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Chapitre III. Les Premiers pas



 

Cette immense vallée remplie de lumières éclatantes et de tant de milliers d’hommes éblouit ma vue. Pas un ne me connaît, tous me sont supérieurs. Ma tête se perd.

 

Poemi dell’ av. REINA.

 

Le lendemain de fort bonne heure, Julien faisait des copies de lettres dans la bibliothèque, lorsque Mlle Mathilde y entra par une petite porte de dégagement, fort bien cachée avec des dos de livres. Pendant que Julien admirait cette invention, Mlle Mathilde paraissait fort étonnée et assez contrariée de le rencontrer là. Julien lui trouva en papillotes l’air dur, hautain et presque masculin. Mlle de La Mole avait le secret de voler des livres dans la bibliothèque de son père, sans qu’il y parût. La présence de Julien rendait inutile sa course de ce matin, ce qui la contraria d’autant plus, qu’elle venait chercher le second volume de La Princesse de Babylone de Voltaire, digne complément d’une éducation éminemment monarchique et religieuse, chef-d’œuvre du Sacré-Cœur! Cette pauvre fille, à dix-neuf ans, avait déjà besoin du piquant de l’esprit pour s’intéresser à un roman.

 

Le comte Norbert parut dans la bibliothèque vers les trois heures ; il venait étudier un journal, pour pouvoir parler politique le soir, et fut bien aise de rencontrer Julien, dont il avait oublié l’existence. Il fut parfait pour lui ; il lui offrit de monter à cheval.

 

– Mon père nous donne congé jusqu’au dîner.

 

Julien comprit ce nous et le trouva charmant.

 

– Mon Dieu, monsieur le comte, dit Julien, s’il s’agissait d’abattre un arbre de quatre-vingts pieds de haut, de l’équarrir et d’en faire des planches, je m’en tirerais bien, j’ose le dire ; mais monter à cheval, cela ne m’est pas arrivé six fois en ma vie.

 

– Eh bien, ce sera la septième, dit Norbert.

 

Au fond, Julien se rappelait l’entrée du roi de ***, à Verrières, et croyait monter à cheval supérieurement. Mais, en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba en voulant éviter brusquement un cabriolet et se couvrit de boue. Bien lui prit d’avoir deux habits. Au dîner, le marquis, voulant lui adresser la parole, lui demanda des nouvelles de sa promenade ; Norbert se hâta de répondre en termes généraux.

 

– Monsieur le comte est plein de bontés pour moi, reprit Julien, je l’en remercie, et j’en sens tout le prix. Il a daigné me faire donner le cheval le plus doux et le plus joli ; mais enfin il ne pouvait pas m’y attacher, et, faute de cette précaution, je suis tombé au beau milieu de cette rue si longue, près du pont.

 

Mlle Mathilde essaya en vain de dissimuler un éclat de rire, ensuite son indiscrétion demanda des détails. Julien s’en tira avec beaucoup de simplicité ; il eut de la grâce sans le savoir.

 

– J’augure bien de ce petit prêtre, dit le marquis à l’académicien ; un provincial simple en pareille occurrence! C’est ce qui ne s’est jamais vu et ne se verra plus ; et encore il raconte son malheur devant des dames!

 

Julien mit tellement les auditeurs à leur aise sur son infortune, qu’à la fin du dîner, lorsque la conversation générale eut pris un autre cours, Mlle Mathilde faisait des questions à son frère sur les détails de l’événements malheureux. Ses questions se prolongeant, et Julien rencontrant ses yeux plusieurs fois, il osa répondre directement, quoiqu’il ne fût pas interrogé, et tous trois finirent par rire, comme auraient pu faire trois jeunes habitants d’un village au fond d’un bois.

 

Le lendemain, Julien assista à deux cours de théologie, et revint ensuite transcrire une vingtaine de lettres. Il trouva établi près de lui, dans la bibliothèque, un jeune homme mis avec beaucoup de soin, mais la tournure était mesquine et la physionomie celle de l’envie.

 

Le marquis entra.

 

– Que faites-vous ici, monsieur Tanbeau ? dit-il au nouveau venu d’un ton sévère.

 

– Je croyais…, reprit le jeune homme en souriant bassement.

 

– Non, monsieur, vous ne croyiez pas. Ceci est un essai, mais il est malheureux.

 

Le jeune Tanbeau se leva furieux et disparu. C’était un neveu de l’académicien ami de Mme de La Mole, il se destinait aux lettres. L’académicien avait obtenu que le marquis le prendrait pour secrétaire. Tanbeau, qui travaillait dans une chambre écartée, ayant su la faveur dont Julien était l’objet, voulut la partager, et le matin il était venu établir son écritoire dans la bibliothèque.

 

À quatre heures, Julien osa, après un peu d’hésitation, paraître chez le comte Norbert. Celui-ci allait monter à cheval, et fut embarrassé, car il était parfaitement poli.

 

– Je pense, dit-il à Julien, que bientôt vous irez au manège ; et après quelques semaines, je serai ravi de monter à cheval avec vous.

 

– Je voulais avoir l’honneur de vous remercier des bontés que vous avez eues pour moi ; croyez, monsieur, ajouta Julien d’un air fort sérieux, que je sens tout ce que je vous dois. Si votre cheval n’est pas blessé par suite de ma maladresse d’hier, et s’il est libre, je désirerais le monter ce matin.

 

– Ma foi, mon cher Sorel, à vos risques et périls. Supposez que je vous aie fait toutes les objections que réclame la prudence ; le fait est qu’il est quatre heures, nous n’avons pas de temps à perdre.

 

Une fois qu’il fut à cheval :

 

– Que faut-il faire pour ne pas tomber ? dit Julien au jeune comte.

 

– Bien des choses, répondit Norbert en riant aux éclats : par exemple, tenir le corps en arrière.

 

Julien prit le grand trot. On était sur la place Louis XVI.

 

– Ah! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menées par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps ; ils n’iront pas risquer de gâter la bouche de leur cheval en l’arrêtant tout court.

 

Vingt fois Norbert vit Julien sur le point de tomber ; mais enfin la promenade finit sans accident. En rentrant, le jeune comte dit à sa sœur :

 

– Je vous présente un hardi casse-cou.

 

À dîner, parlant à son père, d’un bout de la table à l’autre, il rendit justice à la hardiesse de Julien ; c’était tout ce qu’on pouvait louer dans sa façon de monter à cheval. Le jeune comte avait entendu le matin les gens qui pansaient les chevaux dans la cour prendre texte de la chute de Julien pour se moquer de lui outrageusement.

 

Malgré tant de bonté, Julien se sentit bientôt parfaitement isolé au milieu de cette famille. Tous les usages lui semblaient singuliers, et il manquait à tous. Ses bévues faisaient la joie des valets de chambre.

 

L’abbé Pirard était parti pour sa cure. Si Julien est un faible roseau, qu’il périsse ; si c’est un homme de cœur, qu’il se tire d’affaire tout seul, pensait-il.

Chapitre IV. L’Hôtel de La Mole

 

Que fait-il ici… s’y plairait-il ? penserait-il y plaire ?

 

RONSARD.

 

Si tout semblait étrange à Julien, dans le noble salon de l’hôtel de La Mole, ce jeune homme, pâle et vêtu de noir, semblait à son tour fort singulier aux personnes qui daignaient le remarquer. Mme de La Mole proposa à son mari de l’envoyer en mission les jours où l’on avait à dîner certains personnages.

 

– J’ai envie de pousser l’expérience jusqu’au bout, répondit le marquis. L’abbé Pirard prétend que nous avons tort de briser l’amour-propre des gens que nous admettons auprès de nous. On ne s’appuie que sur ce qui résiste, etc. Celui-ci n’est inconvenant que par sa figure inconnue, c’est du reste un sourd-muet.

 

Pour que je puisse m’y reconnaître, il faut, se dit Julien, que j’écrive les noms et un mot sur le caractère des personnages que je vois arriver dans ce salon.

 

Il plaça en première ligne cinq ou six amis de la maison, qui lui faisaient la cour à tout hasard, le croyant protégé par un caprice du marquis. C’étaient de pauvres hères, plus ou moins plats ; mais il faut le dire à la louange de cette classe d’hommes telle qu’on la trouve aujourd’hui dans les salons de l’aristocratie, ils n’étaient pas plats également pour tous. Tel d’entre eux se fût laissé malmener par le marquis, qui se fût révolté contre un mot dur à lui adressé par Mme de La Mole.

 

Il y avait trop de fierté et trop d’ennui au fond du caractère des maîtres de la maison ; ils étaient trop accoutumés à outrager pour se désennuyer, pour qu’ils pussent espérer de vrais amis. Mais, excepté les jours de pluie, et dans les moments d’ennui féroce, qui étaient rares, on les trouvait toujours d’une politesse parfaite.

 

Si les cinq ou six complaisants qui témoignaient une amitié si paternelle à Julien eussent déserté l’hôtel de La Mole, la marquise eût été exposée à de grands moments de solitude ; et, aux yeux des femmes de ce rang, la solitude est affreuse : c’est l’emblème de la disgrâce.

 

Le marquis était parfait pour sa femme ; il veillait à ce que son salon fût suffisamment garni ; non pas de pairs, il trouvait ses nouveaux collègues pas assez nobles pour venir chez lui comme amis, pas assez amusants pour y être admis comme subalternes.

 

Ce ne fut que bien plus tard que Julien pénétra ces secrets. La politique dirigeante qui fait l’entretien des maisons bourgeoises n’est abordée dans celles de la classe du marquis que dans les instants de détresse.

 

Tel est encore, même dans ce siècle ennuyé, l’empire de la nécessité de s’amuser que même les jours de dîners, à peine le marquis avait-il quitté le salon, que tout le monde s’enfuyait. Pourvu qu’on ne plaisantât ni de Dieu, ni des prêtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protégés par la cour, ni de tout ce qui est établi ; pourvu qu’on ne dît du bien ni de Béranger, ni des journaux de l’opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler ; pourvu surtout qu’on ne parlât jamais politique, on pouvait librement raisonner de tout.

 

Il n’y a pas de cent mille écus de rente ni de cordon bleu qui puissent lutter contre une telle charte de salon. La moindre idée vive semblait une grossièreté. Malgré le bon ton, la politesse parfaite, l’envie d’être agréable, l’ennui se lisait sur tous les fronts. Les jeunes gens qui venaient rendre des devoirs, ayant peur de parler de quelque chose qui fît soupçonner une pensée, ou de trahir quelque lecture prohibée, se taisaient après quelques mots bien élégants sur Rossini et le temps qu’il faisait.

 

Julien observa que la conversation était ordinairement maintenue vivante par deux vicomtes et cinq barons que M. de La Mole avait connus dans l’émigration. Ces messieurs jouissaient de six à huit mille livres de rente ; quatre tenaient pour La Quotidienne, et trois pour La Gazette de France. L’un d’eux avait tous les jours à raconter quelque anecdote du Château où le mot admirable n’était pas épargné. Julien remarqua qu’il avait cinq croix, les autres n’en avaient en général que trois.

 

En revanche, on voyait dans l’antichambre dix laquais en livrée, et toute la soirée on avait des glaces ou du thé tous les quarts d’heure ; et, sur le minuit, une espèce de souper avec du vin de Champagne.

 

C’était la raison qui quelquefois faisait rester Julien jusqu’à la fin ; du reste, il ne comprenait presque pas que l’on pût écouter sérieusement la conversation ordinaire de ce salon si magnifiquement doré. Quelquefois il regardait les interlocuteurs, pour voir si eux-mêmes ne se moquaient pas de ce qu’ils disaient. Mon M. de Maistre, que je sais par cœur, a dit cent fois mieux, pensait-il, et encore est-il bien ennuyeux.

 

Julien n’était pas le seul à s’apercevoir de l’asphyxie morale. Les uns se consolaient en prenant force glaces ; les autres par le plaisir de dire tout le reste de la soirée : je sors de l’hôtel de La Mole, où j’ai su que la Russie, etc.

 

Julien apprit, d’un des complaisants, qu’il n’y avait pas encore six mois que Mme de La Mole avait récompensé une assiduité de plus de vingt années en faisant préfet le pauvre baron Le Bourguignon, sous-préfet depuis la Restauration.

 

Ce grand événement avait retrempé le zèle de tous ces messieurs ; ils se seraient fâchés de bien peu de chose auparavant, ils ne se fâchèrent plus de rien. Rarement, le manque d’égards était direct, mais Julien avait déjà surpris, à table, deux ou trois petits dialogues brefs, entre le marquis et sa femme, cruels pour ceux qui étaient placés auprès d’eux. Ces nobles personnages ne dissimulaient pas le mépris sincère pour tout ce qui n’était pas issu de gens montant dans les carrosses du roi. Julien observa que le mot croisade était le seul qui donnât à leur figure l’expression du sérieux profond, mêlé de respect. Le respect ordinaire avait toujours une nuance de complaisance.

 

Au milieu de cette magnificence et de cet ennui, Julien ne s’intéressait à rien qu’à M. de La Mole ; il l’entendit avec plaisir protester un jour qu’il n’était pour rien dans l’avancement de ce pauvre Le Bourguignon. C’était une attention pour la marquise : Julien savait la vérité par l’abbé Pirard.

 

Un matin que l’abbé travaillait avec Julien, dans la bibliothèque du marquis, à l’éternel procès de Frilair :

 

– Monsieur, dit Julien tout à coup, dîner tous les jours avec Mme la marquise, est-ce un de mes devoirs, ou est-ce une bonté que l’on a pour moi ?

 

– C’est un honneur insigne! reprit l’abbé, scandalisé. Jamais M. N… l’académicien, qui, depuis quinze ans, fait une cour assidue, n’a pu l’obtenir pour son neveu M. Tanbeau.

 

– C’est pour moi, monsieur, la partie la plus pénible de mon emploi. Je m’ennuyais moins au séminaire. Je vois bâiller quelquefois jusqu’à Mlle de La Mole, qui pourtant doit être accoutumée à l’amabilité des amis de la maison. J’ai peur de m’endormir. De grâce, obtenez-moi la permission d’aller dîner à quarante sous dans quelque auberge obscure.

 

L’abbé, véritable parvenu, était fort sensible à l’honneur de dîner avec un grand seigneur. Pendant qu’il s’efforçait de faire comprendre ce sentiment par Julien, un bruit léger leur fit tourner la tête. Julien vit Mlle de La Mole qui écoutait. Il rougit. Elle était venue chercher un livre et avait tout entendu ; elle prit quelque considération pour Julien. Celui-là n’est pas né à genoux, pensa-t-elle, comme ce vieil abbé. Dieu! qu’il est laid.

 

À dîner, Julien n’osait pas regarder Mlle de La Mole, mais elle eut la bonté de lui adresser la parole. Ce jour-là, on attendait beaucoup de monde, elle l’engagea à rester. Les jeunes filles de Paris n’aiment guère les gens d’un certain âge, surtout quand ils sont mis sans soin. Julien n’avait pas eu besoin de beaucoup de sagacité pour s’apercevoir que les collègues de M. Le Bourguignon, restés dans le salon, avaient l’honneur d’être l’objet ordinaire des plaisanteries de Mlle de La Mole. Ce jour-là, qu’il y eût ou non de l’affectation de sa part, elle fut cruelle pour les ennuyeux.

 

Mlle de La Mole était le centre d’un petit groupe qui se formait presque tous les soirs derrière l’immense bergère de la marquise. Là, se trouvaient le marquis de Croisenois, le comte de Caylus, le vicomte de Luz et deux ou trois autres jeunes officiers amis de Norbert ou de sa sœur. Ces messieurs s’asseyaient sur un grand canapé bleu. À l’extrémité du canapé opposée à celle qu’occupait la brillante Mathilde, Julien était placé silencieusement sur une petite chaise de paille assez basse. Ce poste modeste était envié par tous les complaisants ; Norbert y maintenait décemment le jeune secrétaire de son père, en lui adressant la parole ou en le nommant une ou deux fois par soirée. Ce jour-là, Mlle de La Mole lui demanda quelle pouvait être la hauteur de la montagne sur laquelle est placée la citadelle de Besançon. Jamais Julien ne put dire si cette montagne était plus ou moins haute que Montmartre. Souvent il riait de grand cœur de ce qu’on disait dans ce petit groupe ; mais il se sentait incapable de rien inventer de semblable. C’était comme une langue étrangère qu’il eût comprise, mais qu’il n’eût pu parler.

 

Les amis de Mathilde étaient ce jour-là en hostilité continue avec les gens qui arrivaient dans ce vaste salon. Les amis de la maison eurent d’abord la préférence, comme étant mieux connus. On peut juger si Julien était attentif ; tout l’intéressait, et le fond des choses, et la manière d’en plaisanter.

 

– Ah! voici M. Descoulis, dit Mathilde, il n’a plus de perruque ; est-ce qu’il voudrait arriver à la préfecture par le génie ? Il étale ce front chauve qu’il dit rempli de hautes pensées.

 

– C’est un homme qui connaît toute la terre, dit le marquis de Croisenois ; il vient aussi chez mon oncle le cardinal. Il est capable de cultiver un mensonge auprès de chacun de ses amis, pendant des années de suite, et il a deux ou trois cents amis. Il sait alimenter l’amitié, c’est son talent. Tel que vous le voyez, il est déjà crotté, à la porte d’un de ses amis, dès les sept heures du matin en hiver.

 

Il se brouille de temps en temps, et il écrit sept ou huit lettres pour la brouillerie. Puis il se réconcilie, et il a sept ou huit lettres pour les transports d’amitié. Mais c’est dans l’épanchement franc et sincère de l’honnête homme qui ne garde rien sur le cœur, qu’il brille le plus. Cette manœuvre paraît, quand il a quelque service à demander. Un des grands vicaires de mon oncle est admirable quand il raconte la vie de M. Descoulis depuis la Restauration. Je vous l’amènerai.

 

– Bah! je ne croirais pas à ces propos ; c’est jalousie de métier entre petites gens, dit le comte de Caylus.

 

– M. Descoulis aura un nom dans l’histoire, reprit le marquis ; il a fait la Restauration avec l’abbé de Pradt et MM. de Talleyrand et Pozzo di Borgo.

 

– Cet homme a manié des millions, dit Norbert, et je ne conçois pas qu’il vienne ici embourser les épigrammes de mon père, souvent abominables. Combien avez-vous trahi de fois vos amis, mon cher Descoulis ? lui criait-il l’autre jour, d’un bout de la table à l’autre.

 

– Mais est-il vrai qu’il ait trahi ? dit Mlle de La Mole. Qui n’a pas trahi ?

 

– Quoi! dit le comte de Caylus à Norbert, vous avez chez vous M. Sainclair, ce fameux libéral ; et que diable vient-il y faire ? Il faut que je l’approche, que je lui parle, que je le fasse parler ; on dit qu’il a tant d’esprit.

 

– Mais comment ta mère va-t-elle le recevoir ? dit M. de Croisenois. Il a des idées si extravagantes, si généreuses, si indépendantes…

 

– Voyez, dit Mlle de la Mole, voilà l’homme indépendant qui salue jusqu’à terre M. Descoulis, et qui saisit sa main. J’ai presque cru qu’il allait la porter à ses lèvres.

 

– Il faut que Descoulis soit mieux avec le pouvoir que nous ne le croyons, reprit M. de Croisenois.

 

– Sainclair vient ici pour être de l’Académie, dit Norbert ; voyez comme il salue le baron L***, Croisenois.

 

– Il serait moins bas de se mettre à genoux, reprit M. de Luz.

 

– Mon cher Sorel, dit Norbert, vous qui avez de l’esprit, mais qui arrivez de vos montagnes, tâchez de ne jamais saluer comme fait ce grand poète, fût-ce Dieu le père.

 

– Ah! voici l’homme d’esprit par excellence, M. le baron Bâton, dit Mlle de La Mole, imitant un peu la voix du laquais qui venait de l’annoncer.

 

– Je crois que même vos gens se moquent de lui. Quel nom, baron Bâton! dit M. de Caylus.

 

– Que fait le nom ? nous disait-il l’autre jour, reprit Mathilde. Figurez-vous le duc de Bouillon annoncé pour la première fois ; il ne manque au public, à mon égard, qu’un peu d’habitude…

 

Julien quitta le voisinage du canapé. Peu sensible encore aux charmantes finesses d’une moquerie légère, pour rire d’une plaisanterie, il prétendait qu’elle fût fondée en raison. Il ne voyait, dans les propos de ces jeunes gens, que le ton de dénigrement général, et en était choqué. Sa pruderie provinciale ou anglaise allait jusqu’à y voir de l’envie, en quoi assurément il se trompait.

 

Le comte Norbert, se disait-il, à qui j’ai vu faire trois brouillons pour une lettre de vingt lignes à son colonel, serait bien heureux s’il avait écrit de sa vie une page comme celle de M. Sainclair.

 

Passant inaperçu à cause de son peu d’importance, Julien s’approcha successivement de plusieurs groupes ; il suivait de loin le baron Bâton et voulait l’entendre. Cet homme de tant d’esprit avait l’air inquiet, et Julien ne le vit se remettre un peu que lorsqu’il eut trouvé trois ou quatre phrases piquantes. Il sembla à Julien que ce genre d’esprit avait besoin d’espace.

 

Le baron ne pouvait pas dire des mots ; il lui fallait au moins quatre phrases de six lignes chacune pour être brillant.

 

– Cet homme disserte, il ne cause pas, disait quelqu’un derrière Julien. Il se retourna et rougit de plaisir quand il entendit nommer le comte Chalvet. C’est l’homme le plus fin du siècle. Julien avait souvent trouvé son nom dans le Mémorial de Sainte-Hélène et dans les morceaux d’histoire dictés par Napoléon. Le comte Chalvet était bref dans sa parole ; ses traits étaient des éclairs justes, vifs, profonds. S’il parlait d’une affaire, sur-le-champ on voyait la discussion faire un pas. Il y portait des faits, c’était plaisir de l’entendre. Du reste, en politique, il était cynique effronté.

 

– Je suis indépendant, moi, disait-il à un monsieur portant trois plaques, et dont apparemment il se moquait. Pourquoi veut-on que je sois aujourd’hui de la même opinion qu’il y a six semaines ? En ce cas, mon opinion serait mon tyran.

 

Quatre jeunes gens graves, qui l’entouraient, firent la mine ; ces messieurs n’aiment pas le genre plaisant. Le comte vit qu’il était allé trop loin. Heureusement il aperçut l’honnête M. Balland, tartufe d’honnêteté. Le comte se mit à lui parler : on se rapprocha, on comprit que le pauvre Balland allait être immolé. À force de morale et de moralité, quoique horriblement laid, et après des premiers pas dans le monde difficiles à raconter, M. Balland a épousé une femme fort riche, qui est morte ; ensuite une seconde femme fort riche, que l’on ne voit point dans le monde. Il jouit en toute humilité de soixante mille livres de rente, et a lui-même des flatteurs. Le comte Chalvet lui parla de tout cela et sans pitié. Il y eut bientôt autour d’eux un cercle de trente personnes. Tout le monde souriait, même les jeunes gens graves, l’espoir du siècle.

 

Pourquoi vient-il chez M. de la Mole, où il est le plastron évidemment ? pensa Julien. Il se rapprocha de l’abbé Pirard, pour le lui demander.

 

M. Balland s’esquiva.

 

– Bon! dit Norbert, voilà un des espions de mon père parti ; il ne reste plus que le petit boiteux Napier.

 

Serait-ce là le mot de l’énigme ? pensa Julien. Mais, en ce cas, pourquoi le marquis reçoit-il M. Balland ?

 

Le sévère abbé Pirard faisait la mine dans un coin du salon, en entendant les laquais annoncer.

 

– C’est donc une caverne, disait-il comme Bazile, je ne vois arriver que des gens tarés.

 

C’est que le sévère abbé ne connaissait pas ce qui tient à la haute société. Mais, par ses amis les jansénistes, il avait des notions fort exactes sur ces hommes qui n’arrivent dans les salons que par leur extrême finesse au service de tous les partis, ou leur fortune scandaleuse. Pendant quelques minutes, ce soir-là, il répondit d’abondance de cœur aux questions empressées de Julien, puis s’arrêta tout court, désolé d’avoir toujours du mal à dire de tout le monde, et se l’imputant à péché. Bilieux, janséniste, et croyant au devoir de la charité chrétienne, sa vie dans le monde était un combat.

 

– Quelle figure a cet abbé Pirard! disait Mlle de La Mole, comme Julien se rapprochait du canapé.

 

Julien se sentit irrité, mais pourtant elle avait raison, M. Pirard était sans contredit le plus honnête homme du salon, mais sa figure couperosée, qui s’agitait des bourrèlements de sa conscience, le rendait hideux en ce moment. Croyez après cela aux physionomies, pensa Julien ; c’est dans le moment où la délicatesse de l’abbé Pirard se reproche quelque peccadille, qu’il a l’air atroce ; tandis que sur la figure de ce Napier, espion connu de tous, on lit un bonheur pur et tranquille. L’abbé Pirard avait fait cependant de grandes concessions à son parti ; il avait pris un domestique, il était fort bien vêtu.

 

Julien remarqua quelque chose de singulier dans le salon : c’était un mouvement de tous les yeux vers la porte, et un demi-silence subit. Le laquais annonçait le fameux baron de Tolly, sur lequel les élections venaient de fixer tous les regards. Julien s’avança et le vit fort bien. Le baron présidait un collège : il eut l’idée lumineuse d’escamoter les petits carrés de papier portant les votes d’un des partis. Mais, pour qu’il y eût compensation, il les remplaçait à mesure par d’autres petits morceaux de papier portant un nom qui lui était agréable. Cette manœuvre décisive fut aperçue par quelques électeurs qui s’empressèrent de faire compliment au baron de Tolly. Le bonhomme était encore pâle de cette grande affaire. Des esprits mal faits avaient prononcé le mot de galères. M. de La Mole le reçut froidement. Le pauvre baron s’échappa.

 

– S’il nous quitte si vite, c’est pour aller chez M. Comte, dit le comte Chalvet, et l’on rit.

 

Au milieu de quelques grands seigneurs muets, et des intrigants, la plupart tarés, mais tous gens d’esprit, qui ce soir-là, abordaient successivement dans le salon de M. de La Mole (on parlait de lui pour un ministère), le petit Tanbeau faisait ses premières armes. S’il n’avait pas encore la finesse des aperçus, il s’en dédommageait, comme on va voir, par l’énergie des paroles.

 

– Pourquoi ne pas condamner cet homme à dix ans de prison ? disait-il au moment où Julien approcha de son groupe ; c’est dans un fond de basse-fosse qu’il faut confiner les reptiles ; on doit les faire mourir à l’ombre, autrement leur venin s’exalte et devient plus dangereux. À quoi bon le condamner à mille écus d’amende ? Il est pauvre, soit, tant mieux ; mais son parti payera pour lui. Il fallait cinq cents francs d’amende et dix ans de basse-fosse.

 

Eh bon Dieu! quel est donc le monstre dont on parle ? pensa Julien, qui admirait le ton véhément et les gestes saccadés de son collègue. La petite figure maigre et tirée du neveu favori de l’académicien était hideuse en ce moment. Julien apprit bientôt qu’il s’agissait du plus grand poète de l’époque.

 

– Ah, monstre! s’écria Julien à demi haut, et des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux. Ah, petit gueux! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.

 

Voilà pourtant, pensa-t-il, les enfants perdus du parti dont le marquis est un des chefs! Et cet homme illustre qu’il calomnie, que de croix, que de sinécures n’eût-il pas accumulées, s’il se fût vendu, je ne dis pas au plat ministère de M. de Nerval, mais à quelqu’un de ces ministres passablement honnêtes que nous avons vus se succéder ?

 

L’abbé Pirard fit signe de loin à Julien ; M. de La Mole venait de lui dire un mot. Mais quand Julien, qui dans ce moment écoutait les yeux baissés les gémissements d’un évêque, fut libre enfin, et put approcher de son ami, il le trouva accaparé par cet abominable petit Tanbeau. Ce petit monstre l’exécrait comme la source de la faveur de Julien, et venait lui faire la cour.

 

Quand la mort nous délivrera-t-elle de cette vieille pourriture ? C’était dans ces termes, d’une énergie biblique, que le petit homme de lettres parlait en ce moment du respectable lord Holland. Son mérite était de savoir très bien la biographie des hommes vivants, et il venait de faire une revue rapide de tous les hommes qui pouvaient aspirer à quelque influence sous le règne du nouveau roi d’Angleterre.

 

L’abbé Pirard passa dans un salon voisin ; Julien le suivit :

 

– Le marquis n’aime pas les écrivailleurs, je vous en avertis ; c’est sa seule antipathie. Sachez le latin, le grec, si vous pouvez, l’histoire des Égyptiens, des Perses, etc., il vous honorera et vous protégera comme un savant. Mais n’allez pas écrire une page en français, et surtout sur des matières graves et au-dessus de votre position dans le monde, il vous appellerait écrivailleur, et vous prendrait en guignon. Comment, habitant l’hôtel d’un grand seigneur, ne savez-vous pas le mot du duc de Castries sur d’Alembert et Rousseau : Cela veut raisonner de tout, et n’a pas mille écus de rente.

 

Tout se sait, pensa Julien, ici comme au séminaire! Il avait écrit huit ou dix pages assez emphatiques : c’était une sorte d’éloge historique du vieux chirurgien-major qui, disait-il, l’avait fait homme. Et ce petit cahier, se dit Julien, a toujours été fermé à clef! Il monta chez lui, brûla son manuscrit et revint au salon. Les coquins brillants l’avaient quitté, il ne restait que les hommes à plaques.

 

Autour de la table, que les gens venaient d’apporter toute servie, se trouvaient sept à huit femmes fort nobles, fort dévotes, fort affectées, âgées de trente à trente-cinq ans. La brillante maréchale de Fervaques entra en faisant des excuses sur l’heure tardive. Il était plus de minuit ; elle alla prendre place auprès de la marquise. Julien fut profondément ému ; elle avait les yeux et le regard de Mme de Rênal.

 

Le groupe de Mlle de La Mole était encore peuplé. Elle était occupée avec ses amis à se moquer du malheureux comte de Thaler. C’était le fils unique de ce fameux Juif célèbre par les richesses qu’il avait acquises en prêtant de l’argent aux rois pour faire la guerre aux peuples. Le Juif venait de mourir laissant à son fils cent mille écus de rente par mois, et un nom hélas trop connu. Cette position singulière eût exigé de la simplicité dans le caractère, ou beaucoup de force de volonté.

 

Malheureusement, le comte n’était qu’un bon homme garni de toutes sortes de prétentions qui lui étaient inspirées par ses flatteurs.

 

M. de Caylus prétendait qu’on lui avait donné la volonté de demander en mariage Mlle de La Mole (à laquelle le marquis de Croisenois, qui devait être duc avec cent mille livres de rente, faisait la cour).

 

– Ah! ne l’accusez pas d’avoir une volonté, disait piteusement Norbert.

 

Ce qui manquait peut-être le plus à ce pauvre comte de Thaler, c’était la faculté de vouloir. Par ce côté de son caractère il eût été digne d’être roi. Prenant sans cesse conseil de tout le monde, il n’avait le courage de suivre aucun avis jusqu’au bout.

 

Sa physionomie eût suffi à elle seule, disait Mlle de La Mole, pour lui inspirer une joie éternelle. C’était un mélange singulier d’inquiétude et de désappointement ; mais de temps à autre on y distinguait fort bien des bouffées d’importance et de ce ton tranchant que doit avoir l’homme le plus riche de France, quand surtout il est assez bien fait de sa personne et n’a pas encore trente-six ans. Il est timidement insolent, disait M. de Croisenois. Le comte de Caylus, Norbert et deux ou trois jeunes gens à moustaches le persiflèrent tant qu’ils voulurent, sans qu’il s’en doutât, et enfin, le renvoyèrent comme une heure sonnait :

 

– Sont-ce vos fameux chevaux arabes qui vous attendent à la porte par le temps qu’il fait ? lui dit Norbert.

 

– Non ; c’est un nouvel attelage bien moins cher, répondit M. de Thaler. Le cheval de gauche me coûte cinq mille francs, et celui de droite ne vaut que cent louis ; mais je vous prie de croire qu’on ne l’attelle que de nuit. C’est que son trot est parfaitement semblable à celui de l’autre.

 

La réflexion de Norbert fit penser au comte qu’il était décent pour un homme comme lui d’avoir la passion des chevaux, et qu’il ne fallait pas laisser mouiller les siens. Il partit, et ces messieurs sortirent un instant après en se moquant de lui.

 

Ainsi, pensait Julien en les entendant rire dans l’escalier, il m’a été donné de voir l’autre extrême de ma situation! Je n’ai pas vingt louis de rente, et je me suis trouvé côte à côte avec un homme qui a vingt louis de rente par heure, et l’on se moquait de lui… Une telle vue guérit de l’envie.

Chapitre V. La Sensibilité et une grande Dame dévote

 

Une idée un peu vive y a l’air d’une grossièreté, tant on y est accoutumé aux mots sans relief. Malheur à qui invente en parlant!

 

FAUBLAS.

 

Après plusieurs mois d’épreuves, voici où en était Julien le jour où l’intendant de la maison lui remit le troisième quartier de ses appointements. M. de La Mole l’avait chargé de suivre l’administration de ses terres en Bretagne et en Normandie. Julien y faisait de fréquents voyages. Il était chargé, en chef, de la correspondance relative au fameux procès avec l’abbé de Frilair. M. Pirard l’avait instruit.

 

Sur les courtes notes que le marquis griffonnait en marge des papiers de tout genre qui lui étaient adressés, Julien composait des lettres qui presque toutes étaient signées.

 

À l’école de théologie, ses professeurs se plaignaient de son peu d’assiduité, mais ne l’en regardaient pas moins comme un de leurs élèves les plus distingués. Ces différents travaux, saisis avec toute l’ardeur de l’ambition souffrante, avaient bien vite enlevé à Julien les fraîches couleurs qu’il avait apportées de la province. Sa pâleur était un mérite aux yeux des jeunes séminaristes ses camarades ; il les trouvait beaucoup moins méchants, beaucoup moins à genoux devant un écu que ceux de Besançon ; eux le croyaient attaqué de la poitrine. Le marquis lui avait donné un cheval.

 

Craignant d’être rencontré dans ses courses à cheval, Julien leur avait dit que cet exercice lui était prescrit par les médecins. L’abbé Pirard l’avait mené dans plusieurs sociétés de jansénistes. Julien fut étonné ; l’idée de la religion était invinciblement liée dans son esprit à celle d’hypocrisie et d’espoir de gagner de l’argent. Il admira ces hommes pieux et sévères qui ne songent pas au budget. Plusieurs jansénistes l’avaient pris en amitié et lui donnaient des conseils. Un monde nouveau s’ouvrait devant lui. Il connut chez les jansénistes un comte Altamira qui avait près de six pieds de haut, libéral condamné à mort dans son pays, et dévot. Cet étrange contraste, la dévotion et l’amour de la liberté, le frappa.

 

Julien était en froid avec le jeune comte. Norbert avait trouvé qu’il répondait trop vivement aux plaisanteries de quelques-uns de ses amis. Julien, ayant manqué une ou deux fois aux convenances, s’était prescrit de ne jamais adresser la parole à Mlle Mathilde. On était toujours parfaitement poli à son égard à l’hôtel de La Mole ; mais il se sentait déchu. Son bon sens de province expliquait cet effet par le proverbe vulgaire, tout beau tout nouveau.

 

Peut-être était-il un peu plus clairvoyant que les premiers jours, ou bien le premier enchantement produit par l’urbanité parisienne était passé.

 

Dès qu’il cessait de travailler, il était en proie à un ennui mortel ; c’est l’effet desséchant de la politesse admirable, mais si mesurée, si parfaitement graduée suivant les positions, qui distingue la haute société. Un cœur un peu sensible voit l’artifice.

 

Sans doute, on peut reprocher à la province un ton commun ou peu poli ; mais on se passionne un peu en vous répondant. Jamais à l’hôtel de La Mole l’amour-propre de Julien n’était blessé ; mais souvent, à la fin de la journée, il se sentait l’envie de pleurer. En province, un garçon de café prend intérêt à vous, s’il vous arrive un accident en entrant dans son café ; mais si cet accident offre quelque chose de désagréable pour l’amour-propre, en vous plaignant, il répétera dix fois le mot qui vous torture. À Paris, on a l’attention de se cacher pour rire, mais vous êtes toujours un étranger.

 

Nous passons sous silence une foule de petites aventures qui eussent donné des ridicules à Julien, s’il n’eût pas été en quelque sorte au-dessous du ridicule. Une sensibilité folle lui faisait commettre des milliers de gaucheries. Tous ses plaisirs étaient de précaution : il tirait le pistolet tous les jours, il était un des bons élèves des plus fameux maîtres d’armes. Dès qu’il pouvait disposer d’un instant, au lieu de l’employer à lire comme autrefois, il courait au manège et demandait les chevaux les plus vicieux. Dans les promenades avec le maître du manège, il était presque régulièrement jeté par terre.

 

Le marquis le trouvait commode à cause de son travail obstiné, de son silence, de son intelligence et peu à peu, lui confia la suite de toutes les affaires un peu difficiles à débrouiller. Dans les moments où sa haute ambition lui laissait quelque relâche, le marquis faisait des affaires avec sagacité ; à portée de savoir des nouvelles, il jouait à la rente avec bonheur. Il achetait des maisons, des bois ; mais il prenait facilement de l’humeur. Il donnait des centaines de louis et plaidait pour des centaines de francs. Les hommes riches qui ont le cœur haut cherchent dans les affaires de l’amusement et non des résultats. Le marquis avait besoin d’un chef d’état-major qui mît un ordre clair et facile à saisir dans toutes ses affaires d’argent.

 

Mme de La Mole, quoique d’un caractère si mesuré, se moquait quelquefois de Julien. L’imprévu produit par la sensibilité est l’horreur des grandes dames ; c’est l’antipode des convenances. Deux ou trois fois le marquis prit son parti : s’il est ridicule dans votre salon, il triomphe dans son bureau. Julien, de son côté, crut saisir le secret de la marquise. Elle daignait s’intéresser à tout dès qu’on annonçait le baron de La Joumate. C’était un être froid, à physionomie impassible. Il était petit, mince, laid, fort bien mis, passait sa vie au Château, et, en général, ne disait rien sur rien. Telle était sa façon de penser. Mme de La Mole eût été passionnément heureuse, pour la première fois de sa vie, si elle eût pu en faire le mari de sa fille.

Chapitre VI Manière de prononcer

 

Leur haute mission est de juger avec calme les petits événements de la vie journalière des peuples. Leur sagesse doit prévenir les grandes colères pour les petites causes, ou pour des événements que la voix de la renommée transfigure en les portant au loin.

 

GRATIUS.

 

Pour un nouveau débarqué, qui par hauteur ne faisait jamais de questions, Julien ne tomba pas dans de trop grandes sottises. Un jour, poussé dans un café de la rue Saint-Honoré par une averse soudaine, un grand homme en redingote de castorine, étonné de son regard sombre, le regarda à son tour, absolument comme jadis, à Besançon, l’amant de Mlle Amanda.

 

Julien s’était reproché trop souvent d’avoir laissé passer cette première insulte, pour souffrir ce regard. Il en demanda l’explication. L’homme en redingote lui adressa aussitôt les plus sales injures : tout ce qui était dans le café les entoura ; les passants s’arrêtaient devant la porte. Par une précaution de provincial, Julien portait toujours des petits pistolets ; sa main les serrait dans sa poche d’un mouvement convulsif. Cependant il fut sage, et se borna à répéter à son homme de minute en minute : Monsieur, votre adresse ? je vous méprise.

 

La constance avec laquelle il s’attachait à ces six mots finit par frapper la foule.

 

Dame! il faut que l’autre qui parle tout seul lui donne son adresse. L’homme à la redingote, entendant cette décision souvent répétée, jeta au nez de Julien cinq ou six cartes. Aucune heureusement ne l’atteignit au visage, il s’était promis de ne faire usage de ses pistolets que dans le cas où il serait touché. L’homme s’en alla, non sans se retourner de temps en temps pour le menacer du poing et lui adresser des injures.

 

Julien se trouva baigné de sueur. Ainsi il est au pouvoir du dernier des hommes de m’émouvoir à ce point! se disait-il avec rage. Comment tuer cette sensibilité si humiliante ?

 

Où prendre un témoin ? il n’avait pas un ami. Il avait eu plusieurs connaissances ; mais toutes, régulièrement, au bout de six semaines de relations, s’éloignaient de lui. Je suis insociable, et m’en voilà cruellement puni, pensa-t-il. Enfin, il eut l’idée de chercher un ancien lieutenant du 96e, nommé Liéven, pauvre diable avec qui il faisait souvent des armes. Julien fut sincère avec lui.

 

– Je veux bien être votre témoin, dit Liéven, mais à une condition : si vous ne blessez pas votre homme, vous vous battrez avec moi, séance tenante.

 

– Convenu, dit Julien enchanté, et ils allèrent chercher M. C. de Beauvoisis à l’adresse indiquée par ses billets, au fond du faubourg Saint-Germain.

 

Il était sept heures du matin. Ce ne fut qu’en se faisant annoncer chez lui que Julien pensa que ce pouvait bien être le jeune parent de Mme de Rênal, employé jadis à l’ambassade de Rome ou de Naples et qui avait donné une lettre de recommandation au chanteur Geronimo.

 

Julien avait remis à un grand valet de chambre une des cartes jetées la veille, et une des siennes.

 

On le fit attendre, lui et son témoin, trois grands quarts d’heure ; enfin ils furent introduits dans un appartement admirable d’élégance. Ils trouvèrent un grand jeune homme, mis comme une poupée ; ses traits offraient la perfection et l’insignifiance de la beauté grecque. Sa tête, remarquablement étroite, portait une pyramide de cheveux du plus beau blond. Ils étaient frisés avec beaucoup de soin, pas un cheveu ne dépassait l’autre. C’est pour se faire friser ainsi, pensa le lieutenant du 96e, que ce maudit fat nous a fait attendre. La robe de chambre bariolée, le pantalon du matin, tout, jusqu’aux pantoufles brodées, était correct et merveilleusement soigné. Sa physionomie, noble et vide, annonçait des idées convenables et rares : l’idéal de l’homme aimable, l’horreur de l’imprévu et de la plaisanterie, beaucoup de gravité.

 

Julien, auquel son lieutenant du 96e avait expliqué que se faire attendre si longtemps, après lui avoir jeté grossièrement sa carte à la figure, était une offense de plus, entra brusquement chez M. de Beauvoisis. Il avait l’intention d’être insolent, mais il aurait bien voulu en même temps être de bon ton.

 

Il fut si frappé de la douceur des manières de M. de Beauvoisis, de son air à la fois compassé, important et content de soi, de l’élégance admirable de ce qui l’entourait, qu’il perdit en un clin d’œil toute idée d’être insolent. Ce n’était pas son homme de la veille. Son étonnement fut tel de rencontrer un être aussi distingué au lieu du grossier personnage rencontré au café, qu’il ne put trouver une seule parole. Il présenta une des cartes qu’on lui avait jetées.

 

– C’est mon nom, dit l’homme à la mode, auquel l’habit noir de Julien, dès sept heures du matin, inspirait assez peu de considération ; mais je ne comprends pas, d’honneur…

 

La manière de prononcer ces derniers mots rendit à Julien une partie de son humeur.

 

– Je viens pour me battre avec vous, monsieur, et il expliqua d’un trait toute l’affaire.

 

M. Charles de Beauvoisis, après y avoir mûrement pensé, était assez content de la coupe de l’habit noir de Julien. Il est de Staub, c’est clair, se disait-il en l’écoutant parler ; ce gilet est de bon goût, ces bottes sont bien ; mais, d’un autre côté, cet habit noir dès le grand matin!… Ce sera pour mieux échapper à la balle, se dit le chevalier de Beauvoisis.

 

Dès qu’il se fut donné cette explication, il revint à une politesse parfaite, et presque d’égal à égal envers Julien. Le colloque fut assez long, l’affaire était délicate ; mais enfin Julien ne put se refuser à l’évidence. Le jeune homme si bien né qu’il avait devant lui n’offrait aucun point de ressemblance avec le grossier personnage qui, la veille, l’avait insulté.

 

Julien éprouvait une invincible répugnance à s’en aller, il faisait durer l’explication. Il observait la suffisance du chevalier de Beauvoisis, c’est ainsi qu’il s’était nommé en parlant de lui, choqué de ce que Julien l’appelait tout simplement monsieur.

 

Il admirait sa gravité, mêlée d’une certaine fatuité modeste, mais qui ne l’abandonnait pas un seul instant. Il était étonné de sa manière singulière de remuer la langue en prononçant les mots… Mais enfin, dans tout cela, il n’y avait pas la plus petite raison de lui chercher querelle.

 

Le jeune diplomate offrait de se battre avec beaucoup de grâce, mais l’ex-lieutenant du 96e, assis depuis une heure, les jambes écartées, les mains sur les cuisses, et les coudes en dehors, décida que son ami M. Sorel n’était point fait pour chercher une querelle d’Allemand à un homme, parce qu’on avait volé à cet homme ses billets de visite.

 

Julien sortait de fort mauvaise humeur. La voiture du chevalier de Beauvoisis l’attendait dans la cour, devant le perron ; par hasard, Julien leva les yeux et reconnut son homme de la veille dans le cocher.

 

Le voir, le tirer par sa grande jaquette, le faire tomber de son siège et l’accabler de coups de cravache ne fut que l’affaire d’un instant. Deux laquais voulurent défendre leur camarade ; Julien reçut des coups de poing : au même instant il arma un de ses petits pistolets et le tira sur eux ; ils prirent la fuite. Tout cela fut l’affaire d’une minute.

 

Le chevalier de Beauvoisis descendait l’escalier avec la gravité la plus plaisante, répétant avec sa prononciation de grand seigneur : Qu’est ça ? qu’est ça ? Il était évidemment fort curieux, mais l’importance diplomatique ne lui permettait pas de marquer plus d’intérêt. Quand il sut de quoi il s’agissait, la hauteur le disputa encore dans ses traits au sang-froid légèrement badin qui ne doit jamais quitter une figure de diplomate.

 

Le lieutenant du 96e comprit que M. de Beauvoisis avait envie de se battre : il voulut diplomatiquement aussi conserver à son ami les avantages de l’initiative. – Pour le coup, s’écria-t-il, il y a là matière à duel! – Je le croirais assez, reprit le diplomate.

 

– Je chasse ce coquin, dit-il à ses laquais ; qu’un autre monte. On ouvrit la portière de la voiture : le chevalier voulut absolument en faire les honneurs à Julien et à son témoin. On alla chercher un ami de M. de Beauvoisis, qui indiqua une place tranquille. La conversation en allant fut vraiment bien. Il n’y avait de singulier que le diplomate en robe de chambre.

 

Ces messieurs, quoique très nobles, pensa Julien, ne sont point ennuyeux comme les personnes qui viennent dîner chez M. de La Mole ; et je vois pourquoi, ajouta-t-il un instant après, ils se permettent d’être indécents. On parlait des danseuses que le public avait distinguées dans un ballet donné la veille. Ces messieurs faisaient allusion à des anecdotes piquantes que Julien et son témoin, le lieutenant du 96e, ignoraient absolument. Julien n’eut point la sottise de prétendre les savoir ; il avoua de bonne grâce son ignorance. Cette franchise plut à l’ami du chevalier ; il lui raconta ces anecdotes dans les plus grands détails, et fort bien.

 

Une chose étonna infiniment Julien. Un reposoir que l’on construisait au milieu de la rue, pour la procession de la Fête-Dieu, arrêta un instant la voiture. Ces messieurs se permirent plusieurs plaisanteries ; le curé, suivant eux, était fils d’un archevêque. Jamais chez le marquis de La Mole, qui voulait être duc, on n’eût osé prononcer un tel mot.

 

Le duel fut fini en un instant : Julien eut une balle dans le bras ; on le lui serra avec des mouchoirs ; on les mouilla avec de l’eau-de-vie, et le chevalier de Beauvoisis pria Julien très poliment de lui permettre de le reconduire chez lui, dans la même voiture qui l’avait amené. Quand Julien indiqua l’hôtel de La Mole, il y eut échange de regards entre le jeune diplomate et son ami. Le fiacre de Julien était là, mais il trouvait la conversation de ces messieurs infiniment plus amusante que celle du bon lieutenant du 96e.

 

Mon Dieu! un duel, n’est-ce que ça! pensait Julien. Que je suis heureux d’avoir retrouvé ce cocher! Quel serait mon malheur, si j’avais dû supporter encore cette injure dans un café! La conversation amusante n’avait presque pas été interrompue. Julien comprit alors que l’affectation diplomatique est bonne à quelque chose.

 

L’ennui n’est donc point inhérent, se disait-il, à une conversation entre gens de haute naissance! Ceux-ci plaisantent de la procession de la Fête-Dieu, ils osent raconter et avec détails pittoresques des anecdotes fort scabreuses. Il ne leur manque absolument que le raisonnement sur la chose politique, et ce manque-là est plus que compensé par la grâce de leur ton et la parfaite justesse de leurs expressions. Julien se sentait une vive inclination pour eux. Que je serais heureux de les voir souvent!

 

À peine se fut-on quitté, que le chevalier de Beauvoisis courut aux informations : elles ne furent pas brillantes.

 

Il était fort curieux de connaître son homme ; pouvait-il décemment lui faire une visite ? Le peu de renseignements qu’il put obtenir n’étaient pas d’une nature encourageante.

 

– Tout cela est affreux! dit-il à son témoin. Il est impossible que j’avoue m’être battu avec un simple secrétaire de M. de La Mole, et encore parce que mon cocher m’a volé mes cartes de visite.

 

– Il est sûr qu’il y aurait dans tout cela possibilité de ridicule.

 

Le soir même, le chevalier de Beauvoisis et son ami dirent partout que ce M. Sorel, d’ailleurs un jeune homme parfait, était fils naturel d’un ami intime du marquis de La Mole. Ce fait passa sans difficulté. Une fois qu’il fut établi, le jeune diplomate et son ami daignèrent faire quelques visites à Julien, pendant les quinze jours qu’il passa dans sa chambre. Julien leur avoua qu’il n’était allé qu’une fois en sa vie à l’Opéra.

 

– Cela est épouvantable, lui dit-on, on ne va que là ; il faut que votre première sortie soit pour Le Comte Ory.

 

À l’Opéra, le chevalier de Beauvoisis le présenta au fameux chanteur Geronimo, qui avait alors un immense succès.

 

Julien faisait presque la cour au chevalier ; ce mélange de respect pour soi-même, d’importance mystérieuse et de fatuité de jeune homme l’enchantait. Par exemple le chevalier bégayait un peu, parce qu’il avait l’honneur de voir souvent un grand seigneur qui avait ce défaut. Jamais Julien n’avait trouvé réunis dans un seul être le ridicule qui amuse et la perfection des manières qu’un pauvre provincial doit chercher à imiter.

 

On le voyait à l’Opéra avec le chevalier de Beauvoisis ; cette liaison fit prononcer son nom.

 

– Eh bien! lui dit un jour M. de La Mole, vous voilà donc le fils naturel d’un riche gentilhomme de Franche-Comté, mon ami intime ?

 

Le marquis coupa la parole à Julien, qui voulait protester qu’il n’avait contribué en aucune façon à accréditer ce bruit.

 

– M. de Beauvoisis n’a pas voulu s’être battu contre le fils d’un charpentier.

 

– Je le sais, je le sais, dit M. de La Mole ; c’est à moi maintenant de donner de la consistance à ce récit, qui me convient. Mais j’ai une grâce à vous demander, et qui ne vous coûtera qu’une petite demi-heure de votre temps : tous les jours d’Opéra, à onze heures et demie, allez assister dans le vestibule à la sortie du beau monde. Je vous vois encore quelquefois des façons de province, il faudrait vous en défaire ; d’ailleurs il n’est pas mal de connaître, au moins de vue, de grands personnages auprès desquels je puis un jour vous donner quelque mission. Passez au bureau de location pour vous faire reconnaître ; on vous a donné les entrées.


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