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Chapitre XIII. Un complot



 

Des propos décousus, des rencontres par effet du hasard, se transforment en preuves de la dernière évidence aux yeux de l’homme à imagination s’il a quelque feu dans le cœur.

 

SCHILLER.

 

Le lendemain, il surprit encore Norbert et sa sœur, qui parlaient de lui. À son arrivée, un silence de mort s’établit, comme la veille. Ses soupçons n’eurent plus de bornes. Ces aimables jeunes gens auraient-ils entrepris de se moquer de moi ? Il faut avouer que cela est beaucoup plus probable, beaucoup plus naturel qu’une prétendue passion de Mlle de La Mole pour un pauvre diable de secrétaire. D’abord ces gens-là ont-ils des passions ? Mystifier est leur fort. Ils sont jaloux de ma pauvre petite supériorité de paroles. Être jaloux est encore un de leurs faibles. Tout s’explique dans ce système. Mlle de La Mole veut me persuader qu’elle me distingue, tout simplement pour me donner en spectacle à son prétendu.

 

Ce cruel soupçon changea toute la position morale de Julien. Cette idée trouva dans son cœur un commencement d’amour qu’elle n’eut pas de peine à détruire. Cet amour n’était fondé que sur la rare beauté de Mathilde, ou plutôt sur ses façons de reine et sa toilette admirable. En cela Julien était encore un parvenu. Une jolie femme du grand monde est, à ce qu’on assure, ce qui étonne le plus un paysan homme d’esprit, quand il arrive aux premières classes de la société. Ce n’était point le caractère de Mathilde qui faisait rêver Julien les jours précédents. Il avait assez de sens pour comprendre qu’il ne connaissait point ce caractère. Tout ce qu’il en voyait pouvait n’être qu’une apparence.

 

Par exemple, pour tout le monde, Mathilde n’aurait pas manqué la messe un dimanche ; presque tous les jours elle y accompagnait sa mère. Si, dans le salon de l’hôtel de La Mole, quelque imprudent oubliait le lieu où il était, et se permettait l’allusion la plus éloignée à une plaisanterie contre les intérêts vrais ou supposés du trône ou de l’autel, Mathilde devenait à l’instant d’un sérieux de glace. Son regard, qui était si piquant, reprenait toute la hauteur impassible d’un vieux portrait de famille.

 

Mais Julien s’était assuré qu’elle avait toujours dans sa chambre un ou deux des volumes les plus philosophiques de Voltaire. Lui-même volait souvent quelques tomes de la belle édition si magnifiquement reliée. En écartant un peu chaque volume de son voisin, il cachait l’absence de celui qu’il emportait, mais bientôt il s’aperçut qu’une autre personne lisait Voltaire. Il eut recours à une finesse de séminaire, il plaça quelques petits morceaux de crin sur les volumes qu’il supposait pouvoir intéresser Mlle de La Mole. Ils disparaissaient pendant des semaines entières.

 

M. de La Mole, impatienté contre son libraire, qui lui envoyait tous les faux Mémoires, chargea Julien d’acheter toutes les nouveautés un peu piquantes. Mais, pour que le venin ne se répandît pas dans la maison, le secrétaire avait l’ordre de déposer ces livres dans une petite bibliothèque placée dans la chambre même du marquis. Il eut bientôt la certitude que pour peu que ces livres nouveaux fussent hostiles aux intérêts du trône et de l’autel, ils ne tardaient pas à disparaître. Certes ce n’était pas Norbert qui lisait.

 

Julien, s’exagérant cette expérience, croyait à Mlle de La Mole la duplicité de Machiavel. Cette scélératesse prétendue était un charme à ses yeux, presque l’unique charme moral qu’elle eût. L’ennui de l’hypocrisie et des propos de vertu le jetait dans cet excès.

 

Il excitait son imagination plus qu’il n’était entraîné par son amour.

 

C’était après s’être perdu en rêveries sur l’élégance de la taille de Mlle de La Mole, sur l’excellent goût de sa toilette, sur la blancheur de sa main, sur la beauté de son bras, sur la disinvoltura de tous ses mouvements, qu’il se trouvait amoureux. Alors, pour achever le charme, il la croyait une Catherine de Médicis. Rien n’était trop profond ou trop scélérat pour le caractère qu’il lui prêtait. C’était l’idéal des Maslon, des Frilair et des Castanède par lui admirés dans sa jeunesse. C’était en un mot pour lui l’idéal de Paris.

 

Y eut-il jamais rien de plus plaisant que de croire de la profondeur ou de la scélératesse au caractère parisien ?

 

Il est possible que ce trio se moque de moi, pensait Julien. On connaît bien peu son caractère, si l’on ne voit pas déjà l’expression sombre et froide que prirent ses regards en répondant à ceux de Mathilde. Une ironie amère repoussa les assurances d’amitié que Mlle de La Mole étonnée osa hasarder deux ou trois fois.

 

Piqué par cette bizarrerie soudaine, le cœur de cette jeune fille naturellement froid, ennuyé, sensible à l’esprit, devint aussi passionné qu’il était dans sa nature de l’être. Mais il y avait aussi beaucoup d’orgueil dans le caractère de Mathilde, et la naissance d’un sentiment qui faisait dépendre d’un autre tout son bonheur fut accompagnée d’une sombre tristesse.

 

Julien avait déjà assez profité depuis son arrivée à Paris pour distinguer que ce n’était pas là la tristesse sèche de l’ennui. Au lieu d’être avide, comme autrefois, de soirées, de spectacles et de distractions de tous genres, elle les fuyait.

 

La musique chantée par des Français ennuyait Mathilde à la mort, et cependant Julien, qui se faisait un devoir d’assister à la sortie de l’Opéra, remarqua qu’elle s’y faisait mener le plus souvent qu’elle pouvait. Il crut distinguer qu’elle avait perdu un peu de la mesure parfaite qui brillait dans toutes ses actions. Elle répondait quelquefois à ses amis par des plaisanteries outrageantes à force de piquante énergie. Il lui sembla qu’elle prenait en guignon le marquis de Croisenois. Il faut que ce jeune homme aime furieusement l’argent, pour ne pas planter là cette fille, si riche qu’elle soit! pensait Julien. Et pour lui, indigné des outrages faits à la dignité masculine, il redoublait de froideur envers elle. Souvent il alla jusqu’aux réponses peu polies.

 

Quelque résolu qu’il fût à ne pas être dupe des marques d’intérêt de Mathilde, elles étaient si évidentes de certains jours, et Julien, dont les yeux commençaient à se dessiller, la trouvait si jolie, qu’il en était quelquefois embarrassé.

 

L’adresse et la longanimité de ces jeunes gens du grand monde finiraient par triompher de mon peu d’expérience, se dit-il ; il faut partir et mettre un terme à tout ceci. Le marquis venait de lui confier l’administration d’une quantité de petites terres et de maisons qu’il possédait dans le bas Languedoc. Un voyage était nécessaire : M. de La Mole y consentit avec peine. Excepté pour les matières de haute ambition, Julien était devenu un autre lui-même.

 

Au bout du compte, ils ne m’ont point attrapé, se disait Julien en préparant son départ. Que les plaisanteries que Mlle de La Mole fait à ces messieurs soient réelles ou seulement destinées à m’inspirer de la confiance, je m’en suis amusé.

 

S’il n’y a pas conspiration contre le fils du charpentier, Mlle de La Mole est inexplicable, mais elle l’est pour le marquis de Croisenois du moins autant que pour moi. Hier, par exemple, son humeur était bien réelle, et j’ai eu le plaisir de faire bouquer par ma faveur un jeune homme aussi noble et aussi riche que je suis gueux et plébéien. Voilà le plus beau de mes triomphes ; il m’égaiera dans ma chaise de poste, en courant les plaines du Languedoc.

 

Il avait fait de son départ un secret, mais Mathilde savait mieux que lui qu’il allait quitter Paris le lendemain, et pour longtemps. Elle eut recours à un mal de tête fou, qu’augmentait l’air étouffé du salon. Elle se promena beaucoup dans le jardin, et poursuivit tellement de ses plaisanteries mordantes Norbert, le marquis de Croisenois, Caylus, de Luz et quelques autres jeunes gens qui avaient dîné à l’hôtel de La Mole, qu’elle les força de partir. Elle regardait Julien d’une façon étrange.

 

Ce regard est peut-être une comédie, pensa Julien ; mais cette respiration pressée, mais tout ce trouble! Bah! se dit-il, qui suis-je pour juger de toutes ces choses ? Il s’agit ici de ce qu’il y a de plus sublime et de plus fin parmi les femmes de Paris. Cette respiration pressée qui a été sur le point de me toucher, elle l’aura étudiée chez Léontine Fay qu’elle aime tant.

 

Ils étaient restés seuls ; la conversation languissait évidemment. Non! Julien ne sent rien pour moi, se disait Mathilde vraiment malheureuse.

 

Comme il prenait congé d’elle, elle lui serra le bras avec force :

 

– Vous recevrez ce soir une lettre de moi, lui dit-elle d’une voix tellement altérée, que le son n’en était pas reconnaissable.

 

Cette circonstance toucha sur-le-champ Julien.

 

– Mon père, continua-t-elle, a une juste estime pour les services que vous lui rendez. Il faut ne pas partir demain ; trouvez un prétexte. Et elle s’éloigna en courant.

 

Sa taille était charmante. Il était impossible d’avoir un plus joli pied, elle courait avec une grâce qui ravit Julien ; mais devinerait-on à quoi fut sa seconde pensée après qu’elle eut tout à fait disparu ? Il fut offensé du ton impératif avec lequel elle avait dit ce mot il faut. Louis XV aussi, au moment de mourir, fut vivement piqué du mot il faut, maladroitement employé par son premier médecin, et Louis XV pourtant n’était pas un parvenu.

 

Une heure après, un laquais remit une lettre à Julien ; c’était tout simplement une déclaration d’amour.

 

Il n’y a pas trop d’affectation dans le style, se dit Julien, cherchant par ses remarques littéraires à contenir la joie qui contractait ses joues et le forçait à rire malgré lui.

 

Enfin moi, s’écria-t-il tout à coup, la passion étant trop forte pour être contenue, moi, pauvre paysan, j’ai donc une déclaration d’amour d’une grande dame!

 

Quant à moi, ce n’est pas mal, ajouta-t-il en comprimant sa joie le plus possible. J’ai su conserver la dignité de mon caractère. Je n’ai point dit que j’aimais. Il se mit à étudier la forme des caractères ; Mlle de La Mole avait une jolie petite écriture anglaise. Il avait besoin d’une occupation physique pour se distraire d’une joie qui allait jusqu’au délire.

 

« Votre départ m’oblige à parler… Il serait au-dessus de mes forces de ne plus vous voir. »

 

Une pensée vint frapper Julien comme une découverte, interrompre l’examen qu’il faisait de la lettre de Mathilde, et redoubler sa joie. Je l’emporte sur le marquis de Croisenois, s’écria-t-il, moi, qui ne dis que des choses sérieuses! Et lui est si joli! il a des moustaches, un charmant uniforme ; il trouve toujours à dire, juste au moment convenable, un mot spirituel et fin.

 

Julien eut un instant délicieux ; il errait à l’aventure dans le jardin, fou de bonheur.

 

Plus tard, il monta à son bureau et se fit annoncer chez le marquis de La Mole, qui heureusement n’était pas sorti. Il lui prouva facilement, en lui montrant quelques papiers marqués arrivés de Normandie, que le soin des procès normands l’obligeait à différer son départ pour le Languedoc.

 

– Je suis bien aise que vous ne partiez pas, lui dit le marquis, quand ils eurent fini de parler d’affaires, j’aime à vous voir. Julien sortit ; ce mot le gênait.

 

Et moi, je vais séduire sa fille! rendre impossible peut-être ce mariage avec le marquis de Croisenois, qui fait le charme de son avenir : s’il n’est pas duc, du moins sa fille aura un tabouret. Julien eut l’idée de partir pour le Languedoc malgré la lettre de Mathilde, malgré l’explication donnée au marquis. Cet éclair de vertu disparut bien vite.

 

Que je suis bon, se dit-il ; moi, plébéien, avoir pitié d’une famille de ce rang! Moi, que le duc de Chaulnes appelle un domestique! Comment le marquis augmente-t-il son immense fortune ? En vendant de la rente, quand il apprend au château qu’il y aura le lendemain apparence de coup d’État. Et moi, jeté au dernier rang par une Providence marâtre, moi à qui elle a donné un cœur noble et pas mille francs de rente, c’est-à-dire pas de pain, exactement parlant pas de pain ; moi, refuser un plaisir qui s’offre! Une source limpide qui vient étancher ma soif dans le désert brûlant de la médiocrité que je traverse si péniblement! Ma foi, pas si bête ; chacun pour soi dans ce désert d’égoïsme qu’on appelle la vie.

 

Et il se rappela quelques regards remplis de dédain, à lui adressés par Mme de La Mole, et surtout par les dames ses amies.

 

Le plaisir de triompher du marquis de Croisenois vint achever la déroute de ce souvenir de vertu.

 

Que je voudrais qu’il se fâchât! dit Julien ; avec quelle assurance je lui donnerais maintenant un coup d’épée. Et il faisait le geste du coup de seconde. Avant ceci, j’étais un cuistre, abusant bassement d’un peu de courage. Après cette lettre, je suis son égal.

 

Oui, se disait-il avec une volupté infinie et en parlant lentement, nos mérites, au marquis et à moi, ont été pesés, et le pauvre charpentier du Jura l’emporte.

 

Bon! s’écria-t-il, voilà la signature de ma réponse trouvée. N’allez pas vous figurer, Mlle de La Mole, que j’oublie mon état. Je vous ferai comprendre et bien sentir que c’est pour le fils d’un charpentier que vous trahissez un descendant du fameux Guy de Croisenois, qui suivit saint Louis à la croisade.

 

Julien ne pouvait contenir sa joie. Il fut obligé de descendre au jardin. Sa chambre, où il s’était enfermé à clef, lui semblait trop étroite pour y respirer.

 

Moi, pauvre paysan du Jura, se répétait-il sans cesse, moi, condamné à porter toujours ce triste habit noir! Hélas! vingt ans plus tôt, j’aurais porté l’uniforme comme eux! Alors un homme comme moi était tué, ou général à trente-six ans. Cette lettre, qu’il tenait serrée dans sa main, lui donnait la taille et l’attitude d’un héros. Maintenant, il est vrai, avec cet habit noir, à quarante ans, on a cent mille francs d’appointements et le cordon bleu, comme M. l’évêque de Beauvais.

 

Eh bien! se dit-il en riant comme Méphistophélès, j’ai plus d’esprit qu’eux ; je sais choisir l’uniforme de mon siècle. Et il sentit redoubler son ambition et son attachement à l’habit ecclésiastique. Que de cardinaux nés plus bas que moi et qui ont gouverné! mon compatriote Granvelle, par exemple.

 

Peu à peu l’agitation de Julien se calma ; la prudence surnagea. Il se dit, comme son maître Tartufe, dont il savait le rôle par cœur :

 

Je puis croire ces mots un artifice honnête…

 

 

Je ne me fierai point à des propos si doux,

 

Qu’un peu de ses faveurs, après quoi je soupire,

 

Ne vienne m’assurer tout ce qu’ils m’ont pu dire.

 

Tartufe, acte IV, scène V.

 

Tartufe aussi fut perdu par une femme, et il en valait bien un autre… Ma réponse peut être montrée… à quoi nous trouvons ce remède, ajouta-t-il en prononçant lentement, et avec l’accent de la férocité qui se contient, nous la commençons par les phrases les plus vives de la lettre de la sublime Mathilde.

 

Oui, mais quatre laquais de M. de Croisenois se précipitent sur moi et m’arrachent l’original.

 

Non, car je suis bien armé, et j’ai l’habitude, comme on sait, de faire feu sur les laquais.

 

Eh bien! l’un d’eux a du courage ; il se précipite sur moi. On lui a promis cent napoléons. Je le tue ou je le blesse, à la bonne heure, c’est ce qu’on demande. On me jette en prison fort légalement ; je parais en police correctionnelle, et l’on m’envoie, avec toute justice et équité de la part des juges, tenir compagnie dans Poissy à MM. Fontan et Magallon. Là, je couche avec quatre cents gueux pêle-mêle… Et j’aurais quelque pitié de ces gens-là, s’écria-t-il en se levant impétueusement! En ont-ils pour les gens du tiers état, quand ils les tiennent ? Ce mot fut le dernier soupir de sa reconnaissance pour M. de La Mole qui, malgré lui, le tourmentait jusque-là.

 

Doucement, messieurs les gentilshommes, je comprends ce petit trait de machiavélisme ; l’abbé Maslon ou M. Castanède du séminaire n’auraient pas mieux fait. Vous m’enlèverez la lettre provocatrice, et je serai le second tome du colonel Caron à Colmar.

 

Un instant, messieurs, je vais envoyer la lettre fatale en dépôt dans un paquet bien cacheté à M. l’abbé Pirard. Celui-là est honnête homme, janséniste, et en cette qualité à l’abri des séductions du budget. Oui, mais il ouvre les lettres… c’est à Fouqué que j’enverrai celle-ci.

 

Il faut en convenir, le regard de Julien était atroce, sa physionomie hideuse ; elle respirait le crime sans alliage. C’était l’homme malheureux en guerre avec toute la société.

 

Aux armes! s’écria Julien. Et il franchit d’un saut les marches du perron de l’hôtel. Il entra dans l’échoppe de l’écrivain du coin de la rue, il lui fit peur. Copiez, lui dit-il en lui donnant la lettre de Mlle de La Mole.

 

Pendant que l’écrivain travaillait, il écrivit lui-même à Fouqué ; il le priait de lui conserver un dépôt précieux. Mais, se dit-il en s’interrompant, le cabinet noir à la poste ouvrira ma lettre et vous rendra celle que vous cherchez… ; non, messieurs. Il alla acheter une énorme Bible chez un libraire protestant, cacha fort adroitement la lettre de Mathilde dans la couverture, fit emballer le tout, et son paquet partit par la diligence, adressé à un des ouvriers de Fouqué, dont personne à Paris ne savait le nom.

 

Cela fait, il rentra joyeux et leste à l’hôtel de La Mole. À nous! maintenant, s’écria-t-il, en s’enfermant à clef dans sa chambre, et jetant son habit :

 

« Quoi! mademoiselle, écrivait-il à Mathilde, c’est Mlle de La Mole qui, par les mains d’Arsène, laquais de son père, fait remettre une lettre trop séduisante à un pauvre charpentier du Jura, sans doute pour se jouer de sa simplicité… » Et il transcrivait les phrases les plus claires de la lettre qu’il venait de recevoir.

 

La sienne eût fait honneur à la prudence diplomatique de M. le chevalier de Beauvoisis. Il n’était encore que dix heures ; Julien, ivre de bonheur et du sentiment de sa puissance, si nouveau pour un pauvre diable, entra à l’Opéra italien. Il entendit chanter son ami Geronimo. Jamais la musique ne l’avait exalté à ce point. Il était un dieu.

Chapitre XIV. Pensées d’une jeune fille

 

Que de perplexités! Que de nuits passées sans sommeil! Grand Dieu! vais-je me rendre méprisable ? Il me méprisera lui-même. Mais il part, il s’éloigne.

 

Alfred DE MUSSET.

 

Ce n’était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu’eût été le commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il domina l’orgueil qui, depuis qu’elle se connaissait, régnait seul dans son cœur. Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné. Mais s’il dominait l’orgueil, il était encore fidèle aux habitudes de l’orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelèrent pour ainsi dire tout son être moral.

 

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes courageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre la dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui répondre, et lui conseilla d’aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.

 

La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par les Caylus, les de Luz, les Croisenois, avait assez peu d’empire sur son âme ; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre ; elle les eût consultés s’il eût été question d’acheter une calèche ou une terre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d’elle.

 

Peut-être aussi n’a-t-il que les apparences d’un homme supérieur ?

 

Elle abhorrait le manque de caractère, c’était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l’entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s’écarte de la mode, ou la suit mal croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.

 

Ils étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves ? se disait-elle : en duel. Mais le duel n’est plus qu’une cérémonie. Tout en est su d’avance, même ce que l’on doit dire en tombant. Étendu sur le gazon, et la main sur le cœur, il faut un pardon généreux pour l’adversaire et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d’exciter les soupçons.

 

On brave le danger à la tête d’un escadron tout brillant d’acier, mais le danger solitaire, singulier, imprévu, vraiment laid ?

 

Hélas! se disait Mathilde, c’était à la cour de Henri III que l’on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance! Ah! si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n’aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Français n’étaient pas des poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres perplexités.

 

Leur vie n’était pas emprisonnée comme une momie d’Égypte, sous une enveloppe toujours commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir, en sortant de l’hôtel de Soissons, habité par Catherine de Médicis, qu’aujourd’hui à courir à Alger. La vie d’un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation a chassé le hasard, plus d’imprévu. S’il paraît dans les idées, il n’est pas assez d’épigrammes pour lui ; s’il paraît dans les événements, aucune lâcheté n’est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux! Qu’aurait dit Boniface de La Mole, si, levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût vu, en 1793, dix-sept de ses descendants se laisser prendre comme des moutons, pour être guillotinés deux jours après ? La mort était certaine, mais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah! dans les temps héroïques de la France, au siècle de Boniface de La Mole, Julien eût été le chef d’escadron, et mon frère le jeune prêtre aux mœurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.

 

Quelques mois auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se permettant d’écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille, pouvait la déshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son grand-père, et de tout l’hôtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projeté, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-là, les jours où elle avait écrit une de ses lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n’étaient que des réponses.

 

Ici elle osait dire qu’elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible!) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.

 

Cette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère eût osé prendre son parti ? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le coup de l’affreux mépris de salons ?

 

Et encore parler était affreux, mais écrire! Il est des choses qu’on n’écrit pas, s’écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et c’était Julien qui lui avait conté ce mot! comme lui faisant d’avance une leçon.

 

Mais tout cela n’était rien encore, l’angoisse de Mathilde avait d’autres causes. Oubliant l’effet horrible sur la société, la tache ineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait écrire à un être d’une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.

 

La profondeur, l’inconnu du caractère de Julien eussent effrayé, même en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-être son maître!

 

Quelles ne seront pas ses prétentions, si jamais il peut tout sur moi ? Eh bien! je me dirai comme Médée : Au milieu de tant de périls, il me reste MOI.

 

Julien n’avait nulle vénération pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-être il n’avait nul amour pour elle!

 

Dans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les idées d’orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d’une fille comme moi, s’écria Mathilde impatientée. Alors l’orgueil qu’on lui avait inspiré dès le berceau se battait contre la vertu. Ce fut dans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.

 

(De tels caractères sont heureusement fort rares.)

 

Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle très pesante chez le portier ; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour à la femme de chambre de Mlle de La Mole. Cette manœuvre peut n’avoir aucun résultat, se dit-il, mais si elle réussit, elle me croit parti. Il s’endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l’œil.

 

Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l’hôtel sans être aperçu, mais il rentra avant huit heures.

 

À peine était-il dans la bibliothèque, que Mlle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu’il était de son devoir de lui parler ; rien n’était plus commode, du moins, mais Mlle de La Mole ne voulut pas l’écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que lui dire.

 

Si tout ceci n’est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l’amour baroque que cette fille de si haute naissance s’avise d’avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu’il ne convient, si jamais je me laissais entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu’il n’avait jamais été.

 

Dans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l’orgueil de la naissance sera comme une colline élevée, formant position militaire entre elle et moi. C’est là-dessus qu’il faut manœuvrer. J’ai fort mal fait de rester à Paris ; cette remise de mon départ m’avilit et m’expose, si tout ceci n’est qu’un jeu. Quel danger y avait-il à partir ? Je me moquais d’eux, s’ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je centuplais cet intérêt.

 

La lettre de Mlle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.

 

C’était une fatalité de son caractère d’être extrêmement sensible à ses fautes. Il était fort contrarié de celle-ci, et ne songeait presque plus à la victoire incroyable qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers les neuf heures, Mlle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothèque, lui jeta une lettre et s’enfuit.

 

Il paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L’ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu.

 

On lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu’il annonça, vers la fin de sa réponse, son départ décidé pour le lendemain matin.

 

Cette lettre terminée : Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de Mlle de La Mole.

 

Elle était au premier étage, à côté de l’appartement de sa mère, mais il y avait un grand entresol.

 

Ce premier était tellement élevé, qu’en se promenant sous l’allée de tilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait être aperçu de la fenêtre de Mlle de La Mole. La voûte formée par les tilleuls, fort bien taillés, interceptait la vue. Mais quoi! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence! Si l’on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre à la main, c’est servir mes ennemis.

 

La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa sœur, et si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

 

Mlle de La Mole parut derrière sa vitre ; il montra sa lettre à demi ; elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

 

Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre Mme de Rênal, se dit Julien, quand, même après six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi! De sa vie, je crois, elle ne m’a regardé avec des yeux riants.

 

Il ne s’exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse ; avait-il honte de la futilité des motifs ? Mais aussi quelle différence, ajoutait sa pensée, dans l’élégance de la robe du matin, dans l’élégance de la tournure! En apercevant Mlle de La Mole à trente pas de distance, un homme de goût devinerait le rang qu’elle occupe dans la société. Voilà ce qu’on peut appeler un mérite explicite.

 

Tout en plaisantant, Julien ne s’avouait pas encore toute sa pensée ; Mme de Rênal n’avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n’avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu’il n’y a plus de Maugirons.

 

À cinq heures, Julien reçut une troisième lettre ; elle lui fut lancée de la porte de la bibliothèque. Mlle de La Mole s’enfuit encore. Quelle manie d’écrire! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commodément! L’ennemi veut avoir de mes lettres, c’est clair, et plusieurs! Il ne se hâtait point d’ouvrir celle-ci. Encore des phrases élégantes, pensait-il ; mais il pâlit en lisant. Il n’y avait que huit lignes.

 

« J’ai besoin de vous parler : il faut que je vous parle, ce soir ; au moment où une heure après minuit sonnera, trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits ; placez-la contre ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune : n’importe. »


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