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Chapitre X. La Reine Marguerite



 

Amour! dans quelle folie ne parviens-tu pas à nous faire trouver du plaisir ?

 

Lettres d’une RELIGIEUSE PORTUGAISE.

 

Julien relut ses lettres. Quand la cloche du dîner se fit entendre : Combien je dois avoir été ridicule aux yeux de cette poupée parisienne! se dit-il ; quelle folie de lui dire réellement ce à quoi je pensais! Mais peut-être folie pas si grande. La vérité dans cette occasion était digne de moi.

 

Pourquoi aussi venir m’interroger sur des choses intimes! Cette question est indiscrète de sa part. Elle a manqué d’usage. Mes pensées sur Danton ne font point partie du service pour lequel son père me paye.

 

En arrivant dans la salle à manger, Julien fut distrait de son humeur par le grand deuil de Mlle de La Mole, qui le frappa d’autant plus qu’aucune autre personne de la famille n’était en noir.

 

Après dîner, il se trouva tout à fait débarrassé de l’accès d’enthousiasme qui l’avait obsédé toute la journée. Par bonheur, l’académicien qui savait le latin était de ce dîner. Voilà l’homme qui se moquera le moins de moi, se dit Julien, si, comme je le présume, ma question sur le deuil de Mlle de La Mole est une gaucherie.

 

Mathilde le regardait avec une expression singulière. Voilà bien la coquetterie des femmes de ce pays telle que Mme de Rênal me l’avait peinte, se dit Julien. Je n’ai pas été aimable pour elle ce matin, je n’ai pas cédé à la fantaisie qu’elle avait de causer. J’en augmente de prix à ses yeux. Sans doute le diable n’y perd rien. Plus tard, sa hauteur dédaigneuse saura bien se venger. Je la mets à pis faire. Quelle différence avec ce que j’ai perdu! Quel naturel charmant! Quelle naïveté! Je savais ses pensées avant elle ; je les voyais naître ; je n’avais pour antagoniste, dans son cœur, que la peur de la mort de ses enfants ; c’était une affection raisonnable et naturelle, aimable même pour moi qui en souffrais. J’ai été un sot. Les idées que je me faisais de Paris m’ont empêché d’apprécier cette femme sublime.

 

Quelle différence, grand Dieu! Et qu’est-ce que je trouve ici ? De la vanité sèche et hautaine, toutes les nuances de l’amour-propre et rien de plus.

 

On se levait de table. Ne laissons pas engager mon académicien, se dit Julien. Il s’approcha de lui comme on passait au jardin, prit un air doux et soumis, et partagea sa fureur contre le succès d’Hernani.

 

– Si nous étions encore au temps des lettres de cachet!… dit-il.

 

– Alors il n’eût pas osé, s’écria l’académicien avec un geste à la Talma.

 

À propos d’une fleur, Julien cita quelques mots des Géorgiques de Virgile, et trouva que rien n’était égal aux vers de l’abbé Delille. En un mot, il flatta l’académicien de toutes les façons. Après quoi, de l’air le plus indifférent :

 

– Je suppose, lui dit-il, que Mlle de La Mole a hérité de quelque oncle dont elle porte le deuil.

 

– Quoi! vous êtes de la maison, dit l’académicien en s’arrêtant tout court, et vous ne savez pas sa folie ? Au fait, il est étrange que sa mère lui permette de telles choses ; mais entre nous, ce n’est pas précisément par la force du caractère qu’on brille dans cette maison. Mlle Mathilde en a pour eux tous, et les mène. C’est aujourd’hui le 30 avril! Et l’académicien s’arrêta en regardant Julien d’un air fin. Julien sourit de l’air le plus spirituel qu’il put.

 

Quel rapport peut-il y avoir entre mener toute une maison, porter une robe noire et le 30 avril ? se disait-il. Il faut que je sois encore plus gauche que je ne le pensais.

 

– Je vous avouerai…, dit-il à l’académicien, et son œil continuait à interroger.

 

– Faisons un tour de jardin, dit l’académicien, entrevoyant avec ravissement l’occasion de faire une longue narration élégante. Quoi! Est-il bien possible que vous ne sachiez pas ce qui s’est passé le 30 avril 1574.

 

– Et où, dit Julien étonné.

 

– En place de Grève.

 

Julien était si étonné, que ce mot ne le mit pas au fait. La curiosité, l’attente d’un intérêt tragique, si en rapport avec son caractère, lui donnaient ces yeux brillants qu’un narrateur aime tant à voir chez la personne qui l’écoute. L’académicien, ravi de trouver une oreille vierge, raconta longuement à Julien comme quoi, le 30 avril 1574, le plus joli garçon de son siècle, Boniface de La Mole, et Annibal de Coconasso, gentilhomme piémontais, son ami, avaient eu la tête tranchée en place de Grève. La Mole était l’amant adoré de la reine Marguerite de Navarre ; et remarquez, ajouta l’académicien, que Mlle de La Mole s’appelle Mathilde-Marguerite. La Mole était en même temps le favori du duc d’Alençon et l’intime ami du roi de Navarre, depuis Henri IV, mari de sa maîtresse. Le jour du mardi gras de cette année 1574, la cour se trouvait à Saint-Germain avec le pauvre roi Charles IX, qui s’en allait mourant. La Mole voulut enlever les princes ses amis, que la reine Catherine de Médicis retenait comme prisonniers à la cour. Il fit avancer deux cents chevaux sous les murs de Saint-Germain, le duc d’Alençon eut peur, et La Mole fut jeté au bourreau.

 

Mais ce qui touche Mlle Mathilde, ce qu’elle m’a avoué elle-même, il y a sept à huit ans, quand elle en avait douze, car c’est une tête, une tête!… Et l’académicien leva les yeux au ciel. Ce qui l’a frappée dans cette catastrophe politique, c’est que la reine Marguerite de Navarre, cachée dans une maison de la place de Grève, osa faire demander au bourreau la tête de son amant. Et la nuit suivante, à minuit, elle prit cette tête dans sa voiture, et alla l’enterrer elle-même dans une chapelle située au pied de la colline de Montmartre.

 

– Est-il possible ? s’écria Julien touché.

 

– Mlle Mathilde méprise son frère, parce que, comme vous le voyez, il ne songe nullement à toute cette histoire ancienne, et ne prend point le deuil le 30 avril. C’est depuis ce fameux supplice, et pour rappeler l’amitié intime de La Mole pour Coconasso, lequel Coconasso, comme un Italien qu’il était, s’appelait Annibal, que tous les hommes de cette famille portent ce nom. Et, ajouta l’académicien en baissant la voix, ce Coconasso fut, au dire de Charles IX lui-même, l’un des plus cruels assassins du 24 août 1572. Mais comment est-il possible, mon cher Sorel, que vous ignoriez ces choses, vous, commensal de cette maison ?

 

– Voilà donc pourquoi, deux fois à dîner, Mlle de La Mole a appelé son frère Annibal. Je croyais avoir mal entendu.

 

– C’était un reproche. Il est étrange que la marquise souffre de telles folies… Le mari de cette grande fille en verra de belles!

 

Ce mot fut suivi de cinq ou six phrases satiriques. La joie et l’intimité qui brillaient dans les yeux de l’académicien choquèrent Julien. Nous voici deux domestiques occupés à médire de leurs maîtres, pensa-t-il. Mais rien ne doit m’étonner de la part de cet homme d’académie.

 

Un jour, Julien l’avait surpris aux genoux de la marquise de La Mole ; il lui demandait une recette de tabac pour un neveu de province. Le soir, une petite femme de chambre de Mlle de La Mole, qui faisait la cour à Julien, comme jadis Élisa, lui donna cette idée que le deuil de sa maîtresse n’était point pris pour attirer les regards. Cette bizarrerie tenait au fond de son caractère. Elle aimait réellement ce La Mole, amant aimé de la reine la plus spirituelle de son siècle, et qui mourut pour avoir voulu rendre la liberté à ses amis. Et quels amis! Le premier prince du sang et Henri IV.

 

Accoutumé au naturel parfait qui brillait dans toute la conduite de Mme de Rênal, Julien ne voyait qu’affectation dans toutes les femmes de Paris ; et pour peu qu’il fût disposé à la tristesse, ne trouvait rien à leur dire. Mlle de La Mole fit exception.

 

Il commençait à ne plus prendre pour de la sécheresse de cœur le genre de beauté qui tient à la noblesse du maintien. Il eut de longues conversations avec Mlle de La Mole, qui, quelquefois, après dîner, se promenait avec lui dans le jardin, le long des fenêtres ouvertes du salon. Elle lui dit un jour qu’elle lisait l’histoire de d’Aubigné et Brantôme. Singulière lecture, pensa Julien ; et la marquise ne lui permet pas de lire les romans de Walter Scott!

 

Un jour elle lui raconta, avec ces yeux brillants de plaisir qui prouvent la sincérité de l’admiration, ce trait d’une jeune femme du règne de Henri III, qu’elle venait de lire dans les Mémoires de l’Étoile : trouvant son mari infidèle, elle le poignarda.

 

L’amour-propre de Julien était flatté. Une personne environnée de tant de respects, et qui, au dire de l’académicien, menait toute la maison, daignait lui parler d’un air qui pouvait presque ressembler à de l’amitié.

 

Je m’étais trompé, pensa bientôt Julien ; ce n’est pas de la familiarité, je ne suis qu’un confident de tragédie, c’est le besoin de parler. Je passe pour savant dans cette famille. Je m’en vais lire Brantôme, d’Aubigné, l’Étoile. Je pourrai contester quelques-unes des anecdotes dont me parle Mlle de La Mole. Je veux sortir de ce rôle de confident passif.

 

Peu à peu ses conversations avec cette jeune fille, d’un maintien si imposant et en même temps si aisé, devinrent plus intéressantes. Il oubliait son triste rôle de plébéien révolté. Il la trouvait savante, et même raisonnable. Ses opinions dans le jardin étaient bien différentes de celles qu’elle avouait au salon. Quelquefois elle avait avec lui un enthousiasme et une franchise qui formaient un contraste parfait avec sa manière d’être ordinaire, si altière et si froide.

 

Les guerres de la Ligue sont les temps héroïques de la France, lui disait-elle un jour, avec des yeux étincelants de génie et d’enthousiasme. Alors chacun se battait pour obtenir une certaine chose qu’il désirait, pour faire triompher son parti, et non pas pour gagner platement une croix comme du temps de votre empereur. Convenez qu’il y avait moins d’égoïsme et de petitesse. J’aime ce siècle.

 

– Et Boniface de La Mole en fut le héros, lui dit-il.

 

– Du moins, il fut aimé comme peut-être il est doux de l’être. Quelle femme actuellement vivante n’aurait horreur de toucher à la tête de son amant décapité ?

 

Mme de La Mole appela sa fille. L’hypocrisie, pour être utile, doit se cacher ; et Julien, comme on voit, avait fait à Mlle de La Mole une demi-confidence sur son admiration pour Napoléon.

 

Voilà l’immense avantage qu’ils ont sur nous, se dit Julien, resté seul au jardin. L’histoire de leurs aïeux les élève au-dessus des sentiments vulgaires, et ils n’ont pas toujours à songer à leur subsistance! Quelle misère! ajoutait-il avec amertume, je suis indigne de raisonner sur ces grands intérêts. Ma vie n’est qu’une suite d’hypocrisies, parce que je n’ai pas mille francs de rente pour acheter du pain.

 

– À quoi rêvez-vous là, Monsieur ? lui dit Mathilde, qui revenait en courant.

 

Julien était las de se mépriser. Par orgueil, il dit franchement sa pensée. Il rougit beaucoup en parlant de sa pauvreté à une personne aussi riche. Il chercha à bien exprimer par son ton fier qu’il ne demandait rien. Jamais il n’avait semblé aussi joli à Mathilde ; elle lui trouva une expression de sensibilité et de franchise qui souvent lui manquait.

 

À moins d’un mois de là, Julien se promenait pensif dans le jardin de l’hôtel de La Mole ; mais sa figure n’avait plus la dureté et la roguerie philosophique qu’y imprimait le sentiment continu de son infériorité. Il venait de reconduire jusqu’à la porte du salon Mlle de La Mole, qui prétendait s’être fait mal au pied en courant avec son frère.

 

Elle s’est appuyée sur mon bras d’une façon bien singulière! se disait Julien. Suis-je un fat, ou serait-il vrai qu’elle a du goût pour moi ? Elle m’écoute d’un air si doux, même quand je lui avoue toutes les souffrances de mon orgueil! Elle qui a tant de fierté avec tout le monde! On serait bien étonné au salon si on lui voyait cette physionomie. Très certainement, cet air doux et bon, elle ne l’a avec personne.

 

Julien cherchait à ne pas s’exagérer cette singulière amitié. Il la comparait lui-même à un commerce armé. Chaque jour en se retrouvant, avant de reprendre le ton presque intime de la veille, on se demandait presque : Serons-nous aujourd’hui amis ou ennemis ? Julien avait compris que se laisser offenser impunément une seule fois par cette fille si hautaine, c’était tout perdre. Si je dois me brouiller, ne vaut-il pas mieux que ce soit de prime abord, en défendant les justes droits de mon orgueil, qu’en repoussant les marques de mépris dont serait bientôt suivi le moindre abandon de ce que je dois à ma dignité personnelle ?

 

Plusieurs fois, en des jours de mauvaise humeur, Mathilde essaya de prendre avec lui le ton d’une grande dame ; elle mettait une rare finesse à ces tentatives, mais Julien les repoussait rudement.

 

Un jour il l’interrompit brusquement : Mademoiselle de La Mole a-t-elle quelque ordre à donner au secrétaire de son père ? lui dit-il ; il doit écouter ses ordres et les exécuter avec respect ; mais du reste, il n’a pas un mot à lui adresser. Il n’est point payé pour lui communiquer ses pensées.

 

Cette manière d’être, et les singuliers doutes qu’avait Julien, firent disparaître l’ennui qu’il trouvait régulièrement dans ce salon si magnifique, mais où l’on avait peur de tout, et où il n’était convenable de plaisanter de rien.

 

Il serait plaisant qu’elle m’aimât! Qu’elle m’aime ou non, continuait Julien, j’ai pour confidente intime une fille d’esprit, devant laquelle je vois trembler toute la maison, et plus que tous les autres le marquis de Croisenois. Ce jeune homme si poli, si doux, si brave, et qui réunit tous les avantages de naissance et de fortune dont un seul me mettrait le cœur si à l’aise! Il en est amoureux fou, il doit l’épouser. Que de lettres M. de La Mole m’a fait écrire aux deux notaires pour arranger le contrat! Et moi qui me vois si subalterne la plume à la main, deux heures après, ici dans le jardin, je triomphe de ce jeune homme si aimable : car enfin les préférences sont frappantes, directes. Peut-être aussi elle hait en lui un mari futur. Elle a assez de hauteur pour cela. Et les bontés qu’elle a pour moi, je les obtiens à titre de confident subalterne.

 

Mais non, ou je suis fou, ou elle me fait la cour ; plus je me montre froid et respectueux avec elle, plus elle me recherche. Ceci pourrait être un parti pris, une affectation ; mais je vois ses yeux s’animer quand je parais à l’improviste. Les femmes de Paris savent-elles feindre à ce point ? Que m’importe! J’ai l’apparence pour moi, jouissons des apparences. Mon Dieu, qu’elle est belle! Que ses grands yeux bleus me plaisent, vus de près, et me regardant comme ils le font souvent! Quelle différence de ce printemps-ci à celui de l’année passée, quand je vivais malheureux et me soutenant à force de caractère, au milieu de ces trois cents hypocrites méchants et sales! J’étais presque aussi méchant qu’eux.

 

Dans les jours de méfiance : Cette jeune fille se moque de moi, pensait Julien. Elle est d’accord avec son frère pour me mystifier. Mais elle a l’air de tellement mépriser le manque d’énergie de ce frère! Il est brave, et puis c’est tout, me dit-elle. Il n’a pas une pensée qui ose s’écarter de la mode. C’est toujours moi qui suis obligé de prendre sa défense. Une jeune fille de dix-neuf ans! À cet âge, peut-on être fidèle à chaque instant de la journée à l’hypocrisie qu’on s’est prescrite ?

 

D’un autre côté, quand Mlle de La Mole fixe sur moi ses grands yeux bleus avec une certaine expression singulière, toujours le comte Norbert s’éloigne. Ceci m’est suspect ; ne devrait-il pas s’indigner de ce que sa sœur distingue un domestique de leur maison ? Car j’ai entendu le duc de Chaulnes parler ainsi de moi. À ce souvenir la colère remplaçait tout autre sentiment. Est-ce amour du vieux langage chez ce duc maniaque ?

 

Eh bien, elle est jolie! continuait Julien avec des regards de tigre. Je l’aurai, je m’en irai ensuite, et malheur à qui me troublera dans ma fuite!

 

Cette idée devint l’unique affaire de Julien ; il ne pouvait plus penser à rien autre chose. Ses journées passaient comme des heures.

 

À chaque instant, cherchant à s’occuper de quelque affaire sérieuse, sa pensée abandonnait tout, et il se réveillait un quart d’heure après, le cœur palpitant, la tête troublée, et rêvant à cette idée : M’aime-t-elle ?

Chapitre XI. L’Empire d’une jeune fille!

 

J’admire sa beauté, mais je crains son esprit.

 

MÉRIMÉE.

 

Si Julien eût employé à examiner ce qui se passait dans le salon le temps qu’il mettait à s’exagérer la beauté de Mathilde, ou à se passionner contre la hauteur naturelle à sa famille, qu’elle oubliait pour lui, il eût compris en quoi consistait son empire sur tout ce qui l’entourait. Dès qu’on déplaisait à Mlle de La Mole, elle savait punir par une plaisanterie si mesurée, si bien choisie, si convenable en apparence, lancée si à propos, que la blessure croissait à chaque instant, plus on y réfléchissait. Peu à peu elle devenait atroce pour l’amour-propre offensé. Comme elle n’attachait aucun prix à bien des choses qui étaient des objets de désirs sérieux pour le reste de sa famille, elle paraissait toujours de sang-froid à leurs yeux. Les salons de l’aristocratie sont agréables à citer quand on en sort, mais voilà tout ; la politesse toute seule n’est quelque chose par elle-même que les premiers jours. Julien l’éprouvait ; après le premier enchantement, le premier étonnement. La politesse, se disait-il, n’est que l’absence de la colère que donneraient les mauvaises manières. Mathilde s’ennuyait souvent, peut-être se fût-elle ennuyée partout. Alors aiguiser une épigramme était pour elle une distraction et un vrai plaisir.

 

C’était peut-être pour avoir des victimes un peu plus amusantes que ses grands parents, que l’académicien et les cinq ou six autres subalternes qui leur faisaient la cour, qu’elle avait donné des espérances au marquis de Croisenois, au comte de Caylus et deux ou trois autres jeunes gens de la première distinction. Ils n’étaient pour elle que de nouveaux objets d’épigramme.

 

Nous avouerons avec peine, car nous aimons Mathilde, qu’elle avait reçu des lettres de plusieurs d’entre eux, et leur avait quelquefois répondu. Nous nous hâtons d’ajouter que ce personnage fait exception aux mœurs du siècle. Ce n’est pas en général le manque de prudence que l’on peut reprocher aux élèves du noble couvent du Sacré-Cœur.

 

Un jour le marquis de Croisenois rendit à Mathilde une lettre assez compromettante qu’elle lui avait écrite la veille. Il croyait par cette marque de haute prudence avancer beaucoup ses affaires. Mais c’était l’imprudence que Mathilde aimait dans ses correspondances. Son plaisir était de jouer son sort. Elle ne lui adressa pas la parole de six semaines.

 

Elle s’amusait des lettres de ces jeunes gens ; mais suivant elle, toutes se ressemblaient. C’était toujours la passion la plus profonde, la plus mélancolique.

 

– Ils sont tous le même homme parfait, prêt à partir pour la Palestine, disait-elle à sa cousine. Connaissez-vous quelque chose de plus insipide ? Voilà donc les lettres que je vais recevoir toute la vie! Ces lettres-là ne doivent changer que tous les vingt ans, suivant le genre d’occupation qui est à la mode. Elles devaient être moins décolorées du temps de l’Empire. Alors tous ces jeunes gens du grand monde avaient vu ou fait des actions qui réellement avaient de la grandeur. Le duc de N***, mon oncle, a été à Wagram.

 

– Quel esprit faut-il pour donner un coup de sabre ? Et quand cela leur est arrivé, ils en parlent si souvent! dit Mlle de Sainte-Hérédité, la cousine de Mathilde.

 

– Eh bien! ces récits me font plaisir. Être dans une véritable bataille, une bataille de Napoléon, où l’on tuait dix mille soldats, cela prouve du courage. S’exposer au danger élève l’âme et la sauve de l’ennui où mes pauvres adorateurs semblent plongés ; et il est contagieux, cet ennui. Lequel d’entre eux a l’idée de faire quelque chose d’extraordinaire ? Ils cherchent à obtenir ma main, la belle affaire! Je suis riche, et mon père avancera son gendre. Ah! pût-il en trouver un qui fût un peu amusant!

 

La manière de voir vive, nette, pittoresque de Mathilde, gâtait son langage, comme on voit. Souvent un mot d’elle faisait tache aux yeux de ses amis si polis. Ils se seraient presque avoué, si elle eût été moins à la mode, que son parler avait quelque chose d’un peu coloré pour la délicatesse féminine.

 

Elle, de son côté, était bien injuste envers les jolis cavaliers qui peuplent le bois de Boulogne. Elle voyait l’avenir non pas avec terreur, c’eût été un sentiment vif, mais avec un dégoût bien rare à son âge.

 

Que pouvait-elle désirer ? La fortune, la haute naissance, l’esprit, la beauté à ce qu’on disait, et à ce qu’elle croyait, tout avait été accumulé sur elle par les mains du hasard.

 

Voilà quelles étaient les pensées de l’héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain, quand elle commença à trouver du plaisir à se promener avec Julien. Elle fut étonnée de son orgueil ; elle admira l’adresse de ce petit bourgeois. Il saura se faire évêque comme l’abbé Maury, se dit-elle.

 

Bientôt cette résistance sincère et non jouée, avec laquelle notre héros accueillait plusieurs de ses idées, l’occupa ; elle y pensait ; elle racontait à son amie les moindres détails des conversations, et trouvait que jamais elle ne parvenait à en bien rendre toute la physionomie.

 

Une idée l’illumina tout à coup : J’ai le bonheur d’aimer, se dit-elle un jour, avec un transport de joie incroyable. J’aime, j’aime, c’est clair! À mon âge, une fille jeune, belle, spirituelle, où peut-elle trouver des sensations, si ce n’est dans l’amour ? J’ai beau faire, je n’aurai jamais d’amour pour Croisenois, Caylus, et tutti quanti. Ils sont parfaits, trop parfaits peut-être ; enfin, ils m’ennuient.

 

Elle repassa dans sa tête toutes les descriptions de passion qu’elle avait lues dans Manon Lescaut, La Nouvelle Héloïse, les Lettres d’une Religieuse portugaise, etc., etc., Il n’était question, bien entendu, que de la grande passion ; l’amour léger était indigne d’une fille de son âge et de sa naissance. Elle ne donnait le nom d’amour qu’à ce sentiment héroïque que l’on rencontrait en France du temps de Henri III et de Bassompierre. Cet amour-là ne cédait point bassement aux obstacles, mais, bien loin de là, faisait faire de grandes choses. Quel malheur pour moi qu’il n’y ait pas une cour véritable comme celle de Catherine de Médicis ou de Louis XIII! Je me sens au niveau de tout ce qu’il y a de plus hardi et de plus grand. Que ne ferais-je pas d’un roi homme de cœur, comme Louis XIII, soupirant à mes pieds! Je le mènerais en Vendée, comme dit si souvent le baron de Tolly, et de là il reconquerrait son royaume ; alors plus de charte… et Julien me seconderait. Que lui manque-t-il ? un nom et de la fortune. Il se ferait un nom il acquerrait de la fortune.

 

Rien ne manque à Croisenois, et il ne sera toute sa vie qu’un duc à demi-ultra, à demi-libéral, un être indécis toujours éloigné des extrêmes, et par conséquent se trouvant le second partout.

 

Quelle est la grande action qui ne soit pas un extrême au moment où on l’entreprend ? C’est quand elle est accomplie qu’elle semble possible aux êtres du commun. Oui, c’est l’amour avec tous ses miracles qui va régner dans mon cœur ; je le sens au feu qui m’anime. Le ciel me devait cette faveur. Il n’aura pas en vain accumulé sur un seul être tous les avantages. Mon bonheur sera digne de moi. Chacune de mes journées ne ressemblera pas froidement à celle de la veille. Il y a déjà de la grandeur et de l’audace à oser aimer un homme placé si loin de moi par sa position sociale. Voyons : continuera-t-il à me mériter ? À la première faiblesse que je vois en lui, je l’abandonne. Une fille de ma naissance, et avec le caractère chevaleresque que l’on veut bien m’accorder (c’était un mot de son père), ne doit pas se conduire comme une sotte.

 

N’est-ce pas là le rôle que je jouerais si j’aimais le marquis de Croisenois ? J’aurais une nouvelle édition du bonheur de mes cousines, que je méprise si complètement. Je sais d’avance tout ce que me dirait le pauvre marquis, tout ce que j’aurais à lui répondre. Qu’est-ce qu’un amour qui fait bâiller ? autant vaudrait être dévote. J’aurais une signature de contrat, comme celle de la cadette de mes cousines, où les grands-parents s’attendriraient, si pourtant ils n’avaient pas d’humeur à cause d’une dernière condition introduite la veille dans le contrat par le notaire de la partie adverse.


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