait rassurée, ce sera presque un camarade pour vous, vous lui parlerez raison. Une fois son père a voulu le battre, l’enfant a été malade pendant toute une semaine, et cependant c’était un bien petit coup.

 

Quelle différence avec moi, pensa Julien. Hier encore mon père m’a battu. Que ces gens riches sont heureux !

 

Mme de Rênal en était déjà à saisir les moindres nuances de ce qui se passait dans l’âme du précepteur ; elle prit ce mouvement de tristesse pour de la timidité, et voulut l’encourager.

 

– Quel est votre nom, Monsieur, lui dit-elle avec un accent et une grâce dont Julien sentit tout le charme, sans pouvoir s’en rendre compte.

 

– On m’appelle Julien Sorel, Madame ; je tremble en entrant pour la première fois de ma vie dans une maison étrangère, j’ai besoin de votre protection et que vous me pardonniez bien des choses les premiers jours. Je n’ai jamais été au collège, j’étais trop pauvre ; je n’ai jamais parlé à d’autres hommes que mon cousin le chirurgien-major, membre de la Légion d’honneur, et M. le curé Chélan. Il vous rendra bon témoignage de moi. Mes frères m’ont toujours battu, ne les croyez pas s’ils vous disent du mal de moi, pardonnez mes fautes, Madame, je n’aurai jamais mauvaise intention.

 

Julien se rassurait pendant ce long discours, il examinait Mme de Rênal. Tel est l’effet de la grâce parfaite, quand elle est naturelle au caractère, et que surtout la personne qu’elle décore ne songe pas à avoir de la grâce, Julien, qui se connaissait fort bien en beauté féminine, eût juré dans cet instant qu’elle n’avait que vingt ans. Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il eut peur de son idée ; un instant après, il se dit : Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. Peut-être Julien fut-il un peu encouragé par ce mot de joli garçon, que depuis six mois il entendait répéter le dimanche par quelques jeunes filles. Pendant ces débats intérieurs, Mme de Rênal lui adressait deux ou trois mots d’instruction sur la façon de débuter avec les enfants. La violence que se faisait Julien le rendit de nouveau fort pâle ; il dit, d’un air contraint :

 

– Jamais, Madame, je ne battrai vos enfants ; je le jure devant Dieu.

 

Et en disant ces mots, il osa prendre la main de Mme de Rênal et la porter à ses lèvres. Elle fut étonnée de ce geste, et par réflexion choquée. Comme il faisait très chaud, son bras était tout à fait nu sous son châle, et le mouvement de Julien, en portant la main à ses lèvres, l’avait entièrement découvert. Au bout de quelques instants, elle se gronda elle-même, il lui sembla qu’elle n’avait pas été assez rapidement indignée.

 

M. de Rênal, qui avait entendu parler, sortit de son cabinet ; du même air majestueux et paterne qu’il prenait lorsqu’il faisait des mariages à la mairie, il dit à Julien :

 

– Il est essentiel que je vous parle avant que les enfants ne vous voient.

 

Il fit entrer Julien dans une chambre et retint sa femme qui voulait les laisser seuls. La porte fermée, M. de Rênal s’assit avec gravité.

 

– M. le curé m’a dit que vous étiez un bon sujet, tout le monde vous traitera ici avec honneur, et si je suis content, j’aiderai à vous faire par la suite un petit établissement. Je veux que vous ne voyiez plus ni parents ni amis, leur ton ne peut convenir à mes enfants. Voici trente-six francs pour le premier mois ; mais j’exige votre parole de ne pas donner un sou de cet argent à votre père.

 

M. de Rênal était piqué contre le vieillard, qui, dans cette affaire, avait été plus fin que lui.

 

– Maintenant, Monsieur, car d’après mes ordres tout le monde ici va vous appeler Monsieur, et vous sentirez l’avantage d’entrer dans une maison de gens comme il faut ; maintenant, Monsieur, il n’est pas convenable que les enfants vous voient en veste. Les domestiques l’ont-ils vu ? dit M. de Rênal à sa femme.

 

– Non, mon ami, répondit-elle d’un air profondément pensif.

 

– Tant mieux. Mettez ceci, dit-il au jeune homme surpris, en lui donnant une redingote à lui. Allons maintenant chez M. Durand, le marchand de drap.

 

Plus d’une heure après, quand M. de Rênal rentra avec le nouveau précepteur tout habillé de noir, il retrouva sa femme assise à la même place. Elle se sentit tranquillisée par la présence de Julien, en l’examinant elle oubliait d’en avoir peur. Julien ne songeait point à elle ; malgré toute sa méfiance du destin et des hommes, son âme dans ce moment n’était que celle d’un enfant, il lui semblait avoir vécu des années depuis l’instant où, trois heures auparavant, il était tremblant dans l’église. Il remarqua l’air glacé de Mme de Rênal, il comprit qu’elle était en colère de ce qu’il avait osé lui baiser la main. Mais le sentiment d’orgueil que lui donnait le contact d’habits si différents de ceux qu’il avait coutume de porter le mettait tellement hors de lui-même, et il avait tant d’envie de cacher sa joie, que tous ses mouvements avaient quelque chose de brusque et de fou. Mme de Rênal le contemplait avec des yeux étonnés.

 

– De la gravité, Monsieur, lui dit M. de Rênal, si vous voulez être respecté de mes enfants et de mes gens.

 

– Monsieur, répondit Julien, je suis gêné dans ces nouveaux habits ; moi, pauvre paysan, je n’ai jamais porté que des vestes ; j’irai, si vous le permettez, me renfermer dans ma chambre.

 

– Que te semble de cette nouvelle acquisition ? dit M. de Rênal à sa femme.

 

Par un mouvement presque instinctif, et dont certainement elle ne se rendit pas compte, Mme de Rênal déguisa la vérité à son mari.

 

– Je ne suis point aussi enchantée que vous de ce petit paysan, vos prévenances en feront un impertinent que vous serez obligé de renvoyer avant un mois.

 

– Eh bien ! nous le renverrons, ce sera une centaine de francs qu’il m’en pourra coûter, et Verrières sera accoutumée à voir un précepteur aux enfants de M. de Rênal. Ce but n’eût point été rempli si j’eusse laissé à Julien l’accoutrement d’un ouvrier. En le renvoyant, je retiendrai, bien entendu, l’habit noir complet que je viens de lever chez le drapier. Il ne lui restera que ce que je viens de trouver tout fait chez le tailleur, et dont je l’ai couvert.

 

L’heure que Julien passa dans sa chambre parut un instant à Mme de Rênal. Les enfants, auxquels l’on avait annoncé le nouveau précepteur, accablaient leur mère de questions. Enfin Julien parut. C’était un autre homme. C’eût été mal parler que de dire qu’il était grave ; c’était la gravité incarnée. Il fut présenté aux enfants, et leur parla d’un air qui étonna M. de Rênal lui-même.

 

– Je suis ici, Messieurs, leur dit-il en finissant son allocution, pour vous apprendre le latin. Vous savez ce que c’est que de réciter une leçon. Voici la sainte Bible, dit-il en leur montrant un petit volume in-32, relié en noir. C’est particulièrement l’histoire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c’est la partie qu’on appelle le Nouveau Testament. Je vous ferai souvent réciter des leçons, faites-moi réciter la mienne.

 

Adolphe, l’aîné des enfants, avait pris le livre.

 

– Ouvrez-le, au hasard, continua Julien, et dites-moi le premier mot d’un alinéa. Je réciterai par cœur le livre sacré, règle de notre conduite à tous, jusqu’à ce que vous m’arrêtiez.

 

Adolphe ouvrit le livre, lut un mot, et Julien récita toute la page avec la même facilité que s’il eût parlé français. M. de Rênal regardait sa femme d’un air de triomphe. Les enfants, voyant l’étonnement de leurs parents, ouvraient de grands yeux. Un domestique vint à la porte du salon, Julien continua de parler latin. Le domestique resta d’abord immobile, et ensuite disparut. Bientôt la femme de chambre de Madame et la cuisinière arrivèrent près de la porte ; alors Adolphe avait déjà ouvert le livre en huit endroits, et Julien récitait toujours avec la même facilité.

 

– Ah, mon Dieu ! le joli petit prêtre, dit tout haut la cuisinière, bonne fille fort dévote.

 

L’amour-propre de M. de Rênal était inquiet ; loin de songer à examiner le précepteur, il était tout occupé à chercher dans sa mémoire quelques mots latins ; enfin, il put dire un vers d’Horace. Julien ne savait de latin que sa Bible. Il répondit en fronçant le sourcil :

 

– Le saint ministère auquel je me destine m’a défendu de lire un poète aussi profane.

 

M. de Rênal cita un assez grand nombre de prétendus vers d’Horace. Il expliqua à ses enfants ce que c’était qu’Horace ; mais les enfants, frappés d’admiration, ne faisaient guère attention à ce qu’il disait. Ils regardaient Julien.

 

Les domestiques étant toujours à la porte, Julien crut devoir prolonger l’épreuve :

 

– Il faut, dit-il au plus jeune des enfants, que M. Stanislas-Xavier m’indique aussi un passage du livre saint.

 

Le petit Stanislas, tout fier, lut tant bien que mal le premier mot d’un alinéa, et Julien dit toute la page. Pour que rien ne manquât au triomphe de M. de Rênal, comme Julien récitait, entrèrent M. Valenod, le possesseur des beaux chevaux normands, et M. Charcot de Maugiron, sous-préfet de l’arrondissement. Cette scène valut à Julien le titre de Monsieur ; les domestiques eux-mêmes n’osèrent pas le lui refuser.

 

Le soir, tout Verrières afflua chez M. de Rênal pour voir la merveille. Julien répondait à tous d’un air sombre qui tenait à distance. Sa gloire s’étendit si rapidement dans la ville, que peu de jours après M. de Rênal, craignant qu’on ne le lui enlevât, lui proposa de signer un engagement de deux ans.

 

– Non, Monsieur, répondit froidement Julien, si vous vouliez me renvoyer je serais obligé de sortir. Un engagement qui me lie sans vous obliger à rien n’est point égal, je le refuse.

 

Julien sut si bien faire que, moins d’un mois après son arrivée dans la maison, M. de Rênal lui-même le respectait. Le curé étant brouillé avec MM. de Rênal et Valenod, personne ne put trahir l’ancienne passion de Julien pour Napoléon, il n’en parlait qu’avec horreur.

Chapitre VII. Les Affinités électives

 

Ils ne savent toucher le cœur qu’en le froissant.

 

UN MODERNE.

 

Les enfants l’adoraient, lui ne les aimait point ; sa pensée était ailleurs. Tout ce que ces marmots pouvaient faire ne l’impatientait jamais. Froid, juste, impassible, et cependant aimé, parce que son arrivée avait en quelque sorte chassé l’ennui de la maison, il fut un bon précepteur. Pour lui, il n’éprouvait que haine et horreur pour la haute société où il était admis, à la vérité au bas bout de la table, ce qui explique peut-être la haine et l’horreur. Il y eut certains dîners d’apparat, où il put à grande peine contenir sa haine pour tout ce qui l’environnait. Un jour de la Saint-Louis entre autres, M. Valenod tenait le dé chez M. de Rênal, Julien fut sur le point de se trahir ; il se sauva dans le jardin, sous prétexte de voir les enfants. Quels éloges de la probité ! s’écria-t-il ; on dirait que c’est la seule vertu ; et cependant quelle considération, quel respect bas pour un homme qui évidemment a doublé et triplé sa fortune, depuis qu’il administre le bien des pauvres ! je parierais qu’il gagne même sur les fonds destinés aux enfants trouvés, à ces pauvres dont la misère est encore plus sacrée que celle des autres ! Ah ! monstres ! monstres ! Et moi aussi, je suis une sorte d’enfant trouvé, haï de mon père, de mes frères, de toute ma famille.

 

Quelques jours avant la Saint-Louis, Julien, se promenant seul et disant son bréviaire dans un petit bois, qu’on appelle le Belvédère, et qui domine le Cours de la Fidélité, avait cherché en vain à éviter ses deux frères, qu’il voyait venir de loin par un sentier solitaire. La jalousie de ces ouvriers grossiers avait été tellement provoquée par le bel habit noir, par l’air extrêmement propre de leur frère, par le mépris sincère qu’il avait pour eux, qu’ils l’avaient battu au point de le laisser évanoui et tout sanglant. Mme de Rênal, se promenant avec M. Valenod et le sous-préfet, arriva par hasard dans le petit bois ; elle vit Julien étendu sur la terre et le crut mort. Son saisissement fut tel, qu’il donna de la jalousie à M. Valenod.

 

Il prenait l’alarme trop tôt. Julien trouvait Mme de Rênal fort belle, mais il la haïssait à cause de sa beauté ; c’était le premier écueil qui avait failli arrêter sa fortune. Il lui parlait le moins possible, afin de faire oublier le transport qui, le premier jour, l’avait porté à lui baiser la main.

 

Élisa, la femme de chambre de Mme de Rênal, n’avait pas manqué de devenir amoureuse du jeune précepteur ; elle en parlait souvent à sa maîtresse. L’amour de Mlle Élisa avait valu à Julien la haine d’un des valets. Un jour, il entendit cet homme qui disait à Élisa : Vous ne voulez plus me parler depuis que ce précepteur crasseux est entré dans la maison. Julien ne méritait pas cette injure ; mais, par instinct de joli garçon, il redoubla de soins pour sa personne. La haine de M. Valenod redoubla aussi. Il dit publiquement que tant de coquetterie ne convenait pas à un jeune abbé. À la soutane près, c’était le costume que portait Julien.

 

Mme de Rênal remarqua qu’il parlait plus souvent que de coutume à Mlle Élisa ; elle apprit que ces entretiens étaient causés par la pénurie de la très petite garde-robe de Julien. Il avait si peu de linge, qu’il était obligé de le faire laver fort souvent hors de la maison, et c’est pour ces petits soins qu’Élisa lui était utile. Cette extrême pauvreté, qu’elle ne soupçonnait pas, toucha Mme de Rênal ; elle eut envie de lui faire des cadeaux, mais elle n’osa pas ; cette résistance intérieure fut le premier sentiment pénible que lui causa Julien. Jusque-là le nom de Julien et le sentiment d’une joie pure et tout intellectuelle étaient synonymes pour elle. Tourmentée par l’idée de la pauvreté de Julien, Mme de Rênal parla à son mari de lui faire un cadeau de linge :

 

– Quelle duperie ! répondit-il. Quoi ! faire des cadeaux à un homme dont nous sommes parfaitement contents, et qui nous sert bien ? ce serait dans le cas où il se négligerait qu’il faudrait stimuler son zèle.

 

Mme de Rênal fut humiliée de cette manière de voir ; elle ne l’eût pas remarquée avant l’arrivée de Julien. Elle ne voyait jamais l’extrême propreté de la mise, d’ailleurs fort simple, du jeune abbé, sans se dire : ce pauvre garçon, comment peut-il faire ?

 

Peu à peu, elle eut pitié de tout ce qui manquait à Julien, au lieu d’en être choquée.

 

Mme de Rênal était une de ces femmes de province que l’on peut très bien prendre pour des sottes pendant les quinze premiers jours qu’on les voit. Elle n’avait aucune expérience de la vie, et ne se souciait pas de parler. Douée d’une âme délicate et dédaigneuse, cet instinct de bonheur naturel à tous les êtres faisait que, la plupart du temps, elle ne donnait aucune attention aux actions des personnages grossiers au milieu desquels le hasard l’avait jetée.

 

On l’eût remarquée pour le naturel et la vivacité d’esprit, si elle eût reçu la moindre éducation. Mais en sa qualité d’héritière, elle avait été élevée chez des religieuses adoratrices passionnées du Sacré-Cœur de Jésus, et animées d’une haine violente pour les Français ennemis des jésuites. Mme de Rênal s’était trouvé assez de sens pour oublier bientôt, comme absurde, tout ce qu’elle avait appris au couvent ; mais elle ne mit rien à la place, et finit par ne rien savoir. Les flatteries précoces dont elle avait été l’objet en sa qualité d’héritière d’une grande fortune, et un penchant décidé à la dévotion passionnée, lui avaient donné une manière de vivre tout intérieure. Avec l’apparence de la condescendance la plus parfaite et d’une abnégation de volonté, que les maris de Verrières citaient en exemple à leurs femmes, et qui faisait l’orgueil de M. de Rênal, la conduite habituelle de son âme était en effet le résultat de l’humeur la plus altière. Telle princesse, citée à cause de son orgueil, prête infiniment plus d’attention à ce que ses gentilshommes font autour d’elle, que cette femme si douce, si modeste en apparence, n’en donnait à tout ce que disait ou faisait son mari. Jusqu’à l’arrivée de Julien, elle n’avait réellement eu d’attention que pour ses enfants. Leurs petites maladies, leurs douleurs, leurs petites joies, occupaient toute la sensibilité de cette âme qui, de la vie, n’avait adoré que Dieu, quand elle était au Sacré-Cœur de Besançon.

 

Sans qu’elle daignât le dire à personne, un accès de fièvre d’un de ses fils la mettait presque dans le même état que si l’enfant eût été mort. Un éclat de rire grossier, un haussement d’épaules, accompagné de quelque maxime triviale sur la folie des femmes, avaient constamment accueilli les confidences de ce genre de chagrins, que le besoin d’épanchement l’avait portée à faire à son mari, dans les premières années de leur mariage. Ces sortes de plaisanteries, quand surtout elles portaient sur les maladies de ses enfants, retournaient le poignard dans le cœur de Mme de Rênal. Voilà ce qu’elle trouva au lieu des flatteries empressées et mielleuses du couvent jésuitique où elle avait passé sa jeunesse. Son éducation fut faite par la douleur. Trop fière pour parler de ce genre de chagrins, même à son amie Mme Derville, elle se figura que tous les hommes étaient comme son mari, M. Valenod et le sous-préfet Charcot de Maugiron. La grossièreté, et la plus brutale insensibilité à tout ce qui n’était pas intérêt d’argent, de préséance ou de croix ; la haine aveugle pour tout raisonnement qui les contrariait, lui parurent des choses naturelles à ce sexe, comme porter des bottes et un chapeau de feutre.

 

Après de longues années, Mme de Rênal n’était pas encore accoutumée à ces gens à argent au milieu desquels il fallait vivre.

 

De là le succès du petit paysan Julien. Elle trouva des jouissances douces, et toutes brillantes du charme de la nouveauté, dans la sympathie de cette âme noble et fière. Mme de Rênal lui eut bientôt pardonné son ignorance extrême qui était une grâce de plus, et la rudesse de ses façons qu’elle parvint à corriger. Elle trouva qu’il valait la peine de l’écouter, même quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s’agissait d’un pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d’un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu’elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien. La générosité, la noblesse d’âme, l’humanité lui semblèrent peu à peu n’exister que chez ce jeune abbé. Elle eut pour lui seul toute la sympathie et même l’admiration que ces vertus excitent chez les âmes bien nées.

 

À Paris, la position de Julien envers Mme de Rênal eût été bien vite simplifiée ; mais à Paris, l’amour est fils des romans. Le jeune précepteur et sa timide maîtresse auraient retrouvé dans trois ou quatre romans, et jusque dans les couplets du Gymnase, l’éclaircissement de leur position. Les romans leur auraient tracé le rôle à jouer, montré le modèle à imiter ; et ce modèle, tôt ou tard, et quoique sans nul plaisir, et peut-être en rechignant, la vanité eût forcé Julien à le suivre.

 

Dans une petite ville de l’Aveyron ou des Pyrénées, le moindre incident eût été rendu décisif par le feu du climat. Sous nos cieux plus sombres, un jeune homme pauvre, et qui n’est qu’ambitieux parce que la délicatesse de son cœur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l’argent, voit tous les jours une femme de trente ans, sincèrement sage, occupée de ses enfants, et qui ne prend nullement dans les romans des exemples de conduite. Tout va lentement, tout se fait peu à peu dans les provinces, il y a plus de naturel.

 

Souvent, en songeant à la pauvreté du jeune précepteur, Mme de Rênal était attendrie jusqu’aux larmes. Julien la surprit, un jour, pleurant tout à fait.

 

– Eh ! Madame, vous serait-il arrivé quelque malheur ?

 

– Non, mon ami, lui répondit-elle ; appelez les enfants, allons nous promener.

 

Elle prit son bras et s’appuya d’une façon qui parut singulière à Julien. C’était pour la première fois qu’elle l’avait appelé mon ami.

 

Vers la fin de la promenade, Julien remarqua qu’elle rougissait beaucoup. Elle ralentit le pas.

 

– On vous aura raconté, dit-elle sans le regarder, que je suis l’unique héritière d’une tante fort riche qui habite Besançon. Elle me comble de présents… Mes fils font des progrès… si étonnants… que je voudrais vous prier d’accepter un petit présent comme marque de ma reconnaissance. Il ne s’agit que de quelques louis pour vous faire du linge. Mais… ajouta-t-elle en rougissant encore plus, et elle cessa de parler.

 

– Quoi, Madame, dit Julien ?

 

– Il serait inutile, continua-t-elle en baissant la tête, de parler de ceci à mon mari.

 

– Je suis petit, Madame, mais je ne suis pas bas, reprit Julien en s’arrêtant les yeux brillants de colère et se relevant de toute sa hauteur, c’est à quoi vous n’avez pas assez réfléchi. Je serais moins qu’un valet, si je me mettais dans le cas de cacher à M. de Rênal quoi que ce soit de relatif à mon argent.

 

Mme de Rênal était atterrée.

 

– M. le maire, continua Julien, m’a remis cinq fois trente-six francs depuis que j’habite sa maison, je suis prêt à montrer mon livre de dépenses à M. de Rênal et à qui que ce soit ; même à M. Valenod qui me hait.

 

À la suite de cette sortie, Mme de Rênal était restée pâle et tremblante, et la promenade se termina sans que ni l’un ni l’autre pût trouver un prétexte pour renouer le dialogue. L’amour pour Mme de Rênal devint de plus en plus impossible dans le cœur orgueilleux de Julien ; quant à elle, elle le respecta, elle l’admira ; elle en avait été grondée. Sous prétexte de réparer l’humiliation involontaire qu’elle lui avait causée, elle se permit les soins les plus tendres. La nouveauté de ces manières fit pendant huit jours le bonheur de Mme de Rênal. Leur effet fut d’apaiser en partie la colère de Julien ; il était loin d’y voir rien qui pût ressembler à un goût personnel.

 

Voilà, se disait-il, comme sont ces gens riches, ils humilient, et croient ensuite pouvoir tout réparer par quelques singeries !

 

Le cœur de Mme de Rênal était trop plein, et encore trop innocent, pour que, malgré ses résolutions à cet égard, elle ne racontât pas à son mari l’offre qu’elle avait faite à Julien, et la façon dont elle avait été repoussée.

 

– Comment, reprit M. de Rênal vivement piqué, avez-vous pu tolérer un refus de la part d’un domestique ?

 

Et comme Mme de Rênal se récriait sur ce mot :

 

– Je parle, Madame, comme feu M. le prince de Condé, présentant ses chambellans à sa nouvelle épouse : « Tous ces gens-là, lui dit-il, sont nos domestiques. » Je vous ai lu ce passage des Mémoires de Besenval, essentiel pour les préséances. Tout ce qui n’est pas gentilhomme, qui vit chez vous et reçoit un salaire, est votre domestique. Je vais dire deux mots à ce M. Julien, et lui donner cent francs.

 

– Ah ! mon ami, dit Mme de Rênal tremblante, que ce ne soit pas du moins devant les domestiques !

 

– Oui, ils pourraient être jaloux et avec raison, dit son mari en s’éloignant et pensant à la quotité de la somme.

 

Mme de Rênal tomba sur une chaise, presque évanouie de douleur. Il va humilier Julien, et par ma faute ! Elle eut horreur de son mari, et se cacha la figure avec les mains. Elle se promit bien de ne jamais faire de confidences.

 

Lorsqu’elle revit Julien, elle était toute tremblante, sa poitrine était tellement contractée qu’elle ne put parvenir à prononcer la moindre parole. Dans son embarras elle lui prit les mains qu’elle serra.

 

– Eh bien ! mon ami, lui dit-elle enfin, êtes-vous content de mon mari ?

 

– Comment ne le serais-je pas ? répondit Julien avec un sourire amer ; il m’a donné cent francs.

 

Mme de Rênal le regarda comme incertaine.

 

– Donnez-moi le bras, dit-elle enfin avec un accent de courage que Julien ne lui avait jamais vu.

 

Elle osa aller jusque chez le libraire de Verrières, malgré son affreuse réputation de libéralisme. Là, elle choisit pour dix louis de livres qu’elle donna à ses fils. Mais ces livres étaient ceux qu’elle savait que Julien désirait. Elle exigea que là, dans la boutique du libraire, chacun des enfants écrivît son nom sur les livres qui lui étaient échus en partage. Pendant que Mme de Rênal était heureuse de la sorte de réparation qu’elle avait l’audace de faire à Julien, celui-ci était étonné de la quantité de livres qu’il apercevait chez le libraire. Jamais il n’avait osé entrer en un lieu aussi profane ; son cœur palpitait. Loin de songer à deviner ce qui se passait dans le cœur de Mme de Rênal, il rêvait profondément au moyen qu’il y aurait, pour un jeune étudiant en théologie, de se procurer quelques-uns de ces livres. Enfin il eut l’idée qu’il serait possible avec de l’adresse de persuader à M. de Rênal qu’il fallait donner pour sujet de thème à ses fils l’histoire des gentilshommes célèbres nés dans la province. Après un mois de soins, Julien vit réussir cette idée, et à un tel point que, quelque temps après, il osa hasarder, en parlant à M. de Rênal, la mention d’une action bien autrement pénible pour le noble maire ; il s’agissait de contribuer à la fortune d’un libéral, en prenant un abonnement chez le libraire. M. de Rênal convenait bien qu’il était sage de donner à son fils aîné l’idée de visu de plusieurs ouvrages qu’il entendrait mentionner dans la conversation, lorsqu’il serait à l’École militaire ; mais Julien voyait M. le maire s’obstiner à ne pas aller plus loin. Il soupçonnait une raison secrète, mais ne pouvait la deviner.

 

– Je pensais, Monsieur, lui dit-il un jour, qu’il y aurait une haute inconvenance à ce que le nom d’un bon gentilhomme tel qu’un Rênal parût sur le sale registre du libraire.

 

Le front de M. de Rênal s’éclaircit.

 

– Ce serait aussi une bien mauvaise note, continua Julien, d’un ton plus humble, pour un pauvre étudiant en théologie, si l’on pouvait un jour découvrir que son nom a été sur le registre d’un libraire loueur de livres. Les libéraux pourraient m’accuser d’avoir demandé les livres les plus infâmes ; qui sait même s’ils n’iraient pas jusqu’à écrire après mon nom les titres de ces livres pervers.

 

Mais Julien s’éloignait de la trace. Il voyait la physionomie du maire reprendre l’expression de l’embarras et de l’humeur. Julien se tut. Je tiens mon homme, se dit-il.

 

Quelques jours après, l’aîné des enfants interrogeant Julien sur un livre annoncé dans La Quotidienne, en présence de M. de Rênal :

 

– Pour éviter tout sujet de triomphe au parti jacobin, dit le jeune précepteur, et cependant me donner les moyens de répondre à M. Adolphe, on pourrait faire prendre un abonnement chez le libraire par le dernier de vos gens.

 

– Voilà une idée qui n’est pas mal, dit M. de Rênal, évidemment fort joyeux.

 

– Toutefois il faudrait spécifier, dit Julien de cet air grave et presque malheureux qui va si bien à de certaines gens, quand ils voient le succès des affaires qu’ils ont le plus longtemps désirées, il faudrait spécifier que le domestique ne pourra prendre aucun roman. Une fois dans la maison, ces livres dangereux pourraient corrompre les filles de Madame, et le domestique lui-même.

 

– Vous oubliez les pamphlets politiques, ajouta M. de Rênal, d’un air hautain. Il voulait cacher l’admiration que lui donnait le savant mezzo-termine inventé par le précepteur de ses enfants.

 

La vie de Julien se composait ainsi d’une suite de petites négociations ; et leur succès l’occupait beaucoup plus que le sentiment de préférence marquée qu’il n’eût tenu qu’à lui de lire dans le cœur de Mme de Rênal.

 

La position morale où il avait été toute sa vie se renouvelait chez M. le maire de Verrières. Là, comme à la scierie de son père, il méprisait profondément les gens avec qui il vivait, et en était haï. Il voyait chaque jour dans les récits faits par le sous-préfet, par M. Valenod, par les autres amis de la maison, à l’occasion de choses qui venaient de se passer sous leurs yeux, combien leurs idées ressemblaient peu à la réalité. Une action lui semblait-elle admirable, c’était celle-là précisément qui attirait le blâme des gens qui l’environnaient. Sa réplique intérieure était toujours : Quels monstres ou quels sots ! Le plaisant, avec tant d’orgueil, c’est que souvent il ne comprenait absolument rien à ce dont on parlait.

 

De la vie, il n’avait parlé avec sincérité qu’au vieux chirurgien-major ; le peu d’idées qu’il avait étaient relatives aux campagnes de Bonaparte en Italie, ou à la chirurgie. Son jeune courage se plaisait au récit circonstancié des opérations les plus douloureuses ; il se disait : Je n’aurais pas sourcillé.

 

La première fois que Mme de Rênal essaya avec lui une conversation étrangère à l’éducation des enfants, il se mit à parler d’opérations chirurgicales ; elle pâlit et le pria de cesser.

 

Julien ne savait rien au delà. Ainsi, passant sa vie avec Mme de Rênal, le silence le plus singulier s’établissait entre eux dès qu’ils étaient seuls. Dans le salon, quelle que fût l’humilité de son maintien, elle trouvait dans ses yeux un air de supériorité intellectuelle envers tout ce qui venait chez elle. Se trouvait-elle seule un instant avec lui, elle le voyait visiblement embarrassé. Elle en était inquiète, car son instinct de femme lui faisait comprendre que cet embarras n’était nullement tendre.

 

D’après je ne sais quelle idée prise dans quelque récit de la bonne société, telle que l’avait vue le vieux chirurgien-major, dès qu’on se taisait dans un lieu où il se trouvait avec une femme, Julien se sentait humilié, comme si ce silence eût été son tort particulier. Cette sensation était cent fois plus pénible dans le tête-à-tête. Son imagination remplie des notions les plus exagérées, les plus espagnoles, sur ce qu’un homme doit dire, quand il est seul avec une femme, ne lui offrait dans son trouble que des idées inadmissibles. Son âme était dans les nues, et cependant il ne pouvait sortir du silence le plus humiliant. Ainsi son air sévère, pendant ses longues promenades avec Mme de Rênal et les enfants, était augmenté par les souffrances les plus cruelles. Il se méprisait horriblement. Si par malheur il se forçait à parler, il lui arrivait de dire les choses les plus ridicules. Pour comble de misère, il voyait et s’exagérait son absurdité ; mais ce qu’il ne voyait pas, c’était l’expression de ses yeux ; ils étaient si beaux et annonçaient une âme si ardente, que, semblables aux bons acteurs, ils donnaient quelquefois un sens charmant à ce qui n’en avait pas. Mme de Rênal remarqua que, seul avec elle, il n’arrivait jamais à dire quelque chose de bien que lorsque, distrait par quelque événement imprévu, il ne songeait pas à bien tourner un compliment. Comme les amis de la maison ne la gâtaient pas en lui présentant des idées nouvelles et brillantes, elle jouissait avec délices des éclairs d’esprit de Julien.

 

Depuis la chute de Napoléon, toute apparence de galanterie est sévèrement bannie des mœurs de la province. On a peur d’être destitué. Les fripons cherchent un appui dans la congrégation ; et l’hypocrisie a fait les plus beaux progrès même dans les classes libérales. L’ennui redouble. Il ne reste d’autre plaisir que la lecture et l’agriculture.

 

Mme de Rênal, riche héritière d’une tante dévote, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l’amour. Ce n’était guère que son confesseur, le bon curé Chélan, qui lui avait parlé de l’amour, à propos des poursuites de M. Valenod, et il lui en avait fait une image si dégoûtante, que ce mot ne lui représentait que l’idée du libertinage le plus abject. Elle regardait comme une exception, ou même comme tout à fait hors de nature, l’amour tel qu’elle l’avait trouvé dans le très petit nombre de romans que le hasard avait mis sous ses yeux. Grâce à cette ignorance, Mme de Rênal, parfaitement heureuse, occupée sans cesse de Julien, était loin de se faire le plus petit reproche.

Chapitre VIII. Petits événements

 

Then there were sighs, the deeper for suppression,

And stolen glances, sweeter for the theft,

And burning blushes, though for no transgression.

 

Don Juan, C. I, st. 74.

 

L’Angélique douceur que Mme de Rênal devait à son caractère et à son bonheur actuel n’était un peu altérée que quand elle venait à songer à sa femme de chambre Élisa. Cette fille fit un héritage, alla se confesser au curé Chélan et lui avoua le projet d’épouser Julien. Le curé eut une véritable joie du bonheur de son ami ; mais sa surprise fut extrême, quand Julien lui dit d’un air résolu que l’offre de Mlle Élisa ne pouvait lui convenir.

 

– Prenez garde, mon enfant, à ce qui se passe dans votre cœur, dit le curé fronçant le sourcil ; je vous félicite de votre vocation, si c’est à elle seule que vous devez le mépris d’une fortune plus que suffisante. Il y a cinquante-six ans sonnés que je suis curé de Verrières, et cependant, suivant toute apparence, je vais être destitué. Ceci m’afflige, et toutefois j’ai huit cents livres de rente. Je vous fais part de ce détail afin que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur ce qui vous attend dans l’état de prêtre. Si vous songez à faire la cour aux hommes qui ont la puissance, votre perte éternelle est assurée. Vous pourrez faire fortune, mais il faudra nuire aux misérables, flatter le sous-préfet, le maire, l’homme considéré, et servir ses passions : cette conduite, qui dans le monde s’appelle savoir-vivre, peut, pour un laïc, n’être pas absolument incompatible avec le salut ; mais, dans notre état, il faut opter ; il s’agit de faire fortune dans ce monde ou dans l’autre, il n’y a pas de milieu. Allez, mon cher ami, réfléchissez, et revenez dans trois jours me rendre une réponse définitive. J’entrevois avec peine, au fond de votre caractère, une ardeur sombre qui ne m’annonce pas la modération et la parfaite abnégation des avantage terrestres nécessaires à un prêtre ; j’augure bien de votre esprit ; mais, permettez-moi de vous le dire, ajouta le bon curé, les larmes aux yeux, dans l’état de prêtre, je tremblerai pour votre salut.

 

Julien avait honte de son émotion ; pour la première fois de sa vie, il se voyait aimé ; il pleurait avec délices, et alla cacher ses larmes dans les grands bois au-dessus de Verrières.

 

Pourquoi l’état où je me trouve ? se dit-il enfin ; je sens que je donnerais cent fois ma vie pour ce bon curé Chélan, et cependant il vient de me prouver que je ne suis qu’un sot. C’est lui surtout qu’il m’importe de tromper, et il me devine. Cette ardeur secrète dont il me parle, c’est mon projet de faire fortune. Il me croit indigne d’être prêtre, et cela précisément quand je me figurais que le sacrifice de cinquante louis de rente allait lui donner la plus haute idée de ma piété et de ma vocation.

 

À l’avenir, continua Julien, je ne compterai que sur les parties de mon caractère que j’aurai éprouvées. Qui m’eût dit que je trouverais du plaisir à répandre des larmes ! que j’aimerais celui qui me prouve que je ne suis qu’un sot !

 

Trois jours après, Julien avait trouvé le prétexte dont il eût dû se munir dès le premier jour ; ce prétexte était une calomnie, mais qu’importe ? Il avoua au curé, avec beaucoup d’hésitation, qu’une raison qu’il ne pouvait lui expliquer, parce qu’elle nuirait à un tiers, l’avait détourné tout d’abord de l’union projetée. C’était accuser la conduite d’Élisa. M. Chélan trouva dans ses manières un certain feu tout mondain, bien différent de celui qui eût dû animer un jeune lévite.

 

– Mon ami, lui dit-il encore, soyez un bon bourgeois de campagne, estimable et instruit, plutôt qu’un prêtre sans vocation.

 

Julien répondit à ces nouvelles remontrances, fort bien, quant aux paroles : il trouvait les mots qu’eût employés un jeune séminariste fervent ; mais le ton dont il les prononçait, mais le feu mal caché qui éclatait dans ses yeux alarmaient M. Chélan.

 

Il ne faut pas trop mal augurer de Julien ; il inventait correctement les paroles d’une hypocrisie cauteleuse et prudente. Ce n’est pas mal à son âge. Quant au ton et aux gestes, il vivait avec des campagnards ; il avait été privé de la vue des grands modèles. Par la suite, à peine lui eut-il été donné d’approcher de ces messieurs, qu’il fut admirable pour les gestes comme pour les paroles.

 

Mme de Rênal fut étonnée que la nouvelle fortune de sa femme de chambre ne rendît pas cette fille plus heureuse ; elle la voyait aller sans cesse chez le curé, et en revenir les larmes aux yeux ; enfin Élisa lui parla de son mariage.

 

Mme de Rênal se crut malade ; une sorte de fièvre l’empêchait de trouver le sommeil ; elle ne vivait que lorsqu’elle avait sous les yeux sa femme de chambre ou Julien. Elle ne pouvait penser qu’à eux et au bonheur qu’ils trouveraient dans leur ménage. La pauvreté de cette petite maison, où l’on devrait vivre avec cinquante louis de rente, se peignait à elle sous des couleurs ravissantes. Julien pourrait très bien se faire avocat à Bray, la sous-préfecture à deux lieues de Verrières ; dans ce cas elle le verrait quelquefois.

 

Mme de Rênal crut sincèrement qu’elle allait devenir folle ; elle le dit à son mari, et enfin tomba malade. Le soir même, comme sa femme de chambre la servait, elle remarqua que cette fille pleurait. Elle abhorrait Élisa dans ce moment, et venait de la brusquer ; elle lui en demanda pardon. Les larmes d’Élisa redoublèrent ; elle dit que si sa maîtresse le lui permettait, elle lui conterait tout son malheur.

 

– Dites, répondit Mme de Rênal.

 

– Eh bien, Madame, il me refuse ; des méchants lui auront dit du mal de moi, il les croit.

 

– Qui vous refuse ? dit Mme de Rênal respirant à peine.

 

– Eh qui, Madame, si ce n’est M. Julien ? répliqua la femme de chambre en sanglotant. M. le curé n’a pu vaincre sa résistance ; car M. le curé trouve qu’il ne doit pas refuser une honnête fille, sous prétexte qu’elle a été femme de chambre. Après tout, le père de M. Julien n’est autre chose qu’un charpentier ; lui-même comment gagnait-il sa vie avant d’être chez Madame ?

 

Mme de Rênal n’écoutait plus ; l’excès du bonheur lui avait presque ôté l’usage de la raison. Elle se fit répéter plusieurs fois l’assurance que Julien avait refusé d’une façon positive, et qui ne permettait plus de revenir à une résolution plus sage.

 

– Je veux tenter un dernier effort, dit-elle à sa femme de chambre, je parlerai à M. Julien.

 

Le lendemain après le déjeuner, Mme de Rênal se donna la délicieuse volupté de plaider la cause de sa rivale, et de voir la main et la fortune d’Élisa refusées constamment pendant une heure.

 

Peu à peu Julien sortit de ses réponses compassées, et finit par répondre avec esprit aux sages représentations de Mme de Rênal. Elle ne put résister au torrent de bonheur qui inondait son âme après tant de jours de désespoir. Elle se trouva mal tout à fait. Quand elle fut remise et bien établie dans sa chambre, elle renvoya tout le monde. Elle était profondément étonnée.

 

Aurais-je de l’amour pour Julien, se dit-elle enfin ?

 

Cette découverte, qui dans tout autre moment l’aurait plongée dans les remords et dans une agitation profonde, ne fut pour elle qu’un spectacle singulier, mais comme indifférent. Son âme, épuisée par tout ce qu’elle venait d’éprouver, n’avait plus de sensibilité au service des passions.

 

Mme de Rênal voulut travailler, et tomba dans un profond sommeil ; quand elle se réveilla, elle ne s’effraya pas autant qu’elle l’aurait dû. Elle était trop heureuse pour pouvoir prendre en mal quelque chose. Naïve et innocente, jamais cette bonne provinciale n’avait torturé son âme, pour tâcher d’en arracher un peu de sensibilité à quelque nouvelle nuance de sentiment ou de malheur. Entièrement absorbée, avant l’arrivée de Julien, par cette masse de travail qui, loin de Paris, est le lot d’une bonne mère de famille, Mme de Rênal pensait aux passions comme nous pensons à la loterie : duperie certaine et bonheur cherché par des fous.

 

La cloche du dîner sonna ; Mme de Rênal rougit beaucoup quand elle entendit la voix de Julien, qui amenait les enfants. Un peu adroite depuis qu’elle aimait pour expliquer sa rougeur, elle se plaignit d’un affreux mal de tête.

 

– Voilà comme sont toutes les femmes, lui répondit M. de Rênal, avec un gros rire. Il y a toujours quelque chose à raccommoder à ces machines-là !

 

Quoique accoutumée à ce genre d’esprit, ce ton de voix choqua Mme de Rênal. Pour se distraire, elle regarda la physionomie de Julien ; il eût été l’homme le plus laid, que dans cet instant il lui eût plu.

 

Attentif à copier les habitudes des gens de cour, dès les premiers beaux jours du printemps, M. de Rênal s’établit à Vergy ; c’est le village rendu célèbre par l’aventure tragique de Gabrielle. À quelques centaines de pas des ruines si pittoresques de l’ancienne église gothique, M. de Rênal possède un vieux château avec ses quatre tours, et un jardin dessiné comme celui des Tuileries, avec force bordures de buis et allées de marronniers taillés deux fois par an. Un champ voisin, planté de pommiers, servait de promenade. Huit ou dix noyers magnifiques étaient au bout du verger ; leur feuillage immense s’élevait peut-être à quatre-vingts pieds de hauteur.

 

Chacun de ces maudits noyers, disait M. de Rênal quand sa femme les admirait, me coûte la récolte d’un demi-arpent, le blé ne peut venir sous leur ombre.

 

La vue de la campagne sembla nouvelle à Mme de Rênal ; son admiration allait jusqu’aux transports. Le sentiment dont elle était animée lui donnait de l’esprit et de la résolution. Dès le surlendemain de l’arrivée à Vergy M. de Rênal étant retourné à la ville, pour les affaires de la mairie, Mme de Rênal prit des ouvriers à ses frais. Julien lui avait donné l’idée d’un petit chemin sablé, qui circulerait dans le verger et sous les grands noyers, et permettrait aux enfants de se promener dès le matin, sans que leurs souliers fussent mouillés par la rosée. Cette idée fut mise à exécution moins de vingt-quatre heures après avoir été conçue. Mme de Rênal passa toute la journée gaiement avec Julien à diriger les ouvriers.

 

Lorsque le maire de Verrières revint de la ville, il fut bien surpris de trouver l’allée faite. Son arrivée surprit aussi Mme de Rênal ; elle avait oublié son existence. Pendant deux mois, il parla avec humeur de la hardiesse qu’on avait eue de faire, sans le consulter, une réparation aussi importante, mais Mme de Rênal l’avait exécutée à ses frais, ce qui le consolait un peu.

 

Elle passait ses journées à courir avec ses enfants dans le verger, et à faire la chasse aux papillons. On avait construit de grands capuchons de gaze claire, avec lesquels on prenait les pauvres lépidoptères. C’est le nom barbare que Julien apprenait à Mme de Rênal. Car elle avait fait venir de Besançon le bel ouvrage de M. Godart ; et Julien lui racontait les mœurs singulières de ces pauvres bêtes.

 

On les piquait sans pitié avec des épingles dans un grand cadre de carton arrangé aussi par Julien.

 

Il y eut enfin entre Mme de Rênal et Julien un sujet de conversation, il ne fut plus exposé à l’affreux supplice que lui donnaient les moments de silence.

 

Ils se parlaient sans cesse, et avec un intérêt extrême, quoique toujours de choses fort innocentes. Cette vie active, occupée et gaie, était du goût de tout le monde, excepté de Mlle Élisa, qui se trouvait excédée de travail. Jamais dans le carnaval, disait-elle, quand il y a bal à Verrières, Madame ne s’est donné tant de soins pour sa toilette ; elle change de robes deux ou trois fois par jour.

 

Comme notre intention est de ne flatter personne, nous ne nierons point que Mme de Rênal, qui avait une peau superbe, ne se fît arranger des robes qui laissaient les bras et la poitrine fort découverts. Elle était très bien faite, et cette manière de se mettre lui allait à ravir.

 

– Jamais vous n’avez été si jeune, Madame, lui disaient ses amis de Verrières qui venaient dîner à Vergy. (C’est une façon de parler du pays.)

 

Une chose singulière, qui trouvera peu de croyance parmi nous, c’était sans intention directe que Mme de Rênal se livrait à tant de soins. Elle y trouvait du plaisir ; et, sans y songer autrement, tout le temps qu’elle ne passait pas à la chasse aux papillons avec les enfants et Julien, elle travaillait avec Élisa à bâtir des robes. Sa seule course à Verrières fut causée par l’envie d’acheter de nouvelles robes d’été qu’on venait d’apporter de Mulhouse.

 

Elle ramena à Vergy une jeune femme de ses parentes. Depuis son mariage, Mme de Rênal s’était liée insensiblement avec Mme Derville qui autrefois avait été sa compagne au Sacré-Cœur.

 

Mme Derville riait beaucoup de ce qu’elle appelait les idées folles de sa cousine : Seule, jamais je n’y penserais, disait-elle. Ces idées imprévues qu’on eût appelées saillies à Paris, Mme de Rênal en avait honte comme d’une sottise, quand elle était avec son mari ; mais la présence de Mme Derville lui donnait du courage. Elle lui disait d’abord ses pensées d’une voix timide ; quand ces dames étaient longtemps seules, l’esprit de Mme de Rênal s’animait, et une longue matinée solitaire passait comme un instant et laissait les deux amies fort gaies. À ce voyage, la raisonnable Mme Derville trouva sa cousine beaucoup moins gaie et beaucoup plus heureuse.

 

Julien, de son côté, avait vécu en véritable enfant depuis son séjour à la campagne, aussi heureux de courir à la suite des papillons que ses élèves. Après tant de contrainte et de politique habile, seul, loin des regards des hommes, et, par instinct, ne craignant point Mme de Rênal, il se livrait au plaisir d’exister, si vif à cet âge, et au milieu des plus belles montagnes du monde.

 

Dès l’arrivée de Mme Derville, il sembla à Julien qu’elle était son amie ; il se hâta de lui montrer le point de vue que l’on a de l’extrémité de la nouvelle allée sous les grands noyers ; dans le fait, il est égal, si ce n’est supérieur à ce que la Suisse et les lacs d’Italie peuvent offrir de plus admirable. Si l’on monte la côte rapide qui commence à quelques pas de là, on arrive bientôt à de grands précipices bordés par des bois de chênes, qui s’avancent presque jusque sur la rivière. C’est sur les sommets de ces rochers coupés à pic, que Julien, heureux, libre, et même quelque chose de plus, roi de la maison, conduisait les deux amies, et jouissait de leur admiration pour ces aspects sublimes.

 

– C’est pour moi comme de la musique de Mozart, disait Mme Derville.

 

La jalousie de ses frères, la présence d’un père despote et rempli d’humeur avaient gâté aux yeux de Julien les campagnes des environs de Verrières. À Vergy, il ne trouvait point de ces souvenirs amers ; pour la première fois de sa vie, il ne voyait point d’ennemi. Quand M. de Rênal était à la ville, ce qui arrivait souvent, il osait lire ; bientôt, au lieu de lire la nuit, et encore en ayant soin de cacher sa lampe au fond d’un vase à fleurs renversé, il put se livrer au sommeil ; le jour, dans l’intervalle des leçons des enfants, il venait dans ces rochers avec le livre unique règle de sa conduite et objet de ses transports. Il y trouvait à la fois bonheur, extase et consolation dans les moments de découragement.

 

Certaines choses que Napoléon dit des femmes, plusieurs discussions sur le mérite des romans à la mode sous son règne lui donnèrent alors, pour la première fois, quelques idées que tout autre jeune homme de son âge aurait eues depuis longtemps.

 

Les grandes chaleurs arrivèrent. On prit l’habitude de passer les soirées sous un immense tilleul à quelques pas de la maison. L’obscurité y était profonde. Un soir, Julien parlait avec action, il jouissait avec délices du plaisir de bien parler et à des femmes jeunes ; en gesticulant, il toucha la main de Mme de Rênal qui était appuyée sur le dos d’une de ces chaises de bois peint que l’on place dans les jardins.

 

Cette main se retira bien vite ; mais Julien pensa qu’il était de son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L’idée d’un devoir à accomplir, et d’un ridicule ou plutôt d’un sentiment d’infériorité à encourir si l’on n’y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.

Chapitre IX. Une soirée à la campagne

 

La Didon de M. Guérin, esquisse charmante.

 

STROMBECK.

 

Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de Rênal, étaient singuliers ; il l’observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la tête à Mme de Rênal : elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.

 

La présence de Mme Derville permettait à Julien de moins parler et de s’occuper davantage de ce qu’il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme.

 

Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rênal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu’il fallait absolument qu’elle permît ce soir-là que sa main restât dans la sienne.

 

Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d’une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu’elle serait fort obscure. Le ciel chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête. Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu’elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d’aimer.

 

On s’assit enfin, Mme de Rênal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu’il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.

 

Serai-je aussi tremblant, et malheureux au premier duel qui me viendra ? se dit Julien, car il avait trop de méfiance et de lui et des autres pour ne pas voir l’état de son âme.

 

Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préférables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rênal quelque affaire qui l’obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin ! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée ; bientôt la voix de Mme de Rênal devint tremblante aussi, mais Julien ne s’en aperçut point. L’affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu’il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l’horloge du château, sans qu’il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit : Au moment précis où dix heures sonneront, j’exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle.

 

Après un dernier moment d’attente et d’anxiété, pendant lequel l’excès de l’émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l’horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine, et y causait comme un mouvement physique.

 

Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main et prit celle de Mme Rênal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu’il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui-même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu’il prenait ; il la serrait avec une force convulsive ; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.

 

Son âme fut inondée de bonheur, non qu’il aimât Mme de Rênal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s’aperçût de rien, il se crut obligé de parler ; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rênal, au contraire, trahissait tant d’émotion, que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger : si Mme de Rênal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j’ai passé la journée. J’ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m’est acquis.

 

Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu’on lui abandonnait.

 

Mme de Rênal, qui se levait déjà, se rassit en disant, d’une voix mourante :

 

– Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.

 

Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême : il parla, il oublia de feindre, il parut l’homme le plus aimable aux deux amies qui l’écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville, fatiguée du vent qui commençait à s’élever et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête à tête avec Mme de Rênal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir ; mais il sentait qu’il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rênal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l’avantage qu’il venait d’obtenir anéanti.

 

Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rênal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien ; elle se laissait vivre. Les heures qu’on passa sous ce grand tilleul que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire furent pour elle une époque de bonheur. Elle écoutait avec délices les gémissements du vents dans l’épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses. Julien ne remarqua pas une circonstance qui l’eût bien rassuré : Mme de Rênal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu’elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau, qu’elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c’eût été entre eux une chose convenue.

 

Minuit était sonné depuis longtemps ; il fallut enfin quitter le jardin : on se sépara. Mme de Rênal, transportée du bonheur d’aimer, était tellement ignorante, qu’elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s’empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l’orgueil s’étaient livrés dans son cœur.

 

Le lendemain on le réveilla à cinq heures ; et, ce qui eût été cruel pour Mme de Rênal si elle l’eût su, à peine lui donna-t-il une pensée. Il avait fait son devoir, et un devoir héroïque. Rempli de bonheur par ce sentiment, il s’enferma à clef dans sa chambre, et se livra avec un plaisir tout nouveau à la lecture des exploits de son héros.

 

Quand la cloche du déjeuner se fit entendre, il avait oublié, en lisant les bulletins de la Grande Armée, tous ses avantages de la veille. Il se dit, d’un ton léger, en descendant au salon : il faut dire à cette femme que je l’aime.

 

Au lieu de ces regards chargés de volupté qu’il s’attendait à rencontrer, il trouva la figure sévère de M. de Rênal, qui, arrivé depuis deux heures de Verrières, ne cachait point son mécontentement de ce que Julien passait toute la matinée sans s’occuper des enfants. Rien n’était laid comme cet homme important, ayant de l’humeur et croyant pouvoir la montrer.

 

Chaque mot aigre de son mari perçait le cœur de Mme de Rênal. Quant à Julien, il était tellement plongé dans l’extase, encore si occupé des grandes choses qui pendant plusieurs heures, venaient de passer devant ses yeux, qu’à peine d’abord put-il rabaisser son attention jusqu’à écouter les propos durs que lui adressait M. de Rênal. Il lui dit enfin, assez brusquement :

 

– J’étais malade.

 

Le ton de cette réponse eût piqué un homme beaucoup moins susceptible que le maire de Verrières, il eut quelque idée de répondre à Julien en le chassant à l’instant. Il ne fut retenu que par la maxime qu’il s’était faite de ne jamais trop se hâter en affaires.

 

Ce jeune sot, se dit-il bientôt, s’est fait une sorte de réputation dans ma maison, le Valenod peut le prendre chez lui, ou bien il épousera Élisa, et dans les deux cas, au fond du cœur, il pourra se moquer de moi.

 

Malgré la sagesse de ses réflexions, le mécontentement de M. de Rênal n’en éclata pas moins par une suite de mots grossiers qui, peu à peu, irritèrent Julien. Mme de Rênal était sur le point de fondre en larmes. À peine le déjeuner fut-il fini, qu’elle demanda à Julien de lui donner le bras pour la promenade, elle s’appuyait sur lui avec amitié. À tout ce que Mme de Rênal lui disait, Julien ne pouvait que répondre à demi-voix :

 

– Voilà bien les gens riches !

 

M. de Rênal marchait tout près d’eux ; sa présence augmentait la colère de Julien. Il s’aperçut tout à coup que Mme de Rênal s’appuyait sur son bras d’une façon marquée ; ce mouvement lui fit horreur, il la repoussa avec violence et dégagea son bras.

 

Heureusement M. de Rênal ne vit point cette nouvelle impertinence, elle ne fut remarquée que de Mme Derville, son amie fondait en larmes. En ce moment M. de Rênal se mit à poursuivre à coups de pierres une petite paysanne qui avait pris un sentir abusif, et traversait un coin du verger.

 

– Monsieur Julien, de grâce, modérez-vous ; songez que nous avons tous des moments d’humeur, dit rapidement Mme Derville.

 

Julien la regarda froidement avec des yeux où se peignait le plus souverain mépris.

 

Ce regard étonna Mme Derville, et l’eût surprise bien davantage si elle en eût deviné la véritable expression ; elle y eût lu comme un espoir vague de la plus atroce vengeance. Ce sont sans doute de tels moments d’humiliation qui ont fait les Robespierre.

 

– Votre Julien est bien violent, il m’effraie, dit tout bas Mme Derville à son amie.

 

– Il a raison d’être en colère, lui répondit celle-ci. Après les progrès étonnants qu’il a fait faire aux enfants, qu’importe qu’il passe une matinée sans leur parler ; il faut convenir que les hommes sont bien durs.

 

Pour la première fois de sa vie, Mme de Rênal sentit une sorte de désir de vengeance contre son mari. La haine extrême qui animait Julien contre les riches allait éclater. Heureusement M. de Rênal appela son jardinier, et resta occupé avec lui à barrer, avec des fagots d’épines, le sentier abusif à travers le verger. Julien ne répondit pas un seul mot aux prévenances dont pendant tout le reste de la promenade il fut l’objet. À peine M. de Rênal s’était-il éloigné, que les deux amies, se prétendant fatiguées, lui avaient demandé chacune un bras.

 

Entre ces deux femmes dont un trouble extrême couvrait les joues de rougeur et d’embarras, la pâleur hautaine, l’air sombre et décidé de Julien formait un étrange contraste. Il méprisait ces femmes, et tous les sentiments tendres.

 

Quoi ! se disait-il, pas même cinq cents francs de rente pour terminer mes études ! Ah ! comme je l’enverrais promener !

 

Absorbé par ces idées sévères, le peu qu’il daignait comprendre des mots obligeants des deux amies lui déplaisait comme vide de sens, niais, faible, en un mot féminin.

 

À force de parler pour parler, et de chercher à maintenir la conversation vivante, il arriva à Mme de Rênal de dire que son mari était venu de Verrières parce qu’il avait fait marché, pour de la paille de maïs, avec un de ses fermiers. (Dans ce pays, c’est avec de la paille de maïs que l’on remplit les paillasses des lits.)

 

– Mon mari ne nous rejoindra pas, ajouta Mme de Rênal ; avec le jardinier et son valet de chambre, il va s’occuper d’achever le renouvellement des paillasses de la maison. Ce matin il a mis de la paille de maïs dans tous les lits du premier étage, maintenant il est au second.

 

Julien changea de couleur ; il regarda Mme de Rênal d’un air singulier, et bientôt la prit à part en quelque sorte en doublant le pas. Mme Derville les laissa s’éloigner.

 

– Sauvez-moi la vie, dit Julien à Mme de Rênal, vous seule le pouvez ; car vous savez que le valet de chambre me hait à la mort. Je dois vous avouer, Madame, que j’ai un portrait ; je l’ai caché dans la paillasse de mon lit.

 

À ce mot, Mme de Rênal devint pâle à son tour.

 

– Vous seule, Madame, pouvez dans ce moment entrer dans ma chambre ; fouillez, sans qu’il y paraisse, dans l’angle de la paillasse qui est le plus rapproché de la fenêtre, vous y trouverez une petite boîte de carton noir et lisse.

 

– Elle renferme un portrait ! dit Mme de Rênal, pouvant à peine se tenir debout.

 

Son air de découragement fut aperçu de Julien, qui aussitôt en profita.

 

– J’ai une seconde grâce à vous demander, Madame, je vous supplie de ne pas regarder ce portrait, c’est mon secret.

 

– C’est un secret ! répéta Mme de Rênal d’une voix éteinte.

 

Mais, quoique élevée parmi des gens fiers de leur fortune, et sensibles au seul intérêt d’argent, l’amour avait déjà mis de la générosité dans cette âme. Cruellement blessée, ce fut avec l’air du dévouement le plus simple que Mme de Rênal fit à Julien les questions nécessaires pour pouvoir bien s’acquitter de sa commission.

 

– Ainsi, lui dit-elle en s’éloignant, une petite boîte ronde, de carton noir, bien lisse.

 

– Oui, Madame, répondit Julien de cet air dur que le danger donne aux hommes.

 

Elle monta au second étage du château, pâle comme si elle fût allée à la mort. Pour comble de misère elle sentit qu’elle était sur le point de se trouver mal ; mais la nécessité de rendre service à Julien lui rendit des forces.

 

– Il faut que j’aie cette boîte, se dit-elle en doublant le pas.

 

Elle entendit son mari parler au valet de chambre, dans la chambre même de Julien. Heureusement, ils passèrent dans celle des enfants. Elle souleva le matelas et plongea la main dans la paillasse avec une telle violence qu’elle s’écorcha les doigts. Mais quoique fort sensible aux petites douleurs de ce genre, elle n’eut pas la conscience de celle-ci, car presque en même temps, elle sentit le poli de la boîte de carton. Elle la saisit et disparut.

 

À peine fut-elle délivrée de la crainte d’être surprise par son mari, que l’horreur que lui causait cette boîte fut sur le point de la faire décidément se trouver mal.

 

Julien est donc amoureux, et je tiens là le portrait de la femme qu’il aime !

 

Assise sur une chaise dans l’antichambre de cet appartement, Mme de Rênal était en proie à toutes les horreurs de la jalousie. Son extrême ignorance lui fut encore utile en ce moment, l’étonnement tempérait la douleur. Julien parut, saisit la boîte, sans remercier, sans rien dire, et courut dans sa chambre où il fit du feu, et la brûla à l’instant. Il était pâle, anéanti, il s’exagérait l’étendue du danger qu’il venait de courir.

 

Le portrait de Napoléon, se disait-il en hochant la tête, trouvé caché chez un homme qui fait profession d’une telle haine pour l’usurpateur ! trouvé par M. de Rênal, tellement ultra et tellement irrité ! et pour comble d’imprudence, sur le carton blanc derrière le portrait, des lignes écrites de ma main ! et qui ne peuvent laisser aucun doute sur l’excès de mon admiration ! et chacun de ces transports d’amour est daté ! il y en a d’avant-hier.

 

Toute ma réputation tombée, anéantie en un moment ! se disait Julien en voyant brûler la boîte, et ma réputation est tout mon bien, je ne vis que par elle… et encore, quelle vie, grand Dieu !

 

Une heure après, la fatigue et la pitié qu’il sentait pour lui-même le disposaient à l’attendrissement. Il rencontra Mme de Rênal et prit sa main qu’il baisa avec plus de sincérité qu’il n’avait jamais fait. Elle rougit de bonheur, et, presque au même instant, repoussa Julien avec la colère de la jalousie. La fierté de Julien si récemment blessée en fit un sot dans ce moment. Il ne vit en Mme de Rênal qu’une femme riche, il laissa tomber sa main avec dédain et s’éloigna. Il alla se promener pensif dans le jardin, bientôt un sourire amer parut sur ses lèvres.

 

– Je me promène là, tranquille comme un homme maître de son temps ! Je ne m’occupe pas des enfants ! je m’expose aux mots humiliants de M. de Rênal, et il aura raison. Il courut à la chambre des enfants.

 

Les caresses du plus jeune qu’il aimait beaucoup calmèrent un peu sa cuisante douleur.

 

Celui-là ne me méprise pas encore, pensa Julien. Mais bientôt il se reprocha cette diminution de douleur comme une nouvelle faiblesse. Ces enfants me caressent comme ils caresseraient le jeune chien de chasse que l’on a acheté hier.

Chapitre X. Un grand cœur et une petite fortune

 

But passion most dissembles, yet betrays,

Even by its darkness ; as the blackest sky

Foretells the heaviest tempest.

 

Don Juan, C. I, st. 73.

 

M. de Rênal, qui suivait toutes les chambres du château, revint dans celle des enfants avec les domestiques qui rapportaient les paillasses. L’entrée soudaine de cet homme fut pour Julien la goutte d’eau qui fait déborder le vase.

 

Plus pâle, plus sombre qu’à l’ordinaire, il s’élança vers lui. M. de Rênal s’arrêta et regarda ses domestiques.

 

– Monsieur, lui dit Julien, croyez-vous qu’avec tout autre précepteur, vos enfants eussent fait les mêmes progrès qu’avec moi ? Si vous répondez que non, continua Julien sans laisser à M. de Rênal le temps de parler, comment osez-vous m’adresser le reproche que je les néglige ?

 

M. de Rênal, à peine remis de sa peur, conclut du ton étrange qu’il voyait prendre à ce petit paysan, qu’il avait en poche quelque proposition avantageuse et qu’il allait le quitter. La colère de Julien s’augmentant à mesure qu’il parlait :

 

– Je puis vivre sans vous, Monsieur, ajouta-t-il.

 

– Je suis vraiment fâché de vous voir si agité, répondit M. de Rênal en balbutiant un peu. Les domestiques étaient à dix pas, occupés à arranger les lits.

 

– Ce n’est pas ce qu’il me faut, Monsieur, reprit Julien hors de lui ; songez à l’infamie des paroles que vous m’avez adressées, et devant des femmes encore !

 

M. de Rênal ne comprenait que trop ce que demandait Julien, et un pénible combat déchirait son âme. Il arriva que Julien, effectivement fou de colère, s’écria :

 

– Je sais où aller, Monsieur, en sortant de chez vous.

 

À ce mot, M. de Rênal vit Julien installé chez M. Valenod.

 

– Eh bien ! Monsieur, lui dit-il enfin avec un soupir et de l’air dont il eût appelé le chirurgien pour l’opération la plus douloureuse, j’accède à votre demande. À compter d’après-demain, qui est le premier du mois, je vous donne cinquante francs par mois.

 

Julien eut envie de rire et resta stupéfait : toute sa colère avait disparu.

 

Je ne méprisais pas assez l’animal, se dit-il. Voilà sans doute la plus grande excuse que puisse faire une âme aussi basse.

 

Les enfants, qui écoutaient cette scène bouche béante, coururent au jardin, dire à leur mère que M. Julien était bien en colère, mais qu’il allait avoir cinquante francs par mois.

 

Julien les suivit par habitude, sans même regarder M. de Rênal, qu’il laissa profondément irrité.

 

Voilà cent soixante-huit francs, se disait le maire, que me coûte M. Valenod. Il faut absolument que je lui dise deux mots fermes sur son entreprise des fournitures pour les enfants trouvés.

 

Un instant après, Julien se retrouva vis-à-vis de M. de Rênal :

 

– J’ai à parler de ma conscience à M. Chélan ; j’ai l’honneur de vous prévenir que je serai absent quelques heures.

 

– Eh, mon cher Julien ! dit M. de Rênal en riant de l’air le plus faux, toute la journée, si vous voulez, toute celle de demain, mon bon ami. Prenez le cheval du jardinier pour aller à Verrières.

 

Le voilà, se dit M. de Rênal, qui va rendre réponse à Valenod, il ne m’a rien promis, mais il faut laisser se refroidir cette tête de jeune homme.

 

Julien s’échappa rapidement et monta dans les grands bois par lesquels on peut aller de Vergy à Verrières. Il ne voulait point arriver sitôt chez M. Chélan. Loin de désirer s’astreindre à une nouvelle scène d’hypocrisie, il avait besoin d’y voir clair dans son âme, et de donner audience à la foule de sentiments qui l’agitaient.

 

J’ai gagné une bataille, se dit-il aussitôt qu’il se vit dans les bois et loin du regard des hommes, j’ai donc gagné une bataille !

 

Ce mot lui peignait en beau toute sa position, et rendit à son âme quelque tranquillité.

 

Me voilà avec cinquante francs d’appointements par mois, il faut que M. de Rênal ait eu une belle peur. Mais de quoi ?

 

Cette méditation sur ce qui avait pu faire peur à l’homme heureux et puissant contre lequel une heure auparavant il était bouillant de colère acheva de rasséréner l’âme de Julien. Il fut presque sensible un moment à la beauté ravissante des bois au milieu desquels il marchait. D’énormes quartiers de roches nues étaient tombés jadis au milieu de la forêt du côté de la montagne. De grands hêtres s’élevaient presque aussi haut que ces rochers dont l’ombre donnait une fraîcheur délicieuse à trois pas des endroits où la chaleur des rayons du soleil eût rendu impossible de s’arrêter.

 

Julien prenait haleine un instant à l’ombre de ces grandes roches, et puis se remettait à monter. Bientôt, par un étroit sentier à peine marqué et qui sert seulement aux gardiens des chèvres, il se trouva debout sur un roc immense et bien sûr d’être séparé de tous les hommes. Cette position physique le fit sourire, elle lui peignait la position qu’il brûlait d’atteindre au moral. L’air pur de ces montagnes élevées communiqua la sérénité et même la joie à son âme. Le maire de Verrières était bien toujours, à ses yeux, le représentant de tous les riches et de tous les insolents de la terre ; mais Julien sentait que la haine qui venait de l’agiter, malgré la violence de ses mouvements, n’avait rien de personnel. S’il eût cessé de voir M. de Rênal, en huit jours il l’eût oublié, lui, son château, ses chiens, ses enfants et toute sa famille. Je l’ai forcé, je ne sais comment, à faire le plus grand sacrifice. Quoi ! plus de cinquante écus par an ! un instant auparavant je m’étais tiré du plus grand danger. Voilà deux victoires en un jour ; la seconde est sans mérite, il faudrait en deviner le comment. Mais à demain les pénibles recherches.

 

Julien debout sur son grand rocher regardait le ciel, embrasé par un soleil d’août. Les cigales chantaient dans le champ au-dessous du rocher, quand elles se taisaient tout était silence autour de lui. Il voyait à ses pieds vingt lieues de pays. Quelque épervier parti des grandes roches au-dessus de sa tête était aperçu par lui, de temps à autre, décrivant en silence ses cercles immenses. L’œil de Julien suivait machinalement l’oiseau de proie. Ses mouvements tranquilles et puissants le frappaient, il enviait cette force, il enviait cet isolement.

 

C’était la destinée de Napoléon, serait-ce un jour la sienne ?

Chapitre XI. Une soirée

 

Yet Julia ’ s very coldness still was kind,

And tremulously gentle her small hand

Withdrew itself from his, but left behind

A little pressure, thrilling, and so bland

And slight, so very slight that to the mind

‘ Twas but a doubt.

 

Don Juan, C. I, st. 71.

 

Il fallut pourtant paraître à Verrières. En sortant du presbytère, un heureux hasard fit que Julien rencontra M. Valenod auquel il se hâta de raconter l’augmentation de ses appointements.

 

De retour à Vergy, Julien ne descendit au jardin que lorsqu’il fut nuit close. Son âme était fatiguée de ce grand nombre d’émotions puissantes qui l’avaient agitée dans cette journée. Que leur dirai-je ? pensait-il avec inquiétude, en songeant aux dames. Il était loin de voir que son âme était précisément au niveau des petites circonstances qui occupent ordinairement tout l’intérêt des femmes. Souvent Julien était inintelligible pour Mme Derville et même pour son amie, et à son tour ne comprenait qu’à demi tout ce qu’elles lui disaient. Tel était l’effet de la force, et si j’ose parler ainsi de la grandeur des mouvements de passion qui bouleversaient l’âme de ce jeune ambitieux. Chez cet être singulier, c’était presque tous les jours tempête.

 

En entrant ce soir-là au jardin, Julien était disposé à s’occuper des idées des jolies cousines. Elles l’attendaient avec impatience. Il prit sa place ordinaire, à côté de Mme de Rênal. L’obscurité devint bientôt profonde. Il voulut prendre une main blanche que depuis longtemps il voyait près de lui, appuyée sur le dos d’une chaise. On hésita un peu, mais on finit par la lui retirer d’une façon qui marquait de l’humeur. Julien était disposé à se le tenir pour dit, et à continuer gaiement la conversation, quand il entendit M. de Rênal qui s’approchait.

 

Julien avait encore dans l’oreille les paroles grossières du matin. Ne serait-ce pas, se dit-il, une façon de se moquer de cet être, si comblé de tous les avantages de la fortune, que de prendre possession de la main de sa femme, précisément en sa présence ? Oui, je le ferai, moi, pour qui il a témoigné tant de mépris.

 

De ce moment, la tranquillité, si peu naturelle au caractère de Julien, s’éloigna bien vite ; il désira avec anxiété, et sans pouvoir songer à rien autre chose, que Mme de Rênal voulût bien lui laisser sa main.

 

M. de Rênal parlait politique avec colère : deux ou trois industriels de Verrières devenaient décidément plus riches que lui, et voulaient le contrarier dans les élections. Mme Derville l’écoutait, Julien irrité de ces discours approcha sa chaise de celle de Mme de Rênal. L’obscurité cachait tous les mouvements. Il osa placer sa main très près du joli bras que la robe laissait à découvert. Il fut troublé, sa pensée ne fut plus à lui, il approcha sa joue de ce joli bras, il osa y appliquer ses lèvres.

 

Mme de Rênal frémit. Son mari était à quatre pas, elle se hâta de donner sa main à Julien, et en même temps de le repousser un peu. Comme M. de Rênal continuait ses injures contre les gens de rien et les jacobins qui s’enrichissent, Julien couvrait la main qu’on lui avait laissée de baisers passionnés ou du moins qui semblaient tels à Mme de Rênal. Cependant la pauvre femme avait eu la preuve, dans cette journée fatale, que l’homme qu’elle adorait sans se l’avouer aimait ailleurs ! Pendant toute l’absence de Julien, elle avait été en proie à un malheur extrême, qui l’avait fait réfléchir.

 

Quoi ! j’aimerais, se disait-elle, j’aurais de l’amour ! Moi, femme mariée, je serais amoureuse ! mais, se disait-elle, je n’ai jamais éprouvé pour mon mari cette sombre folie, qui fait que je ne puis détacher ma pensée de Julien. Au fond ce n’est qu’un enfant plein de respect pour moi ! Cette folie sera passagère. Qu’importe à mon mari les sentiments que je puis avoir pour ce jeune homme ! M. de Rênal serait ennuyé des conversations que j’ai avec Julien, sur des choses d’imagination. Lui, il pense à ses affaires. Je ne lui enlève rien pour le donner à Julien.

 

Aucune hypocrisie ne venait altérer la pureté de cette âme naïve, égarée par une passion qu’elle n’avait jamais éprouvée. Elle était trompée, mais à son insu, et cependant un instinct de vertu était effrayé. Tels étaient les combats qui l’agitaient quand Julien parut au jardin. Elle l’entendit parler, presque au même instant elle le vit s’asseoir à ses côtés. Son âme fut comme enlevée par ce bonheur charmant qui depuis quinze jours l’étonnait plus encore qu’il ne la séduisait. Tout était imprévu pour elle. Cependant après quelques instants, il suffit donc, se dit-elle, de la présence de Julien pour effacer tous ses torts ? Elle fut effrayée ; ce fut alors qu’elle lui ôta sa main.

 

Les baisers remplis de passion, et tels que jamais elle n’en avait reçus de pareils, lui firent tout à coup oublier que peut-être il aimait une autre femme. Bientôt il ne fut plus coupable à ses yeux. La cessation de la douleur poignante, fille du soupçon, la présence d’un bonheur que jamais elle n’avait même rêvé, lui donnèrent des transports d’amour et de folle gaieté. Cette soirée fut charmante pour tout le monde, excepté pour le maire de Verrières, qui ne pouvait oublier ses industriels enrichis. Julien ne pensait plus à sa noire ambition, ni à ses projets si difficiles à exécuter. Pour la première fois de sa vie, il était entraîné par le pouvoir de la beauté. Perdu dans une rêverie vague et douce, si étrangère à son caractère, pressant doucement cette main qui lui plaisait comme parfaitement jolie, il écoutait à demi le mouvement des feuilles du tilleul agitées par ce léger vent de la nuit, et les chiens du moulin du Doubs qui aboyaient dans le lointain.

 

Mais cette émotion était un plaisir et non une passion. En rentrant dans sa chambre il ne songea qu’à un bonheur, celui de reprendre son livre favori ; à vingt ans, l’idée du monde et de l’effet à y produire l’emporte sur tout.

 

Bientôt cependant il posa le livre. À force de songer aux victoires de Napoléon, il avait vu quelque chose de nouveau dans la sienne. Oui, j’ai gagné une bataille, se dit-il, mais il faut en profiter, il faut écraser l’orgueil de ce fier gentilhomme pendant qu’il est en retraite. C’est là Napoléon tout pur. Il faut que je demande un congé de trois jours pour aller voir mon ami Fouqué. S’il me le refuse, je lui mets encore le marché à la main, mais il cédera.

 

Mme de Rênal ne put fermer l’œil. Il lui semblait n’avoir pas vécu jusqu’à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrit sa main de baisers enflammés.

 

Tout à coup l’affreuse parole : adultère, lui apparut. Tout ce que la plus vile débauche peut imprimer de dégoûtant à l’idée de l’amour des sens se présenta en foule à son imagination. Ces idées voulaient tâcher de ternir l’image tendre et divine qu’elle se faisait de Julien et du bonheur de l’aimer. L’avenir se peignait sous des couleurs terribles. Elle se voyait méprisable.

 

Ce moment fut affreux ; son âme arrivait dans des pays inconnus. La veille elle avait goûté un bonheur inéprouvé ; maintenant elle se trouvait tout à coup plongée dans un malheur atroce. Elle n’avait aucune idée de telles souffrances, elles troublèrent sa raison. Elle eut un instant la pensée d’avouer à son mari qu’elle craignait d’aimer Julien. C’eût été parler de lui. Heureusement elle rencontra dans sa mémoire un précepte donné jadis par sa tante, la veille de son mariage. Il s’agissait du danger des confidences faites à un mari, qui après tout est un maître. Dans l’excès de sa douleur, elle se tordait les mains.

 

Elle était entraînée au hasard par des images contradictoires et douloureuses. Tantôt elle craignait de n’être pas aimée, tantôt l’affreuse idée du crime la torturait comme si le lendemain elle eût dû être exposée au pilori, sur la place publique de Verrières, avec un écriteau expliquant son adultère à la populace.

 

Mme de Rênal n’avait aucune expérience de la vie ; même pleinement éveillée et dans l’exercice de toute sa raison, elle n’eût aperçu aucun intervalle entre être coupable aux yeux de Dieu, et se trouver accablée en public des marques les plus bruyantes du mépris général.

 

Quand l’affreuse idée d’adultère et de toute l’ignominie que, dans son opinion, ce crime entraîne à sa suite lui laissait quelque repos, et qu’elle venait à songer à la douceur de vivre avec Julien innocemment, et comme par le passé, elle se trouvait jetée dans l’idée horrible que Julien aimait une autre femme. Elle voyait encore sa pâleur quand il avait craint de perdre son portrait, ou de la compromettre en le laissant voir. Pour la première fois, elle avait surpris la crainte sur cette physionomie si tranquille et si noble. Jamais il ne s’était montré ému ainsi pour elle ou pour ses enfants. Ce surcroît de douleur arriva à toute l’intensité de malheur qu’il est donné à l’âme humaine de pouvoir supporter. Sans s’en douter, Mme de Rênal jeta des cris qui réveillèrent sa femme de chambre. Tout à coup elle vit paraître auprès de son lit la clarté d’une lumière et reconnut Élisa.

 

– Est-ce vous qu’il aime ? s’écria-t-elle dans sa folie.

 

La femme de chambre, étonnée du trouble affreux dans lequel elle surprenait sa maîtresse, ne fit heureusement aucune attention à ce mot singulier. Mme de Rênal sentit son imprudence : « J’ai la fièvre, lui dit-elle, et, je crois, un peu de délire, restez auprès de moi. » Tout à fait réveillée par la nécessité de se contraindre, elle se trouva moins malheureuse ; la raison reprit l’empire que l’état de demi-sommeil lui avait ôté. Pour se délivrer du regard fixe de sa femme de chambre, elle lui ordonna de lire le journal, et ce fut au bruit monotone de la voix de cette fille, lisant un long article de La Quotidienne, que Mme de Rênal prit la résolution vertueuse de traiter Julien avec une froideur parfaite quand elle le reverrait.

Chapitre XII. Un voyage

 

On trouve à Paris des gens élégants, il peut y avoir en province des gens à caractère.

 

SIEYES.

 

Le lendemain, dès cinq heures, avant que Mme de Rênal fût visible, Julien avait obtenu de son mari un congé de trois jours. Contre son attente, Julien se trouva le désir de la revoir, il songeait à sa main si jolie. Il descendit au jardin, Mme de Rênal se fit longtemps attendre. Mais si Julien l’eût aimée, il l’eût aperçue derrière les persiennes à demi fermées du premier étage, le front appuyé contre la vitre. Elle le regardait. Enfin, malgré ses résolutions, elle se détermina à paraître au jardin. Sa pâleur habituelle avait fait place aux plus vives couleurs. Cette femme si naïve était évidemment agitée : un sentiment de contrainte et même de colère altérait cette expression de sérénité profonde et comme au-dessus de tous les vulgaires intérêts de la vie, qui donnait tant de charmes à cette figure céleste.

 

Julien s’approcha d’elle avec empressement ; il admirait ces bras si beaux qu’un châle jeté à la hâte laissait apercevoir. La fraîcheur de l’air du matin semblait augmenter encore l’éclat d’un teint que l’agitation de la nuit ne rendait que plus sensible à toutes les impressions. Cette beauté modeste et touchante, et cependant pleine de pensées que l’on ne trouve point dans les classes inférieures, semblait révéler à Julien une faculté de son âme qu’il n’avait jamais sentie. Tout entier à l’admiration des charmes que surprenait son regard avide, Julien ne songeait nullement à l’accueil amical qu’il s’attendait à recevoir. Il fut d’autant plus étonné de la froideur glaciale qu’on cherchait à lui montrer, et à travers laquelle il crut même distinguer l’intention de le remettre à sa place.

 

Le sourire du plaisir expira sur ses lèvres : il se souvint du rang qu’il occupait dans la société, et surtout aux yeux d’une noble et riche héritière. En un moment il n’y eut plus sur sa physionomie que de la hauteur et de la colère contre lui-même. Il éprouvait un violent dépit d’avoir pu retarder son départ de plus d’une heure pour recevoir un accueil aussi humiliant.

 

Il n’y a qu’un sot, se dit-il, qui soit en colère contre les autres : une pierre tombe parce qu’elle est pesante. Serai-je toujours un enfant ? quand donc aurai-je contracté la bonne habitude de donner de mon âme à ces gens-là juste pour leur argent ? Si je veux être estimé et d’eux et de moi-même, il faut leur montrer que c’est ma pauvreté qui est en commerce avec leur richesse, mais que mon cœur est à mille lieues de leur insolence, et placé dans une sphère trop haute pour être atteint par leurs petites marques de dédain ou de faveur.

 

Pendant que ces sentiments se pressaient en foule dans l’âme du jeune précepteur, sa physionomie mobile prenait l’expression de l’orgueil souffrant et de la férocité. Mme de Rênal en fut toute troublée. La froideur vertueuse qu’elle avait voulu donner à son accueil fit place à l’expression de l’intérêt, et d’un intérêt animé par toute la surprise du changement subit qu’elle venait de voir. Les paroles vaines que l’on s’adresse le matin sur la santé, sur la beauté de la journée, tarirent à la fois chez tous les deux. Julien, dont le jugement n’était troublé par aucune passion, trouva bien vite un moyen de marquer à Mme de Rênal combien peu il se croyait avec elle dans des rapports d’amitié ; il ne lui dit rien du petit voyage qu’il allait entreprendre, la salua et partit.

 

Comme elle le regardait aller, atterrée de la hauteur sombre qu’elle lisait dans ce regard si aimable la veille, son fils aîné, qui accourait du fond du jardin, lui dit en l’embrassant :

 

– Nous avons congé, M. Julien s’en va pour un voyage.

 

À ce mot, Mme de Rênal se sentit saisie d’un froid mortel ; elle était malheureuse par sa vertu, et plus malheureuse encore par sa faiblesse.

 

Ce nouvel événement vint occuper toute son imagination ; elle fut emportée bien au delà des sages résolutions qu’elle devait à la nuit terrible qu’elle venait de passer. Il n’était plus question de résister à cet amant si aimable, mais de le perdre à jamais.

 

Il fallut assister au déjeuner. Pour comble de douleur, M. de Rênal et Mme Derville ne parlèrent que du départ de Julien. Le maire de Verrières avait remarqué quelque chose d’insolite dans le ton ferme avec lequel il avait demandé un congé.

 

– Ce petit paysan a sans doute en poche des propositions de quelqu’un. Mais ce quelqu’un, fût-ce M. Valenod, doit être un peu découragé par la somme de 600 francs à laquelle maintenant il faut porter le déboursé annuel. Hier, à Verrières, on aura demandé un délai de trois jours pour réfléchir ; et ce matin, afin de n’être pas obligé à me donner une réponse, le petit monsieur part pour la montagne. Être obligé de compter avec un misérable ouvrier qui fait l’insolent, voilà pourtant où nous sommes arrivés !

 

Puisque mon mari, qui ignore combien profondément il a blessé Julien, pense qu’il nous quittera, que dois-je croire moi-même ? se dit Mme de Rênal. Ah ! tout est décidé !

 

Afin de pouvoir du moins pleurer en liberté, et ne pas répondre aux questions de Mme Derville, elle parla d’un mal de tête affreux, et se mit au lit.

 

– Voilà ce que c’est que les femmes, répéta M. de Rênal, il y a toujours quelque chose de dérangé à ces machines compliquées. Et il s’en alla goguenard.

 

Pendant que Mme de Rênal était en proie à ce qu’a de plus cruel la passion terrible dans laquelle le hasard l’avait engagée, Julien poursuivait son chemin gaiement au milieu des plus beaux aspects que puissent présenter les scènes de montagnes. Il fallait traverser la grande chaîne au nord de Vergy. Le sentier qu’il suivait, s’élevant peu à peu parmi de grands bois de hêtres, forme des zigzags infinis sur la pente de la haute montagne qui dessine au nord la vallée du Doubs. Bientôt les regards du voyageur, passant par-dessus les coteaux moins élevés qui contiennent le cours du Doubs vers le midi, s’étendirent jusqu’aux plaines fertiles de la Bourgogne et du Beaujolais. Quelque insensible que l’âme de ce jeune ambitieux fût à ce genre de beauté, il ne pouvait s’empêcher de s’arrêter de temps à autre, pour regarder un spectacle si vaste et si imposant.

 

Enfin il atteignit le sommet de la grande montagne, près duquel il fallait passer pour arriver, par cette route de traverse, à la vallée solitaire qu’habitait Fouqué, le jeune marchand de bois son ami. Julien n’était point pressé de le voir, lui ni aucun autre être humain. Caché comme un oiseau de proie, au milieu des roches nues qui couronnent la grande montagne, il pouvait apercevoir de bien loin tout homme qui se serait approché de lui. Il découvrit une petite grotte au milieu de la pente presque verticale d’un des rochers. Il prit sa course, et bientôt fut établi dans cette retraite. Ici, dit-il, avec des yeux brillants de joie, les hommes ne sauraient me faire de mal. Il eut l’idée de se livrer au plaisir d’écrire ses pensées, partout ailleurs si dangereux pour lui. Une pierre carrée lui servait de pupitre. Sa plume volait : il ne voyait rien de ce qui l’entourait. Il remarqua enfin que le soleil se couchait derrière les montagnes éloignées du Beaujolais.

 

Pourquoi ne passerais-je pas la nuit ici ? se dit-il, j’ai du pain, et je suis libre ! Au son de ce grand mot son âme s’exalta, son hypocrisie faisait qu’il n’était pas libre même chez Fouqué. La tête appuyée sur les deux mains, Julien resta dans cette grotte plus heureux qu’il ne l’avait été de la vie, agité par ses rêveries et par son bonheur de liberté. Sans y songer il vit s’éteindre, l’un après l’autre, tous les rayons du crépuscule. Au milieu de cette obscurité immense, son âme s’égarait dans la contemplation de ce qu’il s’imaginait rencontrer un jour à Paris. C’était d’abord une femme bien plus belle et d’un génie bien plus élevé que tout ce qu’il avait pu voir en province. Il aimait avec passion, il était aimé. S’il se séparait d’elle pour quelques instants, c’était pour aller se couvrir de gloire, et mériter d’en être encore plus aimé.

 

Même en lui supposant l’imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie ; les grandes actions auraient disparu avec l’espoir d’y atteindre, pour faire place à la maxime si connue : Quitte-t-on sa maîtresse, on risque, hélas ! d’être trompé deux ou trois fois par jour. Le jeune paysan ne voyait rien entre lui et les actions les plus héroïques, que le manque d’occasion.

 

Mais une nuit profonde avait remplacé le jour, et il avait encore deux lieues à faire pour descendre au hameau habité par Fouqué. Avant de quitter la petite grotte, Julien alluma du feu et brûla avec soin tout ce qu’il avait écrit.

 

Il étonna bien son ami en frappant à sa porte à une heure du matin. Il trouva Fouqué occupé à écrire ses comptes. C’était un jeune homme de haute taille, assez mal fait, avec de grands traits durs, un nez infini, et beaucoup de bonhomie cachée sous cet aspect repoussant.

 

– T’es-tu donc brouillé avec ton M. de Rênal, que tu m’arrives ainsi à l’improviste ?

 

Julien lui raconta, mais comme il le fallait, les événements de la veille.

 

– Reste avec moi, lui dit Fouqué, je vois que tu connais M. de Rênal, M. Valenod, le sous-préfet Maugiron, le curé Chélan ; tu as compris les finesses du caractère de ces gens-là ; te voilà en état de paraître aux adjudications. Tu sais l’arithmétique mieux que moi, tu tiendras mes comptes. Je gagne gros dans mon commerce. L’impossibilité de tout faire par moi-même, et la crainte de rencontrer un fripon dans l’homme que je prendrais pour associé, m’empêchent tous les jours d’entreprendre d’excellentes affaires. Il n’y a pas un mois que j’ai fait gagner six mille francs à Michaud de Saint-Amand, que je n’avais pas revu depuis six ans, et que j’ai trouvé par hasard à la vente de Pontarlier. Pourquoi n’aurais-tu pas gagné, toi, ces six mille francs, ou du moins trois mille ? car, si ce jour-là je t’avais eu avec moi, j’aurais mis l’enchère à cette coupe de bois, et tout le monde me l’eût bientôt laissée. Sois mon associé.

 

Cette offre donna de l’humeur à Julien, elle dérangeait sa folie. Pendant tout le souper, que les deux amis préparèrent eux-mêmes comme des héros d’Homère, car Fouqué vivait seul, il montra ses comptes à Julien, et lui prouva combien son commerce de bois présentait d’avantages. Fouqué avait la plus haute idée des lumières et du caractère de Julien.

 

Quand enfin celui-ci fut seul dans sa petite chambre de bois de sapin : Il est vrai, se dit-il, je puis gagner ici quelques mille francs, puis reprendre avec avantage le métier de soldat ou celui de prêtre, suivant la mode qui alors régnera en France. Le petit pécule que j’aurai amassé lèvera toutes les difficultés de détail. Solitaire dans cette montagne, j’aurai dissipé un peu l’affreuse ignorance où je suis de tant de choses qui occupent tous ces hommes de salon. Mais Fouqué renonce à se marier, il me répète que la solitude le rend malheureux. Il est évident que s’il prend un associé qui n’a pas de fonds à verser dans son commerce, c’est dans l’espoir de se faire un compagnon qui ne le quitte jamais.

 

Tromperai-je mon ami ? s’écria Julien avec humeur. Cet être, dont l’hypocrisie et l’absence de toute sympathie étaient les moyens ordinaires de salut, ne put cette fois supporter l’idée du plus petit manque de délicatesse envers un homme qui l’aimait.

 

Mais tout à coup, Julien fut heureux, il avait une raison pour refuser. Quoi, je perdrais lâchement sept ou huit années ! j’arriverais ainsi à vingt-huit ans ; mais, à cet âge, Bonaparte avait fait ses plus grandes choses. Quand j’aurai gagné obscurément quelque argent en courant ces ventes de bois et méritant la faveur de quelques fripons subalternes, qui me dit que j’aurai encore le feu sacré avec lequel on se fait un nom ?

 

Le lendemain matin, Julien répondit d’un grand sang-froid au bon Fouqué, qui regardait l’affaire de l’association comme terminée, que sa vocation pour le saint ministère des autels ne lui permettait pas d’accepter. Fouqué n’en revenait pas.

 

– Mais songes-tu, lui répétait-il, que je t’associe ou, si tu l’aimes mieux, que je te donne quatre mille francs par an ? et tu veux retourner chez ton M. Rênal, qui te méprise comme la boue de ses souliers ! Quand tu auras deux cents louis devant toi, qu’est-ce qui t’empêche d’entrer au séminaire ? Je te dirai plus, je me charge de te procurer la meilleure cure du pays. Car, ajouta Fouqué en baissant la voix, je fournis de bois à brûler M. le…,.M. le…, M… Je leur livre de l’essence de chêne de première qualité qu’ils ne me payent que comme du bois blanc, mais jamais argent ne fut mieux placé.

 

Rien ne put vaincre la vocation de Julien. Fouqué finit par le croire un peu fou. Le troisième jour, de grand matin, Julien quitta son ami pour passer la journée au milieu des rochers de la grande montagne. Il retrouva sa petite grotte, mais il n’avait plus la paix de l’âme, les offres de son ami la lui avaient enlevée. Comme Hercule, il se trouvait non entre le vice et la vertu, mais entre la médiocrité suivie d’un bien-être assuré et tous les rêves héroïques de sa jeunesse. Je n’ai donc pas une véritable fermeté, se disait-il ; et c’était là le doute qui lui faisait le plus de mal. Je ne suis pas du bois dont on fait les grands hommes, puisque je crains que huit années passées à me procurer du pain ne m’enlèvent cette énergie sublime qui fait faire les choses extraordinaires.

Chapitre XIII. Les Bas à jour

 

Un roman : c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin.

 

SAINT-REAL.

 

Quand Julien aperçut les ruines pittoresques de l’ancienne église de Vergy, il remarqua que depuis l’avant-veille il n’avait pas pensé une seule fois à Mme de Rênal. L’autre jour en partant, cette femme m’a rappelé la distance infinie qui nous sépare, elle m’a traité comme le fils d’un ouvrier. Sans doute elle a voulu me marquer son repentir de m’avoir laissé sa main la veille… Elle est pourtant bien jolie, cette main ! quel charme ! quelle noblesse dans les regards de cette femme !

 

La possibilité de faire fortune avec Fouqué donnait une certaine facilité aux raisonnements de Julien ; ils n’étaient plus aussi souvent gâtés par l’irritation, et le sentiment vif de sa pauvreté et de sa bassesse aux yeux du monde. Placé comme sur un promontoire élevé, il pouvait juger, et dominait pour ainsi dire l’extrême pauvreté et l’aisance qu’il appelait encore richesse. Il était loin de juger sa position en philosophe, mais il eut assez de clairvoyance pour se sentir différent après ce petit voyage dans la montagne.

 

Il fut frappé du trouble extrême avec lequel Mme de Rênal écouta le petit récit de son voyage, qu’elle lui avait demandé.

 

Fouqué avait eu des projets de mariage, des amours malheureuses ; de longues confidences à ce sujet avaient rempli les conversations des deux amis. Après avoir trouvé le bonheur trop tôt, Fouqué s’était aperçu qu’il n’était pas seul aimé. Tous ces récits avaient étonné Julien ; il avait appris bien des choses nouvelles. Sa vie solitaire toute d’imagination et de méfiance l’avait éloigné de tout ce qui pouvait l’éclairer.

 

Pendant son absence, la vie n’avait été pour Mme de Rênal qu’une suite de supplices différents, mais tous intolérables ; elle était réellement malade.

 

– Surtout, lui dit Mme Derville, lorsqu’elle vit arriver Julien, indisposée comme tu l’es, tu n’iras pas ce soir au jardin, l’air humide redoublerait ton malaise.

 

Mme Derville voyait avec étonnement que son amie, toujours grondée par M. de Rênal à cause de l’excessive simplicité de sa toilette, venait de prendre des bas à jour et de charmants petits souliers arrivés de Paris. Depuis trois jours, la seule distraction de Mme de Rênal avait été de tailler et de faire faire en toute hâte par Élisa une robe d’été, d’une jolie petite étoffe fort à la mode. À peine cette robe put-elle être terminée quelques instants après l’arrivée de Julien ; Mme de Rênal la mit aussitôt. Son amie n’eut plus de doutes. Elle aime, l’infortunée ! se dit Mme Derville. Elle comprit toutes les apparences singulières de sa maladie.

 

Elle la vit parler à Julien. La pâleur succédait à la rougeur la plus vive. L’anxiété se peignait dans ses yeux attachés sur ceux du jeune précepteur. Mme de Rênal s’attendait à chaque moment qu’il allait s’expliquer, et annoncer qu’il quittait la maison ou y restait. Julien n’avait garde de rien dire sur ce sujet, auquel il ne songeait pas. Après des combats affreux, Mme de Rênal osa enfin lui dire, d’une voix tremblante, et où se peignait toute sa passion :

 

– Quitterez-vous vos élèves pour vous placer ailleurs ?

 

Julien fut frappé de la voix incertaine et du regard de Mme de Rênal. Cette femme-là m’aime, se dit-il ; mais après ce moment passager de faiblesse que se reproche son orgueil, et dès qu’elle ne craindra plus mon départ, elle reprendra sa fierté. Cette vue de la position respective fut, chez Julien, rapide comme l’éclair, il répondit en hésitant :

 

– J’aurais beaucoup de peine à quitter des enfants si aimables et si bien nés, mais peut-être le faudra-t-il. On a aussi des devoirs envers soi.

 

En prononçant la parole si bien nés (c’était un de ces mots aristocratiques que Julien avait appris depuis peu), il s’anima d’un profond sentiment d’anti-sympathie.

 

Aux yeux de cette femme, moi, se disait-il, je ne suis pas bien né.

 

Mme de Rênal, en l’écoutant, admirait son génie, sa beauté, elle avait le cœur percé de la possibilité de départ qu’il lui faisait entrevoir. Tous ses amis de Verrières, qui, pendant l’absence de Julien, étaient venus dîner à Vergy, lui avaient fait compliment comme à l’envi sur l’homme étonnant que son mari avait eu le bonheur de déterrer. Ce n’est pas que l’on comprît rien aux progrès des enfants. L’action de savoir par cœur la Bible, et encore en latin, avait frappé les habitants de Verrières d’une admiration qui durera peut-être un siècle.

 

Julien, ne parlant à personne, ignorait tout cela. Si Mme de Rênal avait eu le moindre sang-froid, elle lui eût fait compliment de la réputation qu’il avait conquise, et l’orgueil de Julien rassuré, il eût été pour elle doux et aimable, d’autant plus que la robe nouvelle lui semblait charmante. Mme de Rênal, contente aussi de sa jolie robe, et de ce que lui en disait Julien, avait voulu faire un tour de jardin ; bientôt elle avoua qu’elle était hors d’état de marcher. Elle avait pris le bras du voyageur et, bien loin d’augmenter ses forces, le contact de ce bras les lui ôtait tout à fait.

 

Il était nuit ; à peine fut-on assis, que Julien, usant de son ancien privilège, osa approcher les lèvres du bras de sa jolie voisine, et lui prendre la main. Il pensait à la hardiesse dont Fouqué avait fait preuve avec ses maîtresses, et non à Mme de Rênal ; le mot « bien nés » pesait encore sur son cœur. On lui serra la main, ce qui ne lui fit aucun plaisir. Loin d’être fier, ou du moins reconnaissant du sentiment que Mme de Rênal trahissait ce soir-là par des signes trop évidents, la beauté, l’élégance, la fraîcheur le trouvèrent presque insensible. La pureté de l’âme, l’absence de toute émotion haineuse prolongent sans doute la durée de la jeunesse. C’est la physionomie qui vieillit la première chez la plupart des jolies femmes.

 

Julien fut maussade toute la soirée ; jusqu’ici il n’avait été en colère qu’avec le hasard et la société ; depuis que Fouqué lui avait offert un moyen ignoble d’arriver à l’aisance, il avait de l’humeur contre lui-même. Tout à ses pensées, quoique de temps en temps il dît quelques mots à ces dames, Julien finit, sans s’en apercevoir, par abandonner la main de Mme de Rênal. Cette action bouleversa l’âme de cette pauvre femme ; elle y vit la manifestation de son sort.

 

Certaine de l’affection de Julien, peut-être sa vertu eût trouvé des forces contre lui. Tremblante de le perdre à jamais, sa passion l’égara jusqu’au point de reprendre la main de Julien, que, dans sa distraction, il avait laissée appuyée sur le dossier d’une chaise. Cette action réveilla ce jeune ambitieux : il eût voulu qu’elle eût pour témoins tous ces nobles si fiers qui, à table, lorsqu’il était au bas bout avec les enfants, le regardaient avec un sourire si protecteur. Cette femme ne peut plus me mépriser : dans ce cas, se dit-il, je dois être sensible à sa beauté ; je me dois à moi-même d’être son amant. Une telle idée ne lui fût pas venue avant les confidences naïves faites par son ami.

 

La détermination subite qu’il venait de prendre forma une distraction agréable. Il se disait : il faut que j’aie une de ces deux femmes ; il s’aperçut qu’il aurait beaucoup mieux aimé faire la cour à Mme Derville ; ce n’est pas qu’elle fût plus agréable, mais toujours elle l’avait vu précepteur honoré pour sa science, et non pas ouvrier charpentier, avec une veste de ratine pliée sous le bras, comme il était apparu à Mme de Rênal.

 

C’était précisément comme jeune ouvrier, rougissant jusqu’au blanc des yeux, arrêté à la porte de la maison et n’osant sonner, que Mme de Rênal se le figurait avec le plus de charme.

 

En poursuivant la revue de sa position, Julien vit qu’il ne fallait pas songer à la conquête de Mme Derville, qui s’apercevait probablement du goût que Mme de Rênal montrait pour lui. Forcé de revenir à celle-ci : Que connais-je du caractère de cette femme ? se dit Julien. Seulement ceci : avant mon voyage, je lui prenais la main, elle la retirait ; aujourd’hui je retire ma main, elle la saisit et la serre. Belle occasion de lui rendre tous les mépris qu’elle a eus pour moi. Dieu sait combien elle a eu d’amants ! elle ne se décide peut-être en ma faveur qu’à cause de la facilité des entrevues.

 

Tel est, hélas, le malheur d’une excessive civilisation ! À vingt ans, l’âme d’un jeune homme, s’il a quelque éducation, est à mille lieues du laisser-aller, sans lequel l’amour n’est souvent que le plus ennuyeux des devoirs.

 

Je me dois d’autant plus, continua la petite vanité de Julien, de réussir auprès de cette femme, que si jamais je fais fortune, et que quelqu’un me reproche le bas emploi de précepteur, je pourrai faire entendre que l’amour m’avait jeté à cette place.

 

Julien éloigna de nouveau sa main de celle de Mme de Rênal, puis il la reprit en la serrant. Comme on rentrait au salon, vers minuit, Mme de Rênal lui dit à demi-voix :

 

– Vous nous quitterez, vous partirez ?

 

Julien répondit en soupirant :

 

– Il faut bien que je parte, car je vous aime avec passion, c’est une faute… et quelle faute pour un jeune prêtre !

 

Mme de Rênal s’appuya sur son bras, et avec tant d’abandon que sa joue sentit la chaleur de celle de Julien.

 

Les nuits de ces deux êtres furent bien différentes. Mme de Rênal était exaltée par les transports de la volupté morale la plus élevée. Une jeune fille coquette qui aime de bonne heure s’accoutume au trouble de l’amour ; quand elle arrive à l’âge de la vraie passion, le charme de la nouveauté manque. Comme Mme de Rênal n’avait jamais lu de romans, toutes les nuances de son bonheur étaient neuves pour elle. Aucune triste vérité ne venait la glacer, pas même le spectre de l’avenir. Elle se vit aussi heureuse dans dix ans qu’elle l’était en ce moment. L’idée même de la vertu et de la fidélité jurée à M. de Rênal, qui l’avait agitée quelques jours auparavant, se présenta en vain, on la renvoya comme un hôte importun. Jamais je n’accorderai rien à Julien, se dit Mme de Rênal, nous vivrons à l’avenir comme nous vivons depuis un mois. Ce sera un ami.


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