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Chapitre VII. Une attaque de goutte



 

Et j’eus de l’avancement, non pour mon mérite, mais parce que mon maître avait la goutte.

 

BERTOLOTTI.

 

Le lecteur est peut-être surpris de ce ton libre et presque amical ; nous avons oublié de dire que depuis six semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte.

 

Mlle de La Mole et sa mère étaient à Hyères, auprès de la mère de la marquise. Le comte Norbert ne voyait son père que des instants ; ils étaient fort bien l’un pour l’autre, mais n’avaient rien à se dire. M. de La Mole, réduit à Julien, fut étonné de lui trouver des idées. Il se faisait lire les journaux. Bientôt le jeune secrétaire fut en état de choisir les passages intéressants. Il y avait un journal nouveau que le marquis abhorrait ; il avait juré de ne le jamais lire, et chaque jour en parlait. Julien riait. Le marquis irrité contre le temps présent se fit lire Tite-Live ; la traduction improvisée sur le texte latin l’amusait.

 

Un jour le marquis dit avec ce ton de politesse excessive qui souvent impatientait Julien :

 

– Permettez, mon cher Sorel, que je vous fasse cadeau d’un habit bleu : quand il vous conviendra de le prendre et de venir chez moi, vous serez, à mes yeux, le frère cadet du comte de Chaulnes, c’est-à-dire le fils de mon ami le vieux duc.

 

Julien ne comprenait pas trop de quoi il s’agissait ; le soir même il essaya une visite en habit bleu. Le marquis le traita comme un égal. Julien avait un cœur digne de sentir la vraie politesse, mais il n’avait pas d’idée des nuances. Il eût juré, avant cette fantaisie du marquis, qu’il était impossible d’être reçu par lui avec plus d’égards. Quel admirable talent! se dit Julien ; quand il se leva pour sortir, le marquis lui fit des excuses de ne pouvoir l’accompagner à cause de sa goutte.

 

Cette idée singulière occupa Julien : se moquerait-il de moi ? pensa-t-il. Il alla demander conseil à l’abbé Pirard, qui, moins poli que le marquis, ne lui répondit qu’en sifflant et parlant d’autre chose. Le lendemain matin, Julien se présenta au marquis, en habit noir, avec son portefeuille et ses lettres à signer. Il en fut reçu à l’ancienne manière. Le soir, en habit bleu, ce fut un ton tout différent et absolument aussi poli que la veille.

 

– Puisque vous ne vous ennuyez pas trop dans les visites que vous avez la bonté de faire à un pauvre vieillard malade, lui dit le marquis, il faudrait lui parler de tous les petits incidents de votre vie, mais franchement et sans songer à autre chose qu’à raconter clairement et d’une façon amusante. Car il faut s’amuser, continua le marquis ; il n’y a que cela de réel dans la vie. Un homme ne peut pas me sauver la vie à la guerre tous les jours, ou me faire tous les jours cadeau d’un million ; mais si j’avais Rivarol, ici, auprès de ma chaise longue, tous les jours il m’ôterait une heure de souffrances et d’ennui. Je l’ai beaucoup connu à Hambourg pendant l’émigration.

 

Et le marquis conta à Julien les anecdotes de Rivarol avec les Hambourgeois qui s’associaient quatre pour comprendre un bon mot.

 

M. de La Mole, réduit à la société de ce petit abbé, voulut l’émoustiller. Il piqua d’honneur l’orgueil de Julien. Puisqu’on lui demandait la vérité, Julien résolut de tout dire ; mais en taisant deux choses : son admiration fanatique pour un nom qui donnait de l’humeur au marquis, et la parfaite incrédulité qui n’allait pas trop bien à un futur curé. Sa petite affaire avec le chevalier de Beauvoisis arriva fort à propos. Le marquis rit aux larmes de la scène dans le café de la rue Saint-Honoré, avec le cocher qui l’accablait d’injures sales. Ce fut l’époque d’une franchise parfaite dans les relations entre le maître et le protégé.

 

M. de La Mole s’intéressa à ce caractère singulier. Dans les commencements, il caressait les ridicules de Julien, afin d’en jouir ; bientôt il trouva plus d’intérêt à corriger tout doucement les fausses manières de voir de ce jeune homme. Les autres provinciaux qui arrivent à Paris admirent tout, pensait le marquis ; celui-ci hait tout. Ils ont trop d’affectation, lui n’en a pas assez, et les sots le prennent pour un sot.

 

L’attaque de goutte fut prolongée par les grands froids de l’hiver et dura plusieurs mois.

 

On s’attache bien à un bel épagneul, se disait le marquis, pourquoi ai-je tant de honte de m’attacher à ce petit abbé ? il est original. Je le traite comme un fils ; eh bien! où est l’inconvénient ? Cette fantaisie, si elle dure, me coûtera un diamant de cinq cents louis dans mon testament.

 

Une fois que le marquis eut compris le caractère ferme de son protégé, chaque jour il le chargeait de quelque nouvelle affaire.

 

Julien remarqua avec effroi qu’il arrivait à ce grand seigneur de lui donner des décisions contradictoires sur le même objet.

 

Ceci pouvait le compromettre gravement. Julien ne travailla plus avec lui sans apporter un registre sur lequel il écrivait les décisions, et le marquis les paraphait. Julien avait pris un commis qui transcrivait les décisions relatives à chaque affaire sur un registre particulier. Ce registre recevait aussi la copie de toutes les lettres.

 

Cette idée sembla d’abord le comble du ridicule et de l’ennui. Mais, en moins de deux mois, le marquis en sentit les avantages. Julien lui proposa de prendre un commis sortant de chez un banquier, et qui tiendrait en partie double le compte de toutes les recettes et de toutes les dépenses des terres que Julien était chargé d’administrer.

 

Ces mesures éclaircirent tellement aux yeux du marquis ses propres affaires, qu’il put se donner le plaisir d’entreprendre deux ou trois nouvelles spéculations sans le secours de son prête-nom qui le volait.

 

– Prenez trois mille francs pour vous, dit-il un jour à son jeune ministre.

 

– Monsieur, ma conduite peut être calomniée.

 

– Que vous faut-il donc ? reprit le marquis avec humeur.

 

– Que vous veuilliez bien prendre un arrêté et l’écrire de votre main sur le registre ; cet arrêté me donnera une somme de trois mille francs. Au reste, c’est M. l’abbé Pirard qui a eu l’idée de toute cette comptabilité. Le marquis, avec la mine ennuyée du marquis de Moncade écoutant les comptes de M. Poisson, son intendant, écrivit la décision.

 

Le soir, lorsque Julien paraissait en habit bleu, il n’était jamais question d’affaires. Les bontés du marquis étaient si flatteuses pour l’amour-propre toujours souffrant de notre héros, que bientôt, malgré lui, il éprouva une sorte d’attachement pour ce vieillard aimable. Ce n’est pas que Julien fût sensible, comme on l’entend à Paris ; mais ce n’était pas un monstre, et personne, depuis la mort du vieux chirurgien-major, ne lui avait parlé avec tant de bonté. Il remarquait avec étonnement que le marquis avait pour son amour-propre des ménagements de politesse qu’il n’avait jamais trouvés chez le vieux chirurgien. Il comprit enfin que le chirurgien était plus fier de sa croix que le marquis de son cordon bleu. Le père du marquis était un grand seigneur.

 

Un jour, à la fin d’une audience du matin, en habit noir et pour les affaires, Julien amusa le marquis, qui le retint deux heures, et voulut absolument lui donner quelques billets de banque que son prête-nom venait de lui apporter de la Bourse.

 

– J’espère, monsieur le marquis, ne pas m’écarter du profond respect que je vous dois en vous suppliant de me permettre un mot.

 

– Parlez, mon ami.

 

– Que monsieur le marquis daigne souffrir que je refuse ce don. Ce n’est pas à l’homme en habit noir qu’il est adressé, et il gâterait tout à fait les façons que l’on a la bonté de tolérer chez l’homme en habit bleu. Il salua avec beaucoup de respect, et sortit sans regarder.

 

Ce trait amusa le marquis. Il le conta le soir à l’abbé Pirard.

 

– Il faut que je vous avoue enfin une chose, mon cher abbé. Je connais la naissance de Julien, et je vous autorise à ne pas me garder le secret sur cette confidence.

 

Son procédé de ce matin est noble, pensa le marquis, et moi je l’anoblis.

 

Quelque temps après, le marquis put enfin sortir.

 

– Allez passer deux mois à Londres, dit-il à Julien. Les courriers extraordinaires et autres vous porteront les lettres reçues par moi avec mes notes. Vous ferez les réponses et me les renverrez en mettant chaque lettre dans sa réponse. J’ai calculé que le retard ne sera que de cinq jours.

 

En courant la poste sur la route de Calais, Julien s’étonnait de la futilité des prétendues affaires pour lesquelles on l’envoyait.

 

Nous ne dirons point avec quel sentiment de haine et presque d’horreur il toucha le sol anglais. On connaît sa folle passion pour Bonaparte. Il voyait dans chaque officier un sir Hudson Lowe, dans chaque grand seigneur un lord Bathurst, ordonnant les infamies de Sainte-Hélène et en recevant la récompense par dix années de ministère.

 

À Londres, il connut enfin la haute fatuité. Il s’était lié avec de jeunes seigneurs russes qui l’initièrent.

 

– Vous êtes prédestiné, mon cher Sorel, lui disaient-ils, vous avez naturellement cette mine froide et à mille lieues de la sensation présente, que nous cherchons tant à nous donner.

 

– Vous n’avez pas compris votre siècle, lui disait le prince Korasoff : faites toujours le contraire de ce qu’on attend de vous. Voilà, d’honneur, la seule religion de l’époque. Ne soyez ni fou, ni affecté, car alors on attendrait de vous des folies et des affectations, et le précepte ne serait plus accompli.

 

Julien se couvrit de gloire un jour dans le salon du duc de Fitz-Folke, qui l’avait engagé à dîner ainsi que le prince Korasoff. On attendit pendant une heure. La façon dont Julien se conduisit au milieu des vingt personnes qui attendaient est encore citée parmi les jeunes secrétaires d’ambassade à Londres. Sa mine fut impayable.

 

Il voulut voir, malgré les dandys ses amis, le célèbre Philippe Vane, le seul philosophe que l’Angleterre ait eu depuis Locke. Il le trouva achevant sa septième année de prison. L’aristocratie ne badine pas en ce pays-ci, pensa Julien ; de plus, Vane est déshonoré, vilipendé, etc.

 

Julien le trouva gaillard ; la rage de l’aristocratie le désennuyait. Voilà, se dit Julien en sortant de prison, le seul homme gai que j’aie vu en Angleterre.

 

L’idée la plus utile aux tyrans est celle de Dieu, lui avait dit Vane…

 

Nous supprimons le reste du système comme cynique.

 

À son retour : – Quelle idée amusante m’apportez-vous d’Angleterre ? lui dit M. de La Mole… Il se taisait. – Quelle idée apportez-vous, amusante ou non ? reprit le marquis vivement.

 

– Primo, dit Julien, l’Anglais le plus sage est fou une heure par jour ; il est visité par le démon du suicide, qui est le dieu du pays.

 

2° L’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur, en débarquant en Angleterre.

 

3° Rien au monde n’est beau, admirable, attendrissant comme les paysages anglais.

 

– À mon tour, dit le marquis :

 

Primo, pourquoi allez-vous dire, au bal chez l’ambassadeur de Russie, qu’il y a en France trois cent mille jeunes gens de vingt-cinq ans qui désirent passionnément la guerre ? croyez-vous que cela soit obligeant pour les rois ?

 

– On ne sait comment faire en parlant à nos grands diplomates, dit Julien. Ils ont la manie d’ouvrir des discussions sérieuses. Si l’on s’en tient aux lieux communs des journaux, on passe pour un sot. Si l’on se permet quelque chose de vrai et de neuf, ils sont étonnés, ne savent que répondre, et le lendemain à sept heures, ils vous font dire par le premier secrétaire d’ambassade qu’on a été inconvenant.

 

– Pas mal, dit le marquis en riant. Au reste, je parie, monsieur l’homme profond, que vous n’avez pas deviné ce que vous êtes allé faire en Angleterre.

 

– Pardonnez-moi, reprit Julien ; j’y ai été pour dîner une fois la semaine chez l’ambassadeur du roi, qui est le plus poli des hommes.

 

– Vous êtes allé chercher la croix que voilà, lui dit le marquis. Je ne veux pas vous faire quitter votre habit noir, et je suis accoutumé au ton plus amusant que j’ai pris avec l’homme portant l’habit bleu. Jusqu’à nouvel ordre, entendez bien ceci : quand je verrai cette croix, vous serez le fils cadet de mon ami le duc de Chaulnes, qui, sans s’en douter, est depuis six mois employé dans la diplomatie. Remarquez, ajouta le marquis, d’un air fort sérieux, et coupant court aux actions de grâces, que je ne veux point vous sortir de votre état. C’est toujours une faute et un malheur pour le protecteur comme pour le protégé. Quand mes procès vous ennuieront, ou que vous ne me conviendrez plus, je demanderai pour vous une bonne cure, comme celle de notre ami l’abbé Pirard, et rien de plus, ajouta le marquis d’un ton fort sec.

 

Cette croix mit à l’aise l’orgueil de Julien ; il parla beaucoup plus. Il se crut moins souvent offensé et pris de mire par ces propos, susceptibles de quelque explication peu polie, et qui, dans une conversation animée, peuvent échapper à tout le monde.

 

Cette croix lui valut une singulière visite ; ce fut celle de M. le baron de Valenod, qui venait à Paris remercier le ministère de sa baronnie et s’entendre avec lui. Il allait être nommé maire de Verrières en remplacement de M. de Rênal.

 

Julien rit bien, intérieurement, quand M. de Valenod lui fit entendre qu’on venait de découvrir que M. de Rênal était un jacobin. Le fait est que, dans une réélection qui se préparait, le nouveau baron était le candidat du ministère, et au grand collège du département, à la vérité fort ultra, c’était M. de Rênal qui était porté par les libéraux.

 

Ce fut en vain que Julien essaya de savoir quelque chose de Mme de Rênal ; le baron parut se souvenir de leur ancienne rivalité et fut impénétrable. Il finit par demander à Julien la voix de son père dans les élections qui allaient avoir lieu. Julien promit d’écrire.

 

– Vous devriez, monsieur le chevalier, me présenter à M. le marquis de La Mole.

 

En effet, je le devrais, pensa Julien ; mais un tel coquin!…

 

– En vérité, répondit-il, je suis un trop petit garçon à l’hôtel de La Mole pour prendre sur moi de présenter.

 

Julien disait tout au marquis : le soir il lui conta la prétention du Valenod, ainsi que ses faits et gestes depuis 1814.

 

– Non seulement, reprit M. de La Mole d’un air fort sérieux, vous me présenterez demain le nouveau baron, mais je l’invite à dîner pour après-demain. Ce sera un de nos nouveaux préfets.

 

– En ce cas, reprit Julien froidement, je demande la place de directeur du dépôt de mendicité pour mon père.

 

– À la bonne heure, dit le marquis en reprenant l’air gai ; accordé ; je m’attendais à des moralités. Vous vous formez.

 

M. de Valenod apprit à Julien que le titulaire du bureau de loterie de Verrières venait de mourir : Julien trouva plaisant de donner cette place à M. de Cholin, ce vieil imbécile dont jadis il avait ramassé la pétition dans la chambre de M. de La Mole. Le marquis rit de bien bon cœur de la pétition que Julien récita en lui faisant signer la lettre qui demandait cette place au ministre des finances.

 

À peine M. de Cholin nommé, Julien apprit que cette place avait été demandée par la députation du département pour M. Gros, le célèbre géomètre : cet homme généreux n’avait que quatorze cents francs de rente, et chaque année prêtait six cents francs au titulaire qui venait de mourir, pour l’aider à élever sa famille.

 

Julien fut étonné de ce qu’il avait fait. Ce n’est rien, se dit-il, il faudra en venir à bien d’autres injustices, si je veux parvenir, et encore savoir les cacher sous de belles paroles sentimentales : pauvre M. Gros! C’est lui qui méritait la croix, c’est moi qui l’ai, et je dois agir dans le sens du gouvernement qui me la donne.

Chapitre VIII. Quelle est la décoration qui distingue ?

 

Ton eau ne me rafraîchit pas, dit le génie altéré. – C’est pourtant le puits le plus frais de tout le Diar Békir.

 

PELLICO.

 

Un jour Julien revenait de la charmante terre de Villequier, sur les bords de la Seine, que M. de La Mole voyait avec intérêt, parce que, de toutes les siennes, c’était la seule qui eût appartenu au célèbre Boniface de La Mole. Il trouva à l’hôtel la marquise et sa fille, qui arrivaient d’Hyères.

 

Julien était un dandy maintenant, et comprenait l’art de vivre à Paris. Il fut d’une froideur parfaite envers Mlle de La Mole. Il parut n’avoir gardé aucun souvenir des temps où elle lui demandait si gaiement des détails sur sa manière de tomber de cheval.

 

Mlle de La Mole le trouva grandi et pâli. Sa taille, sa tournure n’avaient plus rien du provincial ; il n’en était pas ainsi de sa conversation : on y remarquait encore trop de sérieux, trop de positif. Malgré ces qualités raisonnables, grâce à son orgueil elle n’avait rien de subalterne ; on sentait seulement qu’il regardait encore trop de choses comme importantes. Mais on voyait qu’il était homme à soutenir son dire.

 

– Il manque de légèreté, mais non pas d’esprit, dit Mlle de La Mole à son père, en plaisantant avec lui sur la croix qu’il avait donnée à Julien. Mon frère vous l’a demandée pendant dix-huit mois, et c’est un La Mole!

 

– Oui ; mais Julien a de l’imprévu, c’est ce qui n’est jamais arrivé au La Mole dont vous me parlez.

 

On annonça M. le duc de Retz.

 

Mathilde se sentit saisie d’un bâillement irrésistible ; elle reconnaissait les antiques dorures et les anciens habitués du salon paternel. Elle se faisait une image parfaitement ennuyeuse de la vie qu’elle allait reprendre à Paris. Et cependant à Hyères elle regrettait Paris.

 

Et pourtant j’ai dix-neuf ans! pensait-elle : c’est l’âge du bonheur, disent tous ces nigauds à tranches dorées. Elle regardait huit ou dix volumes de poésies nouvelles, accumulés, pendant le voyage de Provence, sur la console du salon. Elle avait le malheur d’avoir plus d’esprit que MM. de Croisenois, de Caylus, de Luz et ses autres amis. Elle se figurait tout ce qu’ils allaient lui dire sur le beau ciel de la Provence, la poésie, le midi, etc., etc.

 

Ces yeux si beaux, où respirait l’ennui le plus profond, et, pis encore, le désespoir de trouver le plaisir, s’arrêtèrent sur Julien. Du moins, il n’était pas exactement comme un autre.

 

– Monsieur Sorel, dit-elle avec cette voix vive, brève, et qui n’a rien de féminin, qu’emploient les jeunes femmes de la haute classe, monsieur Sorel, venez-vous ce soir au bal de M. de Retz ?

 

– Mademoiselle, je n’ai pas eu l’honneur d’être présenté à M. le duc. (On eût dit que ces mots et ce titre écorchaient la bouche du provincial orgueilleux.)

 

– Il a chargé mon frère de vous amener chez lui ; et, si vous y étiez venu, vous m’auriez donné des détails sur la terre de Villequier ; il est question d’y aller au printemps. Je voudrais savoir si le château est logeable, et si les environs sont aussi jolis qu’on le dit. Il y a tant de réputations usurpées!

 

Julien ne répondait pas.

 

– Venez au bal avec mon frère, ajouta-t-elle d’un ton fort sec.

 

Julien salua avec respect. Ainsi, même au milieu du bal, je dois des comptes à tous les membres de la famille. Ne suis-je pas payé comme homme d’affaires ? Sa mauvaise humeur ajouta : Dieu sait encore si ce que je dirai à la fille ne contrariera pas les projets du père, du frère, de la mère! C’est une véritable cour de prince souverain. Il faudrait y être d’une nullité parfaite, et cependant ne donner à personne le droit de se plaindre.

 

Que cette grande fille me déplaît! pensa-t-il en regardant marcher Mlle de La Mole, que sa mère avait appelée pour la présenter à plusieurs femmes de ses amies. Elle outre toutes les modes, sa robe lui tombe des épaules… elle est encore plus pâle qu’avant son voyage… Quels cheveux sans couleur, à force d’être blonds! On dirait que le jour passe à travers. Que de hauteur dans cette façon de saluer, dans ce regard! quels gestes de reine!

 

Mlle de La Mole venait d’appeler son frère, au moment où il quittait le salon.

 

Le comte Norbert s’approcha de Julien :

 

– Mon cher Sorel, lui dit-il, où voulez-vous que je vous prenne à minuit pour le bal de M. de Retz ? Il m’a chargé expressément de vous amener.

 

– Je sais bien à qui je dois tant de bontés, répondit Julien, en saluant jusqu’à terre.

 

Sa mauvaise humeur, ne pouvant rien trouver à reprendre au ton de politesse et même d’intérêt avec lequel Norbert lui avait parlé, se mit à s’exercer sur la réponse que lui, Julien, avait faite à ce mot obligeant. Il y trouvait une nuance de bassesse.

 

Le soir, en arrivant au bal, il fut frappé de la magnificence de l’hôtel de Retz. La cour d’entrée était couverte d’une immense tente de coutil cramoisi avec des étoiles en or : rien de plus élégant. Au-dessous de cette tente, la cour était transformée en un bois d’orangers et de lauriers-roses en fleurs. Comme on avait eu soin d’enterrer suffisamment les vases, les lauriers et les oranges avaient l’air de sortir de terre. Le chemin que parcouraient les voitures était sablé.

 

Cet ensemble parut extraordinaire à notre provincial. Il n’avait pas l’idée d’une telle magnificence ; en un instant son imagination émue fut à mille lieues de la mauvaise humeur. Dans la voiture, en venant au bal, Norbert était heureux, et lui voyait tout en noir ; à peine entrés dans la cour, les rôles changèrent.

 

Norbert n’était sensible qu’à quelques détails, qui, au milieu de tant de magnificence, n’avaient pu être soignés. Il évaluait la dépense de chaque chose, et, à mesure qu’il arrivait à un total élevé, Julien remarqua qu’il s’en montrait presque jaloux et prenait de l’humeur.

 

Pour lui, il arriva séduit, admirant, et presque timide à force d’émotion, dans le premier, des salons où l’on dansait. On se pressait à la porte du second, et la foule était si grande, qu’il lui fut impossible d’avancer. La décoration de ce second salon représentait l’Alhambra de Grenade.

 

– C’est la reine du bal, il faut en convenir, disait un jeune homme à moustaches, dont l’épaule entrait dans la poitrine de Julien.

 

– Mlle Fourmont, qui tout l’hiver a été la plus jolie, lui répondait son voisin, s’aperçoit qu’elle descend à la seconde place : vois son air singulier.

 

– Vraiment elle met toutes voiles dehors pour plaire. Vois, vois ce sourire gracieux au moment où elle figure seule dans cette contredanse. C’est, d’honneur, impayable.

 

– Mlle de La Mole a l’air d’être maîtresse du plaisir que lui fait son triomphe, dont elle s’aperçoit fort bien. On dirait qu’elle craint de plaire à qui lui parle.

 

– Très bien! Voilà l’art de séduire.

 

Julien faisait de vains efforts pour apercevoir cette femme séduisante ; sept ou huit hommes plus grands que lui l’empêchaient de la voir.

 

– Il y a bien de la coquetterie dans cette retenue si noble, reprit le jeune homme à moustaches.

 

– Et ces grands yeux bleus qui s’abaissent si lentement au moment où l’on dirait qu’ils sont sur le point de se trahir, reprit le voisin. Ma foi, rien de plus habile.

 

– Vois comme auprès d’elle la belle Fourmont a l’air commun, dit un troisième.

 

– Cet air de retenue veut dire : que d’amabilité je déploierais pour vous, si vous étiez l’homme digne de moi!

 

– Et qui peut être digne de la sublime Mathilde ? dit le premier : quelque prince souverain, beau, spirituel, bien fait, un héros à la guerre, et âgé de vingt ans tout au plus.

 

– Le fils naturel de l’empereur de Russie… auquel, en faveur de ce mariage, on ferait une souveraineté ; ou tout simplement le comte de Thaler, avec son air de paysan habillé…

 

La porte fut dégagée, Julien put entrer.

 

Puisqu’elle passe pour si remarquable aux yeux de ces poupées, elle vaut la peine que je l’étudie, pensa-t-il. Je comprendrai quelle est la perfection pour ces gens-là.

 

Comme il la cherchait des yeux, Mathilde le regarda. Mon devoir m’appelle, se dit Julien ; mais il n’y avait plus d’humeur que dans son expression. La curiosité le faisait avancer avec un plaisir que la robe fort basse des épaules de Mathilde augmenta bien vite, à la vérité d’une manière peu flatteuse pour son amour-propre. Sa beauté a de la jeunesse, pensa-t-il. Cinq ou six jeunes gens, parmi lesquels Julien reconnut ceux qu’il avait entendus à la porte, étaient entre elle et lui.

 

– Vous, monsieur, qui avez été ici tout l’hiver, lui dit-elle, n’est-il pas vrai que ce bal est le plus joli de la saison ?

 

Il ne répondait pas.

 

– Ce quadrille de Coulon me semble admirable ; et ces dames le dansent d’une façon parfaite. Les jeunes gens se retournèrent pour voir quel était l’homme heureux dont on voulait absolument avoir une réponse. Elle ne fut pas encourageante.

 

– Je ne saurais être un bon juge, mademoiselle ; je passe ma vie à écrire : c’est le premier bal de cette magnificence que j’aie vu.

 

Les jeunes gens à moustaches furent scandalisés.

 

– Vous êtes un sage, monsieur Sorel, reprit-on avec un intérêt plus marqué ; vous voyez tous ces bals, toutes ces fêtes, comme un philosophe, comme J.-J. Rousseau. Ces folies vous étonnent sans vous séduire.

 

Un mot venait d’éteindre l’imagination de Julien et de chasser de son cœur toute illusion. Sa bouche prit l’expression d’un dédain un peu exagéré peut-être.

 

– J.-J. Rousseau, répondit-il, n’est à mes yeux qu’un sot, lorsqu’il s’avise de juger le grand monde ; il ne le comprenait pas, et y portait le cœur d’un laquais parvenu.

 

– Il a fait Le Contrat social, dit Mathilde du ton de la vénération.

 

– Tout en prêchant la république et le renversement des dignités monarchiques, ce parvenu est ivre de bonheur, si un duc change la direction de sa promenade après dîner pour accompagner un de ses amis.

 

– Ah! oui, le duc de Luxembourg à Montmorency accompagne un M. Coindet du côté de Paris…, reprit Mlle de La Mole avec le plaisir et l’abandon de la première jouissance de pédanterie. Elle était ivre de son savoir, à peu près comme l’académicien qui découvrit l’existence du roi Feretrius. L’œil de Julien resta pénétrant et sévère. Mathilde avait eu un moment d’enthousiasme ; la froideur de son partner la déconcerta profondément. Elle fut d’autant plus étonnée, que c’était elle qui avait coutume de produire cet effet-là sur les autres.

 

Dans ce moment, le marquis de Croisenois s’avançait avec empressement vers Mlle de La Mole. Il fut un instant à trois pas d’elle, sans pouvoir pénétrer à cause de la foule. Il la regardait en souriant de l’obstacle. La jeune marquise de Rouvray était près de lui, c’était une cousine de Mathilde. Elle donnait le bras à son mari, qui ne l’était que depuis quinze jours. Le marquis de Rouvray, fort jeune aussi, avait tout l’amour niais qui prend un homme qui, faisant un mariage de convenance uniquement arrangé par les notaires, trouve une personne parfaitement belle. M. de Rouvray allait être duc à la mort d’un oncle fort âgé.

 

Pendant que le marquis de Croisenois, ne pouvant percer la foule, regardait Mathilde d’un air riant, elle arrêtait ses grands yeux, d’un bleu céleste, sur lui et ses voisins. Quoi de plus plat, se dit-elle, que tout ce groupe! Voilà Croisenois qui prétend m’épouser ; il est doux, poli, il a des manières parfaites comme M. de Rouvray. Sans l’ennui qu’ils donnent, ces messieurs seraient fort aimables. Lui aussi me suivra au bal avec cet air borné et content. Un an après le mariage, ma voiture, mes chevaux, mes robes, mon château à vingt lieues de Paris, tout cela sera aussi bien que possible, tout à fait ce qu’il faut pour faire périr d’envie une parvenue, une comtesse de Roiville par exemple ; et après ?…

 

Mathilde s’ennuyait en espoir. Le marquis de Croisenois parvint à l’approcher et lui parlait, mais elle rêvait sans l’écouter. Le bruit de ses paroles se confondait pour elle avec le bourdonnement du bal. Elle suivait machinalement de l’œil Julien, qui s’était éloigné d’un air respectueux, mais fier et mécontent. Elle aperçut dans un coin, loin de la foule circulante, le comte Altamira, condamné à mort dans son pays, que le lecteur connaît déjà. Sous Louis XIV, une de ses parentes avait épousé un prince de Conti ; ce souvenir le protégeait un peu contre la police de la congrégation.

 

Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme, pensa Mathilde : c’est la seule chose qui ne s’achète pas.

 

Ah! c’est un bon mot que je viens de me dire! Quel dommage qu’il ne soit pas venu de façon à m’en faire honneur! Mathilde avait trop de goût pour amener dans la conversation un bon mot fait d’avance ; mais elle avait aussi trop de vanité pour ne pas être enchantée d’elle-même. Un air de bonheur remplaça dans ses traits l’apparence de l’ennui. Le marquis de Croisenois, qui lui parlait toujours, crut entrevoir le succès, et redoubla de faconde.

 

Qu’est-ce qu’un méchant pourrait objecter mon bon mot ? se dit Mathilde. Je répondrais au critique : un titre de baron, de vicomte, cela s’achète ; une croix, cela se donne ; mon frère vient de l’avoir, qu’a-t-il fait ? Un grade, cela s’obtient. Dix ans de garnison, ou un parent ministre de la guerre, et l’on est chef d’escadron comme Norbert. Une grande fortune!… c’est encore ce qu’il y a de plus difficile et par conséquent de plus méritoire. Voilà qui est drôle! c’est le contraire de tout ce que disent les livres… Eh bien! pour la fortune, on épouse la fille de M. Rothschild.

 

Réellement mon mot a de la profondeur. La condamnation à mort est encore la seule chose que l’on ne se soit pas avisé de solliciter.

 

– Connaissez-vous le comte Altamira ? dit-elle à M. de Croisenois.

 

Elle avait l’air de revenir de si loin, et cette question avait si peu de rapport avec tout ce que le pauvre marquis lui disait depuis cinq minutes, que son amabilité en fut déconcertée. C’était pourtant un homme d’esprit et fort renommé comme tel.

 

Mathilde a de la singularité, pensa-t-il ; c’est un inconvénient, mais elle donne une si belle position sociale à son mari! Je ne sais comment fait ce marquis de La Mole ; il est lié avec ce qu’il y a de mieux dans tous les partis ; c’est un homme qui ne peut sombrer. Et d’ailleurs, cette singularité de Mathilde peut passer pour du génie. Avec une haute naissance et beaucoup de fortune, le génie n’est point un ridicule, et alors quelle distinction! Elle a si bien d’ailleurs, quand elle veut, ce mélange d’esprit, de caractère et d’à-propos qui fait l’amabilité parfaite… Comme il est difficile de faire bien deux choses à la fois, le marquis répondait à Mathilde d’un air vide et comme récitant une leçon :

 

– Qui ne connaît ce pauvre Altamira ? Et il lui faisait l’histoire de sa conspiration manquée, ridicule, absurde.

 

– Très absurde! dit Mathilde, comme se parlant à elle-même, mais il a agi. Je veux voir un homme ; amenez-le-moi, dit-elle au marquis très choqué.

 

Le comte Altamira était un des admirateurs les plus déclarés de l’air hautain et presque impertinent de Mlle de La Mole ; elle était suivant lui l’une des plus belles personnes de Paris.

 

– Comme elle serait belle sur un trône! dit-il à M. de Croisenois ; et il se laissa amener sans difficultés.

 

Il ne manque pas de gens dans le monde qui veulent établir que rien n’est de mauvais ton comme une conspiration, cela sent le jacobin. Et quoi de plus laid que le jacobin sans succès ?

 

Le regard de Mathilde se moquait du libéralisme d’Altamira avec M. de Croisenois, mais elle l’écoutait avec plaisir.

 

Un conspirateur au bal, c’est un joli contraste, pensait-elle. Elle trouvait à celui-ci, avec ses moustaches noires, la figure du lion quand il se repose ; mais elle s’aperçut bientôt que son esprit n’avait qu’une attitude : l’utilité, l’admiration pour l’utilité.

 

Excepté ce qui pouvait donner à son pays le gouvernement des deux Chambres, le jeune comte trouvait que rien n’était digne de son attention. Il quitta avec plaisir Mathilde, la plus séduisante personne du bal, parce qu’il vit entrer un général péruvien.

 

Désespérant de l’Europe, le pauvre Altamira en était réduit à penser que, quand les États de l’Amérique méridionale seront forts et puissants, ils pourront rendre à l’Europe la liberté que Mirabeau leur a envoyée.

 

Un tourbillon de jeunes gens à moustaches s’était approché de Mathilde. Elle avait bien vu qu’Altamira n’était pas séduit, et se trouvait piquée de son départ ; elle voyait son œil noir briller en parlant au général péruvien. Mlle de La Mole regardait les jeunes Français avec ce sérieux profond qu’aucune de ses rivales ne pouvait imiter. Lequel d’entre eux, pensait-elle, pourrait se faire condamner à mort, en lui supposant même toutes les chances favorables ?

 

Ce regard singulier flattait ceux qui avaient peu d’esprit, mais inquiétait les autres. Ils redoutaient l’explosion de quelque mot piquant et de réponse difficile.

 

Une haute naissance donne cent qualités dont l’absence m’offenserait : je le vois par l’exemple de Julien, pensait Mathilde ; mais elle étiole ces qualités de l’âme qui font condamner à mort.

 

En ce moment quelqu’un disait près d’elle : Ce comte Altamira est le second fils du prince de San Nazaro-Pimentel, c’est un Pimentel qui tenta de sauver Conradin, décapité en 1268. C’est l’une des plus nobles familles de Naples.

 

Voilà, se dit Mathilde, qui prouve joliment ma maxime : La haute naissance ôte la force de caractère sans laquelle on ne se fait point condamner à mort! Je suis donc prédestinée à déraisonner ce soir. Puisque je ne suis qu’une femme comme une autre, eh bien! il faut danser. Elle céda aux instances du marquis de Croisenois, qui depuis une heure sollicitait une galope. Pour se distraire de son malheur en philosophie, Mathilde voulut être parfaitement séduisante, M. de Croisenois fut ravi.

 

Mais ni la danse, ni le désir de plaire à l’un des plus jolis hommes de la cour, rien ne put distraire Mathilde. Il était impossible d’avoir plus de succès. Elle était la reine du bal, elle le voyait, mais avec froideur.

 

Quelle vie effacée je vais passer avec un être tel que Croisenois! se disait-elle, comme il la ramenait à sa place une heure après… Où est le plaisir pour moi, ajouta-t-elle tristement, si, après six mois d’absence, je ne le trouve pas au milieu d’un bal qui fait l’envie de toutes les femmes de Paris ? Et encore, j’y suis environnée des hommages d’une société que je ne puis pas imaginer mieux composée. Il n’y a ici de bourgeois que quelques pairs et un ou deux Julien peut-être. Et cependant, ajoutait-elle avec une tristesse croissante, quels avantages le sort ne m’a-t-il pas donnés : illustration, fortune, jeunesse! hélas! tout, excepté le bonheur.

 

Les plus douteux de mes avantages sont encore ceux dont ils m’ont parlé toute la soirée. L’esprit, j’y crois, car je leur fais peur évidemment à tous. S’ils osent aborder un sujet sérieux, au bout de cinq minutes de conversation ils arrivent tout hors d’haleine, et comme faisant une grande découverte à une chose que je leur répète depuis une heure. Je suis belle, j’ai cet avantage pour lequel Mme de Staël eût tout sacrifié, et pourtant il est de fait que je meurs d’ennui. Y a-t-il une raison pour que je m’ennuie moins quand j’aurai changé mon nom pour celui du marquis de Croisenois ?

 

Mais, mon Dieu! ajouta-t-elle presque avec l’envie de pleurer, n’est-ce pas un homme parfait ? C’est le chef-d’œuvre de l’éducation de ce siècle ; on ne peut le regarder sans qu’il trouve une chose aimable et même spirituelle à vous dire ; il est brave… Mais ce Sorel est singulier, se dit-elle, et son œil quittait l’air morne pour l’air fâché. Je l’ai averti que j’avais à lui parler, et il ne daigne pas reparaître!

Chapitre IX. Le Bal

 

Le luxe des toilettes, l’éclat des bougies, les parfums : tant de jolis bras, de belles épaules! des bouquets! des airs de Rossini qui enlèvent, des peintures de Ciceri! Je suis hors de moi!

 

Voyages d’Useri.

 

Vous avez de l’humeur, lui dit la marquise de La Mole ; je vous en avertis : c’est de mauvaise grâce au bal.

 

– Je ne me sens que mal à la tête, répondit Mathilde d’un air dédaigneux, il fait trop chaud ici.

 

À ce moment, comme pour justifier Mlle de La Mole, le vieux baron de Tolly se trouva mal et tomba ; on fut obligé de l’emporter. On parla d’apoplexie, ce fut un événement désagréable.

 

Mathilde ne s’en occupa point. C’était un parti pris, chez elle, de ne regarder jamais les vieillards et tous les êtres reconnus pour dire des choses tristes.

 

Elle dansa pour échapper à la conversation sur l’apoplexie, qui n’en était pas une, car le surlendemain le baron reparut.

 

Mais M. Sorel ne vient point, se dit-elle encore après qu’elle eut dansé. Elle le cherchait presque des yeux, lorsqu’elle l’aperçut dans un autre salon. Chose étonnante, il semblait avoir perdu ce ton de froideur impassible qui lui était si naturel ; il n’avait plus l’air anglais.

 

Il cause avec le comte Altamira, mon condamné à mort! se dit Mathilde. Son œil est plein d’un feu sombre ; il a l’air d’un prince déguisé ; son regard a redoublé d’orgueil.

 

Julien se rapprochait de la place où elle était, toujours causant avec Altamira ; elle le regardait fixement, étudiant ses traits pour y chercher ces hautes qualités qui peuvent valoir à un homme l’honneur d’être condamné à mort.

 

Comme il passait près d’elle :

 

– Oui, disait-il au comte Altamira, Danton était un homme!

 

O ciel! serait-il un Danton, se dit Mathilde ; mais il a une figure si noble, et ce Danton était si horriblement laid, un boucher, je crois. Julien était encore assez près d’elle, elle n’hésita pas à l’appeler ; elle avait la conscience et l’orgueil de faire une question extraordinaire pour une jeune fille.

 

– Danton n’était-il pas un boucher ? lui dit-elle.

 

– Oui, aux yeux de certaines personnes, lui répondit Julien avec l’expression du mépris le plus mal déguisé et l’œil encore enflammé de sa conversation avec Altamira, mais malheureusement pour les gens bien nés, il était avocat à Méry-sur-Seine ; c’est-à-dire, Mademoiselle, ajouta-t-il d’un air méchant, qu’il a commencé comme plusieurs pairs que je vois ici. Il est vrai que Danton avait un désavantage énorme aux yeux de la beauté, il était fort laid.

 

Ces derniers mots furent dits rapidement, d’un air extraordinaire et assurément fort peu poli.

 

Julien attendit un instant, le haut du corps légèrement penché et avec un air orgueilleusement humble. Il semblait dire : Je suis payé pour vous répondre, et je vis de ma paye. Il ne daignait pas lever l’œil sur Mathilde. Elle, avec ses beaux yeux ouverts extraordinairement et fixés sur lui, avait l’air de son esclave. Enfin, comme le silence continuait, il la regarda ainsi qu’un valet regarde son maître, afin de prendre des ordres. Quoique ses yeux rencontrassent en plein ceux de Mathilde, toujours fixés sur lui avec un regard étrange, il s’éloigna avec un empressement marqué.

 

Lui, qui est réellement si beau, se dit enfin Mathilde sortant de sa rêverie, faire un tel éloge de la laideur! Jamais de retour sur lui-même! Il n’est pas comme Caylus ou Croisenois. Ce Sorel a quelque chose de l’air que mon père prend quand il fait si bien Napoléon au bal. Elle avait tout à fait oublié Danton. Décidément, ce soir, je m’ennuie. Elle saisit le bras de son frère, et, à son grand chagrin, le força de faire un tour dans le bal. L’idée lui vint de suivre la conversation du condamné à mort avec Julien.

 

La foule était énorme. Elle parvint cependant à les rejoindre au moment où, à deux pas devant elle, Altamira s’approchait d’un plateau pour prendre une glace. Il parlait à Julien, le corps à demi tourné. Il vit un bras d’habit brodé qui prenait une glace à côté de la sienne. La broderie sembla exciter son attention ; il se retourna tout à fait pour voir le personnage à qui appartenait ce bras. À l’instant, ces yeux si nobles et si naïfs prirent une légère expression de dédain.

 

– Vous voyez cet homme, dit-il assez bas à Julien ; c’est le prince d’Araceli, ambassadeur de ***. Ce matin il a demandé mon extradition à votre ministre des affaires étrangères de France, M. de Nerval. Tenez, le voilà là-bas, qui joue au whist. M. de Nerval est assez disposé à me livrer, car nous vous avons donné deux ou trois conspirateurs en 1816. Si l’on me rend à mon roi, je suis pendu dans les vingt-quatre heures. Et ce sera quelqu’un de ces jolis messieurs à moustaches qui m’empoignera.

 

– Les infâmes! s’écria Julien à demi-haut.

 

Mathilde ne perdait pas une syllabe de leur conversation. L’ennui avait disparu.

 

– Pas si infâmes, reprit le comte Altamira. Je vous ai parlé de moi pour vous frapper d’une image vive. Regardez le prince d’Araceli ; toutes les cinq minutes, il jette les yeux sur sa Toison d’Or ; il ne revient pas du plaisir de voir ce colifichet sur sa poitrine. Ce pauvre homme n’est au fond qu’un anachronisme. Il y a cent ans la Toison était un honneur insigne, mais alors elle eût passé bien au-dessus de sa tête. Aujourd’hui, parmi les gens bien nés, il faut être un Araceli pour en être enchanté. Il eût fait pendre toute une ville pour l’obtenir.

 

– Est-ce à ce prix qu’il l’a eue ? dit Julien avec anxiété.

 

– Non pas précisément, répondit Altamira froidement ; il a peut-être fait jeter à la rivière une trentaine de riches propriétaires de son pays, qui passaient pour libéraux.

 

– Quel monstre! dit encore Julien.

 

Mlle de La Mole, penchant la tête avec le plus vif intérêt, était si près de lui, que ses beaux cheveux touchaient presque son épaule.

 

– Vous êtes bien jeune! répondait Altamira. Je vous disais que j’ai une sœur mariée en Provence ; elle est encore jolie, bonne, douce ; c’est une excellente mère de famille, fidèle à tous ses devoirs, pieuse et non dévote.

 

Où veut-il en venir ? pensait Mlle de La Mole.

 

– Elle est heureuse, continua le comte Altamira ; elle l’était en 1815. Alors j’étais caché chez elle, dans sa terre près d’Antibes ; eh bien, au moment où elle apprit l’exécution du maréchal Ney, elle se mit à danser!

 

– Est-il possible ? dit Julien atterré.

 

– C’est l’esprit de parti, reprit Altamira. Il n’y a plus de passions véritables au XIXe siècle : c’est pour cela que l’on s’ennuie tant en France. On fait les plus grandes cruautés, mais sans cruauté.

 

– Tant pis! dit Julien ; du moins, quand on fait des crimes, faut-il les faire avec plaisir : ils n’ont que cela de bon, et l’on ne peut même les justifier un peu que par cette raison.

 

Mlle de La Mole, oubliant tout à fait ce qu’elle se devait à elle-même, s’était placée presque entièrement entre Altamira et Julien. Son frère, qui lui donnait le bras, accoutumé à lui obéir, regardait ailleurs dans la salle, et, pour se donner une contenance avait l’air d’être arrêté par la foule.

 

– Vous avez raison, disait Altamira ; on fait tout sans plaisir et sans s’en souvenir, même les crimes. Je puis vous montrer dans ce bal dix hommes peut-être qui seront damnés comme assassins. Ils l’ont oublié, et le monde aussi.

 

Plusieurs sont émus jusqu’aux larmes si leur chien se casse la patte. Au Père-Lachaise, quand on jette des fleurs sur leur tombe, comme vous dites si plaisamment à Paris, on nous apprend qu’ils réunissaient toutes les vertus des preux chevaliers, et l’on parle des grandes actions de leur bisaïeul qui vivait sous Henri IV. Si, malgré les bons offices du prince d’Araceli, je ne suis pas pendu, et que je jouisse jamais de ma fortune à Paris, je veux vous faire dîner avec huit ou dix assassins honorés et sans remords.

 

Vous et moi, à ce dîner, nous serons les seuls purs de sang, mais je serai méprisé et presque haï, comme un monstre sanguinaire et jacobin, et vous méprisé simplement comme homme du peuple intrus dans la bonne compagnie.

 

– Rien de plus vrai, dit Mlle de La Mole.

 

Altamira la regarda étonné, Julien ne daigna pas la regarder.

 

– Notez que la révolution à la tête de laquelle je me suis trouvé, continua le comte Altamira, n’a pas réussi, uniquement parce que je n’ai pas voulu faire tomber trois têtes et distribuer à nos partisans sept à huit millions qui se trouvaient dans une caisse dont j’avais la clef. Mon roi qui, aujourd’hui, brûle de me faire pendre, et qui, avant la révolte, me tutoyait, m’eût donné le grand cordon de son ordre si j’avais fait tomber ces trois têtes et distribuer l’argent de ces caisses, car j’aurais obtenu au moins un demi-succès, et mon pays eût eu une charte telle quelle… Ainsi va le monde, c’est une partie d’échecs.

 

– Alors, reprit Julien l’œil en feu, vous ne saviez pas le jeu ; maintenant…

 

– Je ferais tomber des têtes, voulez-vous dire, et je ne serais pas un Girondin comme vous me le faisiez entendre l’autre jour ?… Je vous répondrai, dit Altamira d’un air triste, quand vous aurez tué un homme en duel, ce qui encore est bien moins laid que de le faire exécuter par un bourreau.

 

– Ma foi! dit Julien, qui veut la fin veut les moyens ; si, au lieu d’être un atome, j’avais quelque pouvoir, je ferais pendre trois hommes pour sauver la vie à quatre.

 

Ses yeux exprimaient le feu de la conscience et le mépris des vains jugements des hommes ; ils rencontrèrent ceux de Mlle de La Mole tout près de lui, et ce mépris, loin de se changer en air gracieux et civil, sembla redoubler.

 

Elle en fut profondément choquée ; mais il ne fut plus en son pouvoir d’oublier Julien ; elle s’éloigna avec dépit, entraînant son frère.

 

Il faut que je prenne du punch, et que je danse beaucoup, se dit-elle ; je veux choisir ce qu’il y a de mieux et faire effet à tout prix. Bon, voici ce fameux, impertinent, le comte de Fervaques. Elle accepta son invitation ; ils dansèrent. Il s’agit de voir, pensa-t-elle, qui des deux sera le plus impertinent, mais, pour me moquer pleinement de lui, il faut que je le fasse parler. Bientôt tout le reste de la contredanse ne dansa que par contenance. On ne voulait pas perdre une des reparties piquantes de Mathilde. M. de Fervaques se troublait, et, ne trouvant que des paroles élégantes au lieu d’idées, faisait des mines ; Mathilde, qui avait de l’humeur, fut cruelle pour lui, et s’en fit un ennemi. Elle dansa jusqu’au jour et enfin se retira horriblement fatiguée. Mais, en voiture, le peu de force qui lui restait était encore employé à la rendre triste et malheureuse. Elle avait été méprisée par Julien, et ne pouvait le mépriser.

 

Julien était au comble du bonheur. Ravi à son insu par la musique, les fleurs, les belles femmes, l’élégance générale, et plus que tout par son imagination qui rêvait des distinctions pour lui et la liberté pour tous.

 

– Quel beau bal! dit-il au comte, rien n’y manque.

 

– Il y manque la pensée, répondit Altamira.

 

Et sa physionomie trahissait ce mépris, qui n’en est que plus piquant, parce qu’on voit que la politesse s’impose le devoir de le cacher.

 

– Vous y êtes, monsieur le comte. N’est-ce pas, la pensée est conspirante encore ?

 

– Je suis ici à cause de mon nom. Mais on hait la pensée dans vos salons. Il faut qu’elle ne s’élève pas au-dessus de la pointe d’un couplet de vaudeville : alors on la récompense. Mais l’homme qui pense, s’il a de l’énergie et de la nouveauté dans ses saillies, vous l’appelez cynique. N’est-ce pas ce nom-là qu’un de vos juges a donné à Courier ? Vous l’avez mis en prison, ainsi que Béranger. Tout ce qui vaut quelque chose, chez vous, par l’esprit, la congrégation le jette à la police correctionnelle ; et la bonne compagnie applaudit.

 

C’est que votre société vieillie prise avant tout les convenances… Vous ne vous élèverez jamais au-dessus de la bravoure militaire ; vous aurez des Murat et jamais de Washington. Je ne vois en France que de la vanité. Un homme qui invente en parlant arrive facilement à une saillie imprudente, et le maître de la maison se croit déshonoré.

 

À ces mots, la voiture du comte, qui ramenait Julien, s’arrêta devant l’hôtel de La Mole. Julien était amoureux de son conspirateur. Altamira lui avait fait ce beau compliment, évidemment échappé à une profonde conviction : Vous n’avez pas la légèreté française, et comprenez le principe de l’utilité. Il se trouvait que, justement l’avant-veille, Julien avait vu Marino Faliero, tragédie de M. Casimir Delavigne.

 

Israël Bertuccio n’a-t-il pas plus de caractère que tous ces nobles Vénitiens ? se disait notre plébéien révolté ; et cependant ce sont des gens dont la noblesse prouvée remonte à l’an 700, un siècle avant Charlemagne, tandis que tout ce qu’il y avait de plus noble ce soir au bal de M. de Retz ne remonte, et encore clopin-clopant, que jusqu’au XIIIe siècle. Eh bien! au milieu de ces nobles de Venise, si grands par la naissance, c’est d’Israël Bertuccio qu’on se souvient.

 

Une conspiration anéantit tous les titres donnés par les caprices sociaux. Là, un homme prend d’emblée le rang que lui assigne sa manière d’envisager la mort. L’esprit lui-même perd de son empire…

 

Que serait Danton aujourd’hui, dans ce siècle des Valenod et des Rênal ? pas même substitut du procureur du roi…

 

Que dis-je ? il se serait vendu à la congrégation ; il serait ministre, car enfin ce grand Danton a volé. Mirabeau aussi s’est vendu. Napoléon avait volé des millions en Italie, sans quoi il eût été arrêté tout court par la pauvreté, comme Pichegru. La Fayette seul n’a jamais volé. Faut-il voler, faut-il se vendre ? pensa Julien. Cette question l’arrêta tout court. Il passa le reste de la nuit à lire l’histoire de la Révolution.

 

Le lendemain, en faisant ses lettres dans la bibliothèque, il ne songeait encore qu’à la conversation du comte Altamira.

 

Dans le fait, se disait-il après une longue rêverie, si ces Espagnols libéraux avaient compromis le peuple par des crimes, on ne les eût pas balayés avec cette facilité. Ce furent des enfants orgueilleux et bavards… comme moi! s’écria tout à coup Julien comme se réveillant en sursaut.

 

Qu’ai-je fait de difficile qui me donne le droit de juger de pauvres diables qui enfin, une fois en la vie, ont osé, ont commencé à agir ? Je suis comme un homme qui au sortir de table s’écrie : Demain je ne dînerai pas ; ce qui ne m’empêchera point d’être fort et allègre comme je le suis aujourd’hui. Qui sait ce qu’on éprouve à moitié chemin d’une grande action ?… Ces hautes pensées furent troublées par l’arrivée imprévue de Mlle de La Mole, qui entrait dans la bibliothèque. Il était tellement animé par son admiration pour les grandes qualités de Danton, de Mirabeau, de Carnot, qui ont su n’être pas vaincus, que ses yeux s’arrêtèrent sur Mlle de La Mole, mais sans songer à elle, sans la saluer, sans presque la voir. Quand enfin ses grands yeux si ouverts s’aperçurent de sa présence, son regard s’éteignit. Mlle de La Mole le remarqua avec amertume.

 

En vain elle lui demanda un volume de l’Histoire de France de Vély, placé au rayon le plus élevé, ce qui obligeait Julien à aller chercher la plus grande des deux échelles. Julien avait approché l’échelle ; il avait cherché le volume, il le lui avait remis, sans encore pouvoir songer à elle. En remportant l’échelle, dans sa préoccupation il donna un coup de coude dans une des glaces de la bibliothèque ; les éclats, en tombant sur le parquet, le réveillèrent enfin. Il se hâta de faire des excuses à Mlle de La Mole ; il voulut être poli, mais il ne fut que poli. Mathilde vit avec évidence qu’elle l’avait troublé, et qu’il eût mieux aimé songer à ce qui l’occupait avant son arrivée, que lui parler. Après l’avoir beaucoup regardé, elle s’en alla lentement. Julien la regardait marcher. Il jouissait du contraste de la simplicité de sa toilette actuelle avec l’élégance magnifique de celle de la veille. La différence entre les deux physionomies était presque aussi frappante. Cette jeune fille, si altière au bal du duc de Retz, avait presque en ce moment un regard suppliant. Réellement, se dit Julien, cette robe noire fait briller encore mieux la beauté de sa taille. Elle a un port de reine ; mais pourquoi est-elle en deuil ?

 

Si je demande à quelqu’un la cause de ce deuil, il se trouvera que je commets encore une gaucherie. Julien était tout à fait sorti des profondeurs de son enthousiasme. Il faut que je relise toutes les lettres que j’ai faites ce matin ; Dieu sait les mots sautés et les balourdises que j’y trouverai. Comme il lisait avec une attention forcée la première de ces lettres, il entendit tout près de lui le bruissement d’une robe de soie ; il se retourna rapidement ; Mlle de La Mole était à deux pas de sa table, elle riait. Cette seconde interruption donna de l’humeur à Julien.

 

Pour Mathilde, elle venait de sentir vivement qu’elle n’était rien pour ce jeune homme ; ce rire était fait pour cacher son embarras, elle y réussit.

 

– Évidemment, vous songez à quelque chose de bien intéressant, Monsieur Sorel. N’est-ce point quelque anecdote curieuse sur la conspiration qui nous a envoyé à Paris M. le comte Altamira ? Dites-moi ce dont il s’agit ; je brûle de le savoir ; je serai discrète, je vous le jure! Elle fut étonnée de ce mot en se l’entendant prononcer. Quoi donc, elle suppliait un subalterne! Son embarras augmentant, elle ajouta d’un petit air léger :

 

– Qu’est-ce qui a pu faire de vous, ordinairement si froid, un être inspiré, une espèce de prophète de Michel-Ange ?

 

Cette vive et indiscrète interrogation, blessant Julien profondément, lui rendit toute sa folie.

 

– Danton a-t-il bien fait de voler ? lui dit-il brusquement et d’un air qui devenait de plus en plus farouche. Les révolutionnaires du Piémont, de l’Espagne, devaient-ils compromettre le peuple par des crimes ? Donner à des gens même sans mérite toutes les places de l’armée, toutes les croix ? Les gens qui auraient porté ces croix n’eussent-ils pas redouté le retour du roi ? Fallait-il mettre le trésor de Turin au pillage ? En un mot, Mademoiselle, dit-il en s’approchant d’elle d’un air terrible, l’homme qui veut chasser l’ignorance et le crime de la terre doit-il passer comme la tempête et faire le mal comme au hasard ?

 

Mathilde eut peur, ne put soutenir son regard, et recula deux pas. Elle le regarda un instant ; puis, honteuse de sa peur, d’un pas léger elle sortit de la bibliothèque.


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